Le Marquis de Sade n’en finit pas de déchaîner les passions car il a le talent de l’écrit et le sulfureux dans le contenu. Pour mieux comprendre ce qui choque et passionne, nous nous sommes entretenus avec Marie-Paule Farina, professeur de philosophie, qui a publié en 2012 un essai graphique chez Max Milo Comprendre Sade, a participé au film de Marlies Demeulandre Sade, monstre des Lumières et publié en juin 2016 Sade et ses femmes, Correspondance et Journal (éd. François Bourin)
Depuis des siècles, ses œuvres, sa psychologie, ses crimes ont été étudiés par un nombre incalculable de chercheurs et d’intellectuels. Qu’est-ce qui vous intéresse chez le marquis de Sade ?
Depuis des siècles Sade a une réputation, mauvaise, très mauvaise, cette réputation a précédé l’écriture de l’œuvre. Qui n’a entendu parler du jeune Sade fouettant des prostituées à Marseille, leur distribuant des bonbons aux cantharides ou blasphémant et découpant des boutonnières dans la chair de Rose Keller à Paris? Qui n’a entendu parler de Sade enfermé 13 ans à Vincennes puis à la Bastille par lettre de cachet de sa belle-mère et libéré en 1790 quand la Révolution supprime les lettres de cachet ? Bourreau ? victime ? cette réputation enflamme l’imagination. On accuse Sade, on défend Sade mais qui lit Sade ? peu de monde.
Que tout le monde ait entendu parler de Sade, j’en conviens mais si ses romans anonymes, écrits ne l’oublions pas sous la Révolution ont été les best-sellers de l’époque, dès 1800 Sade est arrêté chez son éditeur le manuscrit de Juliette à la main et enfermé jusqu’à sa mort en 1814 sans le moindre jugement non pour ses actes mais pour ses écrits. Pendant tout le XIXe et toute la première moitié du XXe ses romans circuleront sous le manteau, leur apparition sur les rayons des libraires est récente et leur étude par des universitaires l’est encore plus et reste très marginale.
Ce qui m’intéresse chez Sade ? d’abord, son œuvre, et avant tout, son œuvre de romancier. « Justine » et « Juliette » mélangent pornographie et philosophie d’une manière absolument unique et qui est la marque de fabrique sadienne. Flaubert disait qu’il avait appris le grotesque chez Sade et je le suis tout à fait sur ce point, j’aime Sade parce qu’il me fait rire et c’est parce que l’œuvre m’a fait rire que je suis allée voir d’un peu plus près l’homme Sade, que j’ai lu ses lettres et que j’ai admiré le courage d’un homme qui à défaut de pouvoir lutter contre sa réputation en a joué tout à fait consciemment. Très souvent dans ses romans, surtout dans Juliette, mon préféré, quand il raconte des abominations, il dit en note : je peins d’après nature, croyez-moi… et ça marche ! les orgies les plus incroyables, les postures les plus impossibles, les rencontres les plus improbables et les plus rocambolesques deviennent des peintures « réalistes » et les bourreaux, les vrais de vrais de l’Histoire, paraissent à côté de lui des doublures et c’est sur son nom Sade, que l’on fabrique l’adjectif sadique, que rêver de plus quand on est romancier et qu’on fait profession de raconter des fariboles? quel plus bel hommage rendre à la littérature ? Nous avons encore aujourd’hui plus peur des mots que des actes. Faut-il rappeler que Sade n’a jamais tué personne ?
Quelles étaient les relations du marquis avec les femmes ? Sa pensée est-elle en adéquation avec ce qu’on appelle aujourd’hui le « sadisme » ?
Pour répondre à cette question j’ai publié un livre « Sade et ses femmes » limitant ainsi d’emblée mon propos. Un livre de correspondance comportant des lettres de Sade mais aussi des lettres à Sade car, peut-être, avant de défendre « les femmes » est-il important de leur donner la parole et de voir comment sa femme, ses amies s’adressaient à lui. Je me permettrai de citer la conclusion de mon livre :
« Sade a souvent préféré, à sa femme et même à l’amour de sa vie, sa belle-sœur, un abbé, ses valets Latour et La Jeunesse, pour lui rendre quelques « services ». Peut-être même, ses contre-performances sexuelles le condamnaient-elles, pour éprouver quelque plaisir, aux relations tarifées ou aux prémisses qui, à l’époque, étaient sur le marché. Est-ce acceptable ou non ?
