« Aujourd’hui, un boulanger qui vit à Aubervilliers sait exactement comment vérifier ses relevés de compte sur le Minitel. Peut-on dire la même chose d’un boulanger à New York ? » lançait le Président Jacques Chirac en 1997 afin de souligner la fierté française que fut le Minitel (Médium interactif par numérisation d’information téléphonique). Qu’on se le dise ce dernier reste dans l’imaginaire des Français l’un des symboles des années 1980 et 1990. Pourquoi une telle nostalgie alors qu’Internet règne partout en maître ?
Julien Mailland est professeur de télécommunications à l’Université de l’Indiana (Etats-Unis) et maintient également un musée virtuel du Minitel. Il nous en dit plus sur le Minitel, exception française (?)
En quoi le minitel fut-il une innovation française ? Quelles furent ses limites ?
Le minitel est à la fois le produit d’un contexte géopolitique global et de spécificités françaises. Dans les années 70, de très nombreux pays se dotent de bases de données en ligne, comme Telidon au Canada, Prestel au Royaume-Uni, et BTX en RFA. Dans ce sens, le minitel n’est qu’un exemple parmi d’autres. Mais le Minitel devient aussi une exception française avant l’heure : l’idée étant de contrer l’hégémonie américaine représentée par IBM et ses bases de données, comme le souligne le rapport Nora-Minc de 1978.[1] Une note des services du Premier ministre de l’époque précise que: ”si nous ne nous télématisons pas (et si nous n’en télématisons pas quelques autres), nous serons télématisés par plus coriace que nous.»
Le minitel est aussi une spécificité française car c’est le premier système à obtenir un pénétration a peu près totale auprès du grand public à l’échelle d’un pays – jusqu’au milieu des années 90, la France est le pays le plus connecté au monde.[2] Le facteur moteur – franco-français – est l’implication totale des PTT, qui construit la plate-forme Minitel, fournit un terminal gratuit à chaque titulaire d’une ligne téléphonique, et offre un business modèle clef en main aux entrepreneurs indépendants qui souhaitent fournir des contenus et services : le système kiosque, aux termes duquel les PTT recouvrent les consommations minitel auprès de l’utilisateur final et en reversent deux tiers aux fournisseurs de service – un modèle qui sera plus tard cloné dans les écosystèmes Apple iPhone et Google Play.
Ce qui a fait le succès du Minitel est peut-être aussi ce qui a précipité la fin de son cycle. Autant les services étaient fournis par des entrepreneurs privés, autant le cœur du réseau, et la création des spécifications techniques, relevaient de la mainmise de l’Etat. Cela a catalysé le lancement du réseau, mais lors de l’arrivée de « l’internet libre » le manque de réactivité de l’Etat pour faire évoluer Minitel, et les lourdeurs administratives imposées préalablement au raccordement d’un site Minitel, ont certainement créé un effet paralysant. A la fin des années 90, l’internet privatisé et sa killer app, le Web, permettaient plus de dynamisme, de créativité, et était beaucoup moins cher pour les utilisateurs, d’où un basculement massif d’une plate-forme a l’autre.
Achat en ligne, jeux, démarches administratives ou encore services de voyance. Le minitel répondait-il à une vraie attente des Français ou était-il perçu comme un simple nouveau gadget ?
Si attente il y avait, elle était cachée ! Certes, un nombre de visionnaires avaient bien compris l’utilité du système, et dans de très nombreux pays des systèmes concurrents étaient développés concomitamment. Mais Madame Michu n’avait pas d’attente en la matière. Une bonne partie de la presse, entre 1979 et 1983, présente donc le minitel comme un coûteux gadget. Mais du côté de la presse, en particulier de la presse régionale emmenée par Ouest-France, c’est également un grand exercice de mauvaise foi : il s’agit surtout d’essayer de tuer dans l’œuf un système qui vient mettre en péril la civilisation papier et son modèle de business.
Quel était le vrai business derrière le minitel rose ?
Il n’existe malheureusement pas de chiffres fiables sur les revenus du minitel rose, en particulier car les PTT, pour maintenir le coté présentable du système, minimisèrent son importance. Mais les experts sont d’accord pour dire qu’il s’agissait d’une source de revenus massif pour les PTT, et pour les entrepreneurs roses. Parmi ceux-ci, d’ingénieux jeunes qui quittent les bancs de la faculté pour se lancer dans le business, comme toute une génération ira, 10 ans plus tard, dans les « dot.com. » On pense en particulier à Xavier Niel, une légende du Minitel rose. Mais aussi beaucoup de grands groupes de presse, tel le Nouvel Obs. Car pour être vu, il faut dépenser beaucoup, et de plus en plus, en publicité, ce qui favorise la concentration des sites dans quelques mains.
Le minitel rose est aussi le média présent partout dans l’espace public (affiches). Permettait-il une plus grande tolérance pour la communication de la pornographie qu’aujourd’hui ?
