Trapéziste, modèle, muse puis peintre, Suzanne Valadon (1865-1938) a été une artiste totale. Jeune fille de la Butte Montmartre, elle semble pourtant destinée à rester ouvrière. C’est la passion du dessin qui va transporter Marie-Clémentine (son premier prénom) dans le monde des peintres de la fin du XIXème siècle. Tout d’abord « Maria », elle est enfin appelée Suzanne (cette baigneuse biblique) par Henri de Toulouse Lautrec. A partir de ce moment, Valadon devient une artiste passionnée côtoyant également Jean-Jacques Henner, Auguste Renoir ou Erik Satie. Son fils, Maurice Utrillo, suivra un parcours artistique similaire – donc cabossé.
Avec « Suzanne Valadon – Sans concession » (Editions Seghers – 2025), roman graphique, et au travers d’un documentaire pour Arte, la scénariste Flore Mongin et l’illustratrice Coline Naujalis retracent l’itinéraire hors norme d’une artiste d’une incroyable modernité, dont la vie apparaît comme une succession de frasques romanesques, de rencontres et de coups du sort.
Entretien avec les autrices à propos de Suzanne Valadon, peintre de Montmartre.
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Quand avez-vous découvert la vie et les œuvres de Suzanne Valadon ?
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Flore Mongin : Comme je le raconte dans le livre, j’ai découvert Suzanne Valadon à l’adolescence en empruntant dans la bibliothèque de ma mère une biographie de Jeanne Champion. J’ai tout de suite été fascinée par le personnage et notamment par le fait qu’il s’agissait d’une artiste ayant réussi à atteindre la reconnaissance de son vivant, à vivre de son art, sans pour autant connaître une fin tragique à l’instar d’autres artistes de son temps comme Camille Claudel.
Coline Naujalis : Il est dur pour moi de placer une date sur cette découverte, elle s’est faite en plusieurs étapes. J’aime beaucoup la peinture en général et j’avais déjà vu des tableaux de Suzanne Valadon il y a longtemps, certains m’étaient restés dans l’œil. Par contre j’ai découvert sa vie après avoir rencontré Flore, qui m’a approchée pour faire un projet sur Suzanne. J’ai lu sa biographie et après, j’ai cherché à tout voir et savoir de Suzanne Valadon, tellement je l’ai trouvée fascinante.
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« Suzanne Valadon – Sans concession » ne reproduit pas d’œuvres de l’artiste. Est-ce que ce fut une difficulté ou au contraire vous avez pu acquérir une grande liberté d’expression ?
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Coline Naujalis : Nous avons fait le choix effectivement de ne pas reproduire d’œuvre dans le livre, je pense que cela aurait fait une rupture dans la continuité du livre. Par contre, il était important de représenter certaines œuvres puisqu’elles font partie prenante de sa vie. Alors montrer son travail, c’était pour moi souvent l’occasion de montrer Suzanne en relation avec ses toiles, en train de travailler. Par exemple dans la page sur le lancement du filet, 1914, le cadrage est sur Suzanne, la toile dépasse « hors page », c’est ma façon de souligner la taille immense de cette œuvre. Enfin, plus simplement, j’ai aussi dessiné d’après certains de ses tableaux, l’exercice pour moi était alors de synthétiser ce que je vois, ne pas me laisser séduire par l’abondance de détail. Je ne commençais pas un dessin à l’encre de Chine et pinceau puis j’ai volontairement réduit ma palette et laissé des zones de papier non peintes, afin de suggérer plus que de montrer. On reconnaît l’œuvre, on en devine ses couleurs, et cela reste dans la continuité du livre. J’espère aussi que cela donnera envie au gens d’aller voir sa peinture en vrai.
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Comment se sont concentrées vos recherches à la fois littéraires et picturales ?