Force est de constater que Sade s’il dissimule ne ment jamais. De cette sexualité parallèle, sa femme, sa belle-sœur, Milli Rousset, plus tard, sa compagne Constance, sont parfaitement au courant, ce qui ne les empêche pas de l’aimer sans réserves et tel qu’il est. Comment cela est-il possible ? Je n’en sais rien mais il est sûr que s’il y a dans la vie de Sade, deux sorcières qui vont le poursuivre de leur « cagotisme infâme » et se repaître de ses souffrances, sa belle-mère et la belle-mère de son fils, il y a aussi, tout du long, des femmes qui, au contraire, vont tout faire pour le protéger, le divertir, le servir et cela, simplement, parce qu’elles l’aimaient et le trouvaient aimable.
« J’écrirais sur la tête d’un teigneux pour vous dire que je vous aime. On peut vous faire cet aveu sans danger, n’est-ce pas ? » lui écrit Milli, son amie provençale, dans son style inimitable
Aujourd’hui quel danger peut présenter le fait d’aimer Sade et de l’avouer ? aucun, en tout cas de la part de Sade, alors, un conseil et j’en termine :
Femmes, lisez Sade de toute urgence, un homme tendre qui fait, le sourire aux lèvres, l’apologie du vice, ça libère dans un éclat de rire des hommes noirs qui, le couteau à la main, font l’apologie de la vertu. Quelle douce et nécessaire thérapie de la naïveté féminine ! » Alors le sadisme de Sade…
Avec « la philosophie dans le boudoir », « Justine », « Juliette », « les 120 journées de Sodome », qu’est-ce que Sade veut nous faire entendre et qui nous déstabilise encore aujourd’hui ?
Lire Sade malgré sa réputation et commencer par les 120 journées, c’est franchement un mauvais début car dans ce manuscrit écrit à la Bastille, perdu par Sade et qui sera édité pour la première fois au XXe siècle, Sade précise qu’il veut écrire le livre le plus immoral qui ait jamais été fait et il y réussit. L’aurait-il publié tel quel s’il ne l’avait pas perdu, rien de moins sûr.
Lire Sade pour sa réputation et commencer par son théâtre, par « Aline et Valcour », par « les crimes de l’amour », par tous les textes qu’il publie sous son nom pendant la Révolution ou par ses contes et fabliaux, par « la marquise de Gange », c’est à coup sûr, se conforter à bon compte dans l’idée que ce qui choquait au XVIIIe ne choque plus aujourd’hui car ce que la réputation de Sade ne dit pas c’est qu’au moment où à Vincennes Sade commence à écrire, à écrire vraiment, il va le faire sans discontinuer, sans se laisser arrêter par quelque obstacle que ce soit, il va toucher à tous les genres littéraires des plus nobles aux plus exclus. Aujourd’hui tous ces textes sont publiés sous le nom de Sade, rien ne permet au lecteur de savoir à l’avance s’il va lire une œuvre « de bon ton » ou une œuvre « poivrée ». Pourtant, en 1791, Sade prévient son ami et avocat d’Aix, Reinaud :
« On imprime actuellement un roman de moi, mais trop immoral pour être envoyé à un
homme aussi sage, aussi pieux et aussi décent que vous. J’avais besoin d’argent, mon imprimeur me le demandait bien poivré, et je le lui ai fait capable d’empester le diable. On l’appelle Justine ou les malheurs de la vertu.[1] Brûlez-le et ne le lisez point si par hasard il vous tombe sous la main. Je le renie, mais vous aurez bientôt le roman philosophique, que je ne manquerai certainement pas de vous envoyer… »
Certains commentateurs aujourd’hui prennent au pied de la lettre cette affirmation de Sade et pensent que les passages pornographiques de son œuvre romanesque anonyme ne sont là que pour correspondre aux goûts de lecteurs imbéciles et pour lui permettre de développer ce à quoi il tient le plus : sa philosophie. Pour moi, c’est une lecture erronée de l’œuvre qui tente encore et toujours de la « lisser », de la rendre « raisonnable », « acceptable », alors qu’elle ne prend sens et force que par ce mélange, impossible et capable aujourd’hui comme hier « d’empester le diable », du genre le plus « bas » : la pornographie, et du genre le plus « haut » : la philosophie.
