Au fil des années, l’artiste polonais Wojciech Siudmak a construit non pas un univers des univers personnels. Illustrations de romans de science-fiction, peintures, sculptures,… Tout laisse la place à l’imagination du spectateur. En plein milieu d’un environnement somptueux, les personnages font le lien entre humanité, nature et spiritualité.

Par son trait, Wojciech Siudmak a développé une poésie graphique unique. Artisan de l’imaginaire, il fut même l’illustrateur des romans d’Aldous Huxley, d’Isaac Asimov, de Philip K. Dick ou encore de la saga de Frank Herbert, « Dune ».

L’Institut polonais (6, quai d’Orléans – Paris) expose jusqu’au 28 mars 2025 les œuvres de Wojciech Siudmak. Une occasion d’explorer ses mondes graphiques uniques.

Entretien avec Wojciech Siudmak, créateur d’univers.

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Vous êtes né en 1942 en Pologne lors de la Seconde Guerre mondiale. Vous vivez dans un pays ravagé et vous connaissez la reconstruction. Ces années ont-elles été déterminantes pour votre carrière d’artiste ?
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Contrairement à des artistes qui ont été fascinés par le Mal, par la mort et la tragédie, je voulais au contraire me sortir des idées noires. Inconsciemment, j’étais à la recherche de la beauté, que la guerre a éliminé de notre vie. Sur mon chemin de l’école, dès que j’apercevais l’horreur, je tournais la tête et je m’accrochais à des images positives de la nature telles que les plantes, les insectes, ou les arbres. Je me souviens avoir vu souvent dans les rues dévastées par la guerre les vieillards. Un était sans jambes. Il se déplaçait à la force de ses bras et assis sur une caisse rudimentaire en bois avec des roulettes bancales. Terrifiant. Je dessinais le rêve pour m’échapper de cet enfer.
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En 1966, vous poursuivez aux Beaux-arts de Paris. Est-ce à ce moment-là que votre passion pour la France a commencé ?
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C’est arrivé bien plus tôt. Pour nous, jeunes élèves et étudiants polonais, Paris était le centre majeur des arts. Nous rêvions tous d’aller en France. Maintenant on rêve de New York. A mon arrivée à Paris, je me suis précipité dans les musées. Je n’arrivais pas à croire que l’instant était réel. Je touchais en cachette les tableaux.

J’aurais pu partir aux Etats-Unis et au Canada mais le destin et mon amour pour l’art « se sont mis d’accord » pour que je reste en France. Je n’ai aucun regret. Au contraire – j’ai fait un choix juste et puis c’est le destin.
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© Wojtek Siudmak

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Comment définissez-vous le réalisme fantastique ?

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C’est la manière de représenter des aspects inexistants de façon réaliste. Depuis les grottes de Lascaux, les ressentis fascinent les hommes. Le réalisme fantastique s’inspire à la fois du surréalisme et des avancées scientifiques. Le cosmos et ses nébuleuses sont une véritable fascination. Il y a des parallèles entre l’art et les sciences.

Le réalisme fantastique est aussi une réponse, une échappatoire à l’art abstrait et conceptuel. Je viens de l’abstraction mais j’y étais été très mal à l’aise, car c’est une expression qui ne me correspondait pas. Durant mes dix années d’études à Varsovie, je n’ai rien appris de la part de mes professeurs. Ils étaient déboussolés, médiocres et finalement inutiles.

De nos jours, le surréalisme fait fort heureusement son grand retour. Il est soutenu par l’exception, le talent, le génie et la splendeur de la dextérité. Voici les qualités qui ont été éliminées par les « avant-gardes » au profit de l’imagerie infantile, une philosophie banale et une rupture totale avec l’héritage de grand art.
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Vous vous intéressez au travail du graveur florentin Giovanni Bracelli (1584-1650). Était-ce une joie d’associer à la fois l’art de la Renaissance et la science-fiction ?
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Il a inspiré des artistes comme Dali, Magritte et Picasso. Ces derniers n’ont pourtant pas cité son nom comme source importante d’inspiration. Au fil des siècles, Bracelli a été volé et pillé sans respect nécessaire pour son génie. J’aime sa grande facilité d’associations d’idées et sa simplicité. Tout cela dégage une grande force. Ses constructions surréalistes sont très inspirantes.