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Flore Mongin : Les recherches ont représenté une grande partie de mon travail, avant même de pouvoir me consacrer à l’écriture, il me fallait vérifier la véracité de chaque fait recouper et croiser et le peu d’informations de documents et d’archives qui existent sur Suzanne Valadon. J’ai eu la chance d’avoir accès aux archives du Musée national d’Art moderne, le centre Pompidou, qui possède un fond relativement important de textes, de photos, de manuscrits de documents en plus des différents tableaux et dessins de Suzanne Valadon. Cela a constitué une aide précieuse. Et pour le reste j’ai effectué beaucoup de recherches en ligne et dans différents ouvrages dont évidemment les biographies principales de Suzanne Valadon, celles de ses proches, des artistes qui l’ont entourée, des galeristes de l’époque Comme Berthe Weill.

Coline Naujalis : Flore s’est chargée de l’écriture, et moi des dessins. Ainsi, j’ai accumulé des centaines de dossiers d’images ! Je me suis plongé dans plein d’archives, déjà autour de Suzanne, ses peintures, ses dessins, ses gravures, et aussi les photos et trace écrite auxquelles nous avons eu accès notamment via le centre Pompidou. Après, j’ai regardé énormément de peintre contemporain de Suzanne à Montmartre, c’était l’occasion de voir les détails sur les modes vestimentaires, les lieux qu’elle fréquentait, les objets… Je pense notamment à Toulouse-Lautrec, Théophile Alexandre Steinlen, Jean-Louis Forain entre autres. Enfin, j’ai aussi beaucoup cherché Paris les cartes postales anciennes pour les lieux, il y a de vraies mines d’or. En ligne. J’ai aussi regardé du côté des archives des revues de presse de l’époque.
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Le peintre Pierre Puvis de Chavannes est-il selon vous un grand soutien pour Suzanne Valadon ou fut-il un obstacle selon vous ? (« Vous êtes modèle – pas artiste »)
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Flore Mongin : Quand Puvis de Chavannes décourage Suzanne Valadon sans même avoir vu son travail, et qu’il lui laisse entendre qu’il n’y a pas d’autres voix possibles, on peut imaginer ce qu’elle a dû ressentir face à ce mur de déterminisme social et misogyne. Mais on peut aussi imaginer au vu du tempérament de Suzanne Valadon que ces mots l’ont aussi incité à travailler encore plus pour prouver qu’elle était bien une artiste de valeur. Elle a passé toute sa vie à déconstruire le déterminisme social grâce à sa volonté et à sa personnalité.
Coline Naujalis : Je pense que la relation professionnelle en tant que modèle de Suzanne avec Puvis de Chavannes a été un enseignement ; puisque entièrement autodidacte Suzanne a “fait ses classes “ en observant les peintres qui la peignaient. Mais au de là de cet apprentissage qui s’est fait plus a l’insu de Puvis de Chavannes, celui-ci ne l’a pas soutenu et la même découragé de devenir peintre. Puvis de Chavannes était soucieux de conventions et ne pouvait imaginer voir son modèle s’affranchir et devenir peintre. Je ne pense pas que Puvis fut non plus un réel obstacle, ce fut une collaboration de ses débuts, par la suite Suzanne a su mieux s’entourer et trouver sa voix.
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Coline, vous avez également reproduit quelques œuvres d’Emile Bernard ou encore de Paul Gauguin. Vous avez dessiné les portraits de Van Gogh, de Toulouse Lautrec ou encore de Miquel Utrillo. Est-ce que ce fut une joie de les interpréter avec votre propre style ?
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Coline Naujalis : Passez outre l’intimidation de devoir rendre justice à ces œuvres, oui, ce fut un plaisir de dessiner d’après des peintres que j’ai longtemps regardé.
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Les femmes sont-elles des êtres à part pour Suzanne Valadon ?
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Coline Mongin : Je ne pense pas que Suzanne pensait dans ces termes. Suzanne a évolué dans un milieu très masculin qu’était la peinture au début du XXe siècle (même si toutefois sa galeriste, Berthe Weill était une femme.) plus tard dans sa carrière elle a été invitée a participer à l’exposition des FAM – Femmes Artistes Modernes, invitation qu’elle a d’abord déclinée. Suzanne était soucieuse d’être reconnue en tant que peintre et ne voulait pas que son genre la définisse. Elle avait peur que d’être étiqueter peintre femme lui nuise. Mais plus tard impressionnée par la qualité des œuvres proposées par les FAM elle a accepté d’y participer.