« Ceux qui croient en Dieu, je les envoie au diable » dit la Durand, la grande maquerelle, l’amie de Juliette et je crois que c’est ce que fait Sade. Si vous avez quelque certitude que ce soit, si vous appartenez à une chapelle quelle qu’elle soit, Sade va vraiment vous effrayer et vous envoyer au diable mais si vous aimez qu’on vous raconte des histoires d’ogres très, très noires pour vous distraire de toutes les horreurs, elles bien réelles, qui vous entourent, lisez Sade sans crainte, tout Sade, sous des formes différentes il dit toujours la même chose : ce qui caractérise les hommes de pouvoir sous tous les Régimes, c’est d’être comme le grand inquisiteur d’Aline et Valcour : don Crispe Barbaribos de Torturentia, barbares qui torturent, bien sûr, mais que l’on reconnait au fait qu’ils sont tous, avant tout, « Crispe » qui ne rient ni ne sourient jamais, hommes noirs et secs, horribles pisse-froids et scatophages identiques à ceux dont parle Rabelais et qu’il définit :« « scatophages : mâches-merdes vivant d’excréments. Ainsi est d’Aristophane nommé Esculape en moquerie commune à tous médecins. »
Retrouve-t-on des femmes fortes dans ses œuvres et pas seulement des victimes?
Juliette, bien sûr, « la Française », « la démocrate » qui va voir le pape pour apprendre de lui quelque recette de despotisme, Juliette à qui tout réussit parce qu’elle sert les puissants. Mais ce qui oppose Justine et Juliette ce n’est pas la force de l’une et la faiblesse de l’autre, toutes les deux sont fortes, Sade compare Justine à un peuplier que le vent et la pluie courbent mais ne parviennent pas à rompre et qui pousse droit sans avoir besoin d’aucun tuteur. « Serais-je toujours la victime de ma candeur ? »… « – N’y a-t-il donc plus ni bonté ni bienfaisance parmi les hommes? demande-t-elle à Dubourg, le bourgeois qui tente de lui apprendre que l’on n’a rien sans contrepartie et qui lui répond : « – On en parle tant comment voulez-vous qu’il y en ait ? »
Qui sait si après avoir lu les apologies du crime et du vice faites par Sade nous n’aurons pas envie, pour changer un peu, d’être bienfaisants ? Depuis des siècles on pleure au théâtre sur l’infortune et en sortant du théâtre l’infortune réelle nous laisse les yeux secs, pourquoi ne pas tenter l’inverse : parler de vice et être bon ?
Léonore, dans « Aline et Valcour », la femme philosophe, suit le même trajet que Justine sans tomber dans aucun des pièges dans lesquels tombe Justine parce qu’elle ne cherche de l’aide que parmi les exclus de la société, parmi ceux qui ont la pire des réputations : brigands, bohémiens, acteurs, elle aussi est une femme forte.
Prisonnier sous l’Ancien Régime et les régimes successifs, provocateur face à Robespierre, détesté par Napoléon, que peut-on retenir du Marquis de Sade politique ? La pornographie était-elle une vraie force d’opposition face au pouvoir ?