La Renaissance c’est la recherche du grandiose de l’humanité. Léonard de Vinci a été le premier à refuser d’être payé comme un artisan. Il a exigé d’être considéré comme un artiste, c’est-à-dire un créateur, qui possède un don supérieur, une part divine. « La Création d’Adam » (1508-1512) de Michel-Ange est un très bel exemple. Dieu tend son bras pour donner l’étincelle de vie à Adam. Il donne et le premier homme reçoit. L’enveloppe, l’étoffe sous laquelle se regroupent Dieu et les anges forme en fait une coupe verticale du cerveau. En peignant ce mystère, Michel-Ange s’interroge sur le mystère de la création même. Il y a une part de divin chez l’artiste. Dans la maladresse du geste de la main humaine, il y a le génie artistique. L’intelligence artificielle peut rivaliser difficilement avec ce mystère. La complexité des couches picturales l’en empêche. J’ai récemment échangé avec des ingénieurs de Cracovie. Ils restent encore impressionnés par le don d’observation de Léonard de Vinci. Dans son dessin du courant d’eau son regard et son trait arrivaient à relever l’incessante vibration de l’eau. Son dessin et son regard étaient comme un véritable scanner.

Lorsque vous peignez ou dessinez la science-fiction, vous devez faire en sorte que ce soit cosmique et intemporel. Par conséquent, j’ai volontairement retiré les vêtements des personnages, car ils marquent une temporalité et une période précise. Par ce choix, je veux également développer des messages plus personnels plus universels.

Mon œuvre « La Femme sans ombres » regorge de secrets. Le rôle de l’artiste est de concevoir les messages et d’analyser la complexité de l’univers sans jamais trouver la réponse artistique satisfaisante.
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« De ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu » écrivait Goethe. Est-ce vos rêves ou votre quotidien qui vous inspirent ?
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Je l’ignore, car je me souviens très rarement de mes rêves. Je suis devenu un observateur très attentif et j’ai l’impression de rêver éveillé.

Les écoles des Beaux-arts oublient d’ailleurs d’enseigner le simple fait d’observer la nature. Un enfant ne peut comprendre son environnement qu’en le dessinant. Heureusement je vois des évolutions dans l’enseignement. Je pense qu’en France notamment, il y a des changements positifs et un vaste champ de liberté artistique disponible.
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© Wojtek Siudmak
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Quelle est la place des femmes dans votre art ?

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Ayant deux filles, je suis sensible à leur condition. Je ne comprends pas notamment pourquoi les femmes n’ont toujours pas un salaire égal aux hommes. Jeune étudiant à Varsovie, j’ai su capter des regards de femmes détruites par la guerre et la misère. Une jeune fille de mon âge n’avait déjà plus de dents car elle était rongée par les maladies et la malnutrition. Dès que je voyais un beau visage, je m’empressais de le dessiner, de garder ce miracle. Malgré le chaos, une certaine grâce pouvait apparaître. J’ai l’impression qu’elle est indestructible.

La femme peut nous apporter de la force, une autre forme de puissance et de la résistance. J’ai l’impression que certaines femmes par exemple : les sopranos ont une voix qui vient d’ailleurs, comme si c’était un écho venu du cosmos, quelque chose puissamment surnaturel. Pour mes vernissages, j’aime inviter les chanteuses d’opéra pour accompagner mes œuvres et pour s’élever intérieurement même si c’est juste pour quelques instants.
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Comment avez-vous réussi à retranscrire par le dessin « Dune » de Frank Herbert, une histoire de science-fiction aussi complexe ?
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Herbert est un écrivain génial, car avec ses mots, il est arrivé à transporter les lecteurs sur une autre planète et créer un autre monde. Pourtant, il a évité les descriptions trop précises. Les personnages, les machines ou les créatures sont finalement peu détaillés. Ce flou dans la description est une force, car elle donne la liberté au lecteur de pouvoir imaginer sa propre vision, sa version. Je trouve que ce cadeau est aussi un grand respect pour le monde intérieur de chaque lecteur.

Pour dessiner ou peindre les visions de « Dune », face à cette modestie de descriptions, j’ai fait le choix d’intégrer un style, une vision très personnelle, une sorte de dialogue avec l’auteur. Cela n’aurait pas été possible si j’avais travaillé directement avec l’éditeur américain. Il aurait imposé trop de règles à suivre. L’artiste ne peut s’épanouir qu’avec le plus de libertés possibles. Notre vaste culture européenne nous donne cette chance de s’exprimer et nous permet une grande liberté de l’interprétation.
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Qu’est-ce qui vous a inspiré le visage divin de Paul Atréides ?

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Je fonctionne toujours par instinct. A l’instar de Frank Herbert, je laisse toujours de la place à l’imagination du lecteur. Pour cette image, je voulais dessiner une apparition, comme un dieu qui apparaît dans le ciel au-dessus de la planète. Paul peut faire écho aux figures de la mythologie gréco-romaine mais cela va au-delà. J’ai renoué également avec la grande peinture de la Renaissance. Il fallait retranscrire une certaine puissance tout en laissant la place à l’imagination.

Il m’est arrivé de m’inspirer des visages de mes enfants ou de mon épouse. Parfois je m’inspire de visages que j’ai vu dans les trains ou les avions. Je me contente d’observer.
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La recherche des couleurs est-elle passionnante ?