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Maurice Utrillo, le fils écorché, est-il un personnage qui a été difficile à aborder ?
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Flore Mongin : Maurice Utrillo adorait sa mère. Suzanne Valadon, malgré les épreuves que son fils lui a fait subir, est toujours restée à ses côtés, et d’une certaine manière elle l’a sauvé en lui enseignant la peinture. J’avais envie de recontextualiser leur relation à travers un prisme plus contemporain. A l’époque quand une femme avait un enfant à 18 ans, il était très rare qu’elle s’en occupe, Maurice souffrait sans doute d‘un syndrome du spectre autistique et Suzanne était support de famille pour sa mère et lui. Elle n’était pas la mauvaise mère qu’on a trop souvent décrite. C’est une femme de condition modeste qui s’est fait sa propre éducation intellectuelle et artistique et s’est bâtie une carrière tout en élevant avec sa mère un enfant difficile. Elle était et reste une femme très inspirante.
Coline Naujalis : Maurice Utrillo est un personnage important de la vie de Suzanne, c’est certains, avec Flore nous avons été soucieuses de parler de lui depuis la perspective de Suzanne. Le penchant tragique du parcours de Maurice a longtemps dominé la façon dont on parle de lui. Nous ne voulions pas tomber dans le pathos, mais plutôt parler des difficultés que cela a dû apporter à la vie de Suzanne. Aussi le fait que Suzanne l’a initié la peinture comme thérapie, est très intéressant. Souvent, par le passé, Suzanne était définie comme étant la mère d’Utrillo, le peintre maudit, alors que c’est vraiment une relation à double sens. Il n’y aurait pas de Maurice Utrillo sans Suzanne Valadon.
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Quelle est votre œuvre préférée de Suzanne Valadon ?
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Flore Mongin : “La Chambre bleue” et “Les deux sœurs”, deux œuvres d’une grande modernité.
Coline Naujalis : J’avais été très impressionnée par la chambre bleue la première fois que je l’ai vu, et je me demande toujours quels peuvent bien être les titres des livres représentés dans cette œuvre. Mais depuis mon investigation de la peinture de Suzanne, je suis fascinée par la peinture Victorine ou la tigresse, ses couleurs et son vert émeraude en particulier me parle particulièrement. Ils font selon moi un écho merveilleux au regard rêveur de Victorine.
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Qu’est-ce qui vous surprend encore chez Suzanne Valadon ?
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Coline Naujalis : Plus que de la surprise, c’est mon admiration qui est sans cesse renouvelée. J’ai deux enfants et un conjoint qui me soutient énormément dans mes projets, et pourtant, je trouve que c’est compliqué de réussir “à tout faire”. La charge mentale combinée a la fatigue des jeunes enfants s’additionne aux affres de la création artistique. Ainsi voir Suzanne qui a s’est accomplie dans une époque encore plus misogyne que la nôtre, alors qu’elle était fille mère et autodidacte tout cela sans le droit de vote, la sécurité sociale ni la machine à laver cela force mon respect. Voilà des fois quand tout patine pour moi, j’aime bien penser à elle.
Flore Mongin : Oui, ce qui est incroyable chez elle c’est cet accomplissement : s’être accomplie en tant qu’artiste, avoir peint plus de 450 tableaux, avoir atteint la reconnaissance et la célébrité à une époque profondément misogyne tout en ayant eu une vie de femme, d’amoureuse, et avoir été une mère présente. Mais j’aime par-dessus tout le fait qu’elle ait surtout assumé ses imperfections. Elle m’inspire car elle ne prétend pas être une sainte ou un modèle. A la fin de sa vie elle écrivait n’avoir : “jamais trahi ni abdiqué tout ce à quoi j’ai cru”. C’est un beau bilan, non ?
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