Sade aimait beaucoup trop la vie et l’air libre pour être « provocateur » vis-à-vis de qui que ce soit pendant la Révolution. D’abord sous la Révolution il n’est plus ni marquis, ni de Sade, il est Sade, un homme de 50 ans, libéré en 1790 par la suppression des lettres de cachet et qui jouit, après 13 ans passés au donjon de Vincennes, à la Bastille et à Charenton, de sa liberté retrouvée. Quand Sade publie en 1791 son premier roman « Justine et les malheurs de la vertu », il vit avec Constance, sa nouvelle compagne (qui le restera jusqu’à sa mort) et il faut l’imaginer HEUREUX comme, dit-il, « un curé dans son presbytère ». Il remplit tous ses devoirs de « citoyen actif », assiste aux réunions, prend ses tours de garde, dans sa section, section de la place Vendôme qui deviendra la section des Piques, la section de Robespierre, il va même en être le rédacteur et appartenir à la commission des hôpitaux, il dit qu’il est « dans la Révolution jusqu’au col », mais jusqu’au col seulement, ce qui le fera emprisonner pour « modérantisme » pendant huit mois et condamner à mort par le Tribunal Révolutionnaire sous la Terreur. La mort de Robespierre le libère, c’est surtout pendant le Directoire qu’il écrit et le Consulat marquant un retour « moral » verra son arrestation comme « malade de la police » dans l’illégalité la plus complète, Napoléon en fera à 70 ans « un prisonnier d’Etat » et Louis XVIII arrivé au pouvoir ne changera rien au sort du vieux Sade. Si l’œuvre de Sade est politique et profondément contestataire c’est parce qu’elle montre que sous tous les discours « philosophiques », « religieux », se cachent des « passions » qu’ils tentent de justifier, sous toutes les causes même les plus « pures », surtout les plus « pures », se cachent des motivations bien impures. Du début à la fin une question est là comme un leit-motiv : de quel droit punir ? S’il y a un verbe que Sade déteste c’est le verbe « exécuter », vocabulaire d’exempt de police qu’il demande à sa femme de ne pas utiliser et c’est « la philosophie dans le boudoir » qui dit de la manière la plus claire quelle est la différence entre les tortures imaginées par Sade et celles réalisées par les hommes de pouvoir. Eugénie, Augustin, le chevalier, la marquise proposent les tortures les plus folles pour « punir » Mme de Mistival mais dit Dolmancé, l’homme de pouvoir, moi, j’adoucis l’arrêt mais la différence entre mon prononcé et le vôtre c’est que le vôtre était le fruit d’une mystification mordante alors que le mien va s’exécuter. Ce n’est pas la pornographie mais l’imagination, la mystification comique, le burlesque, le grotesque qui sont les oppositions les plus redoutables au despotisme des pouvoirs en place, quels qu’ils soient .
Apprécié par des auteurs tels que Flaubert, Baudelaire ou Apollinaire, publié par la Pléiade en 1990, s’agit-il de la vraie revanche du Marquis face à tous ses détracteurs ?
Dans son testament ce qu’il dit être important pour lui c’est de ne pas être oublié des quelques personnes qui l’aiment, je ne sais pas si, à part Flaubert et peut-être, Philippe Sollers beaucoup de monde aime ou a aimé Sade et l’a considéré comme l’un des plus grands romanciers français, aujourd’hui comme hier son succès est un succès de scandale.
Observez-vous une fascination, une simple curiosité ou un rejet du Marquis de Sade ?
Je répondrai que j’observe les trois mais que, pour l’instant, on ne peut pas dire que beaucoup de monde se soit réchauffé au foyer sadien et peu, en dehors de Flaubert qui l’appelait son « Vieux », en ont rêvé comme à un ami mort. Je crois que c’est cela qui aurait été pour Sade une revanche et je l’imagine bien écrivant comme Flaubert : « Chaque voix trouve son écho ! Je pense souvent avec attendrissement aux êtres inconnus, à naître, étrangers, etc., qui s’émeuvent ou s’émouvront des mêmes choses que moi. Un livre, cela vous crée une famille éternelle dans l’humanité. Tous ceux qui vivront de votre pensée, ce sont comme des enfants attablés à votre foyer.
Aussi quelle reconnaissance, j’ai, moi, pour ces pauvres vieux braves dont on se bourre à si large gueule, qu’il semble que l’on a connus, et auxquels on rêve comme à des amis morts. » (lettre à Louise Colet 25 mars 1854)
Sade reste à découvrir.
[1] Il n’existe aucun autre document où Sade reconnaisse qu’il est l’auteur de Justine.
Pour commander le livre « Sade et ses femmes »: https://www.bourin-editeur.fr/fr/books/sade-et-ses-femmes-correspondance-et-journal/424/