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Oui car vous transportez le spectateur dans un climat. Les lumières de ma ville natale ou de Varsovie d’après-guerre étaient déprimantes. Je recherche des couleurs particulières. Dans mon travail, la couleur est un résumé de mon récit pictural et cela est non contrôlable. Une nuit, à l’âge de 12 ans, je me souviens m’être allongé dans la neige pour former un ange sur le sol. Je me suis alors mis à observer le ciel. J’étais subjugué par autant de beauté, de majesté et d’immensité. Je pouvais clairement voir les étoiles. Il y avait un flot intense de beauté céleste. J’ai été saisi par un indescriptible frisson froid. J’avais l’impression que les neutrinos qui traversent constamment notre corps ont propagé quelque chose en moi. J’étais comme un instrument qui subissait un réglage céleste J’avais l’impression d’être accordé à quelque chose de supérieur, à une harmonie, a un flot, qui avait un sens, une forme. J’étais très troublé par tout cela.

J’ai alors interrogé un de mes professeurs. Je voulais savoir ce qu’il y avait au-delà des étoiles. Le professeur me répondit sèchement : « Il n’y a rien ». Je ne pouvais pas accepter une telle réponse. J’ai alors commencé à m’intéresser aux étoiles et à la science. Depuis, je recherche sans cesse l’explication à ce voyage interstellaire à travers les images que produit mon imagination.
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Comment viennent les idées de vos compositions ?

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Elles se bousculent sans cesse. Je suis obligé de les retranscrire sur des carnets afin de ne pas les oublier. C’est comme une avalanche tranquille. Un mathématicien m’a raconté qu’il vivait la même chose que moi. Lui c’était les chiffres et les équations. Il faut sans cesse attraper les idées car elles ont un libre cours et à l’état d’embryon il est difficile de savoir quel potentiel elles enferment avant leur éclosion.
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C’est ainsi que vous avez eu l’idée du dessin du shai Hulud, créature gigantesque de « Dune » ?

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Je vois l’univers comme un être vivant. Il inspire et expire. J’ai pensé le shai hulud comme une représentation de l’humanité entière. Ce ver de sable porte en lui toute la masse humaine. Il est finalement plus proche de nous que nous pouvons l’imaginer.
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© Wojtek Siudmak

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Retrouvez-vous votre art dans les films de Denis Villeneuve ?

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Il a compris un univers pourtant très complexe. Nos recherches sont proches, malgré la différence des outils que nous utilisons. Ses films retranscrivent bien la beauté des paysages d’Arrakis, la complexité des personnages et la philosophie de « Dune ».

Villeneuve cite souvent les éléments de notre culture européenne dont il est élève et fan. Il n’oublie pas de citer ses références. Il parle de mon travail dans ces termes :

« Si personne n’a encore réussi à entrouvrir la porte du futur, l’œil de Wojtek Siudmak, lui, se pose sur le trou de sa serrure et observe curieux, des êtres divinisés évoluant dans un monde où le temps et l’espace ne répondent plus aux lois fondamentales.

Ce grand maître m’accompagne depuis que son homme du désert aux yeux bleus sur bleu m’a dévisagé. Je demeure depuis suspendu en équilibre entre deux mondes, le nôtre et le réel de Wojtek Siudmak. »

Denis Villeneuve
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Quelle est votre relation avec la sculpture ?

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Très tôt j’ai voulu sculpter comme Michel-Ange mais personne n’était capable de nous transmettre le savoir-faire nécessaire. L’abstrait a démoli totalement les talents et la technique. Nous n’étions pas capables de produire une œuvre correcte. On ne savait rien! A l’école des Beaux-arts, aucun enseignant ne nous transmettait les savoir-faire et les techniques, tout simplement car ils ne les avaient pas. Cet art s’éteint. Je remettais à plus tard mes probables réalisations car j’étais débordé par mon travail de peintre et de dessinateur. Cependant mon rêve persiste. Chaque tableau enfermait une sculpture, sous forme embryonnaire, qui attendait juste son éclosion. Il y a une quinzaine d’années j’ai trouvé le temps nécessaire et je me suis décidé de réaliser mes projets. C’est une aventure extraordinaire qui complète à la fois la peinture et le dessin. C’est un privilège de pouvoir sillonner les voies entre ces trois expressions artistiques qui se complètent miraculeusement, tout en amplifiant le pouvoir et les possibilités de chaque technique.
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© Wojtek Siudmak

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La science-fiction vous inspire toujours ?

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Elle fait partie de ma vie. C’est une manière de garder et de développer notre vision panoramique sur le monde et sur l’espace. Pour les grands scientifiques ou les hommes d’affaires, le fantastique et la science-fiction sont des voies indispensables pour l’ouverture d’esprit et comme a dit Napoléon Bonaparte « l’imagination est plus importante que la connaissance ». Il conclut d’ailleurs « L’imagination gouverne le monde ».
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© Wojtek Siudmak

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Toutes les images sont © Wojtek Siudmak

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