Il faut d’abord préciser que les affiches de l’époque Minitel sont « ollé-ollé » mais pas pornographiques. Si elles sont parfois sujettes à controverse, surtout le la part de groupements familiaux conservateurs, elles sont effectivement en général bien acceptées et font partie du paysage. D’ailleurs, quand Charles Pasqua s’opposait vivement au minitel rose, son collègue Gérard Longuet (Ministre des PTT) le renvoyait dans les cordes en expliquant qu’on n’allait pas interdire les hôtels car il existe de la prostitution, ou les toilettes publiques car on y trouve des graffitis.[3] Quant à Philippe Séguin, alors Ministre des Affaires Sociales, il déclarait en 1987 dans un interview au magazine pour adultes Lui ne pas être du tout gêné par le spectacle de jeunes femmes donnant leur code d’accès Minitel sur des panneaux publicitaires.[4] C’est vrai qu’aujourd’hui, on ne voit pas de publicités pour des sites pornographiques dans les rues, et les affiches type « sugardaddy » font scandale.[5] En même temps, n’importe qui, majeur ou mineur, peut trouver des vidéos porno hardcore en quelques secondes, ce qui n’était pas le cas avec minitel – et encore une fois, les affiches étaient légères mais pas pornographiques.
Comment était perçu le minitel par le reste du monde ?
Il est difficile de généraliser les opinions des uns et des autres dans tel ou tel pays. Il est certain que dans beaucoup de pays, le Minitel est à l’époque l’objet d’intérêt, puisqu’il est le seul système videotex au monde à obtenir un tel niveau de pénétration alors que chaque état y va de son initiative, sans grand succès. Il est d’ailleurs clair que des visionnaires américains comme Al Gore avaient bien compris que laisser le développement des réseaux aux seules mains du secteur privé n’aboutiraient pas et que c’est la combinaison d’une impulsion publique et du génie privé qui aboutissent aux avancées en matière de réseaux de communication, comme ce fut le cas avec Minitel. Ce qui ne veut pas dire que le système français peut être vendu comme un clone à l’exportation, car les contextes réglementaires et de marché varient en fonction des pays. D’ailleurs, les tentatives répétées de France Telecom de vendre Minitel à l’étranger sont autant de faillites – par exemple, l’expérience de San Francisco, pourtant grassement financée, dure moins d’un an. Il y avait donc un intérêt, mais qui ne s’est jamais matérialisé en marchés industriels à l’exportation, ce qui n’est pas sans rappeler d’autres technologies françaises de pointe comme le standard vidéo SECAM ou le TGV.
Est-il vrai que le minitel a ralenti l’arrivée d’Internet sur le marché français ?
Il n’existe pas de données scientifiques concluant à un ralentissement massif. L’internet a peut-être été un peu plus lent au démarrage en France car il a fallu basculer les usages d’une plate-forme à l’autre, car France Telecom s’est accrochée à la poule aux œufs d’or, mais également car la pénétration des PC dans les foyers était relativement basse : 15% en France en 1995 contre 33% aux Etats-Unis. Mais la France est également, vers cette période, en avance, en termes de taux de pénétration internet, sur d’autres pays européens comme l’Italie ou l’Espagne. Si retard il y a sur d’autres pays Européens, il n’est pas significatif et ne dure pas longtemps. Il faut aussi signaler que minitel a permis l’émergence d’un savoir-faire digital français reconnu jusque dans la Silicon Valley, à une époque où la Vallée n’en était qu’à ses balbutiements en matière d’internet commercial. De nombreux minitelistes ont fait des fortunes dans l’internet, que ça soit dans la Vallée ou en France avec des entrepreneurs comme Xavier Niel ou Jean-David Blanc.
Selon vous, le minitel a-t-il un avenir ?
Merci pour cette question provocatrice ! Le réseau officiel est fermé depuis 2012. Le minitel continue toutefois de vivre de plusieurs façons. De nombreux hackers, jeunes et moins-jeunes, ont remis en service d’anciens sites qui sont accessibles depuis n’importe quel terminal minitel par le réseau téléphonique commuté (la bonne vieille prise France Telecom). Un annuaire électronique accessible par minitel a été recréé. De nouveaux serveurs ont vu le jour. Et un certain nombre de hackers en France et aux Etats-Unis ont créé des passerelles minitel/internet, y compris dans une école d’informatique toulousaine qui permet ainsi à ses étudiants d’expérimenter. Sur un plan théorique, l’expérience Minitel est une bonne étude de cas sur plusieurs thèmes importants dans le cadre d’une réflexion sur la gouvernance des plateformes type facebook et sur la neutralité du net : qu’impliquent des systèmes ouverts, fermés, et hybrides ; qu’est-ce qu’une bonne intervention publique en matière de soutien à l’innovation digitale, et concomitamment, de protection des libertés fondamentales ? Le Minitel a donc un vrai avenir, dans le cadre d’une réflexion de fond sur les politiques d’internet, comme nous le soutenons dans notre ouvrage Minitel : Welcome to the Internet (MIT Press, 2017)
Pour en savoir plus :
Le livre en Anglais de Julien Mailland et de Kevin Driscoll « Minitel : Welcome to the Internet »(MIT Press, 2017)
https://www.amazon.fr/Minitel-Welcome-Internet-Julien-Mailland/dp/0262036223
[1] Simon Nora & Alain Minc, L’informatisation de la société (1978)
[2] James Gillies and Robert Cailliau, How the Web Was Born (New York : Oxford
University Press, 2000), 111.
[3] Gérard Longuet, interview par Libération, cité dans Miguel Mennig,
L’indispensable pour Minitel (Paris: Marabout, 1987), 21.
[4] Philippe Séguin, interview par Yves Mourousi, La Revue du Minitel, no. 11, Juin
1987, 13.
[5] http://www.bfmtv.com/societe/des-etudiantes-avec-un-sugar-daddy-l-affiche-polemique-circule-dans-paris-1286414.html