Les mythiques Blake & Mortimer sont irrémédiablement liés à leur créateur, Edgar P. Jacobs. Mais depuis 1996, auteurs et dessinateurs se succèdent pour donner vie aux héros britanniques. Après Ted Benoît et Jean Van Hamme, Yves Sente et André Juillard se lancent dans l’aventure Blake & Mortimer. « La Machination Voronov » (2000) est le premier volet d’une collaboration forte et passionnée. « Signé Olrik » (Editions Dargaud – 2024) est le 30ème tome et le dernier album dessiné par le regretté André Juillard.

Entretien avec le scénariste Yves Sente sur cette histoire-duo Blake & Mortimer.
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A quand remonte votre passion pour les aventures de Blake & Mortimer ?

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De la petite enfance. Avant même de savoir lire, j’avais découvert la bande dessinée avec Tintin. On m’offrait des livres lors de la Saint-Nicolas et on me lisait les histoires. J’empruntais aussi des bandes dessinées dans les bibliothèques.

J’ai lu mon premier album, « La Marque jaune » (1956) vers l’âge de 10 ans. Tout était différent : l’ambiance de la couverture, la densité des dessins, les couleurs, u peu effrayantes… En outre, les héros, Blake et Mortimer, étaient deux personnages qui avaient l’âge de mon père et non des jeunes garçons comme dans les autres bandes dessinées. Le texte prenait beaucoup de place et le vouvoiement était de rigueur. Il y avait une atmosphère beaucoup plus adulte.

Plus tard, j’ai appris qu’André Juillard et Jean Van Hamme avaient certes découvert les aventures de Blake et Mortimer plus tôt que moi mais avaient connu le même émerveillement.   
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En 2000, vous publiez « La Machination Voronov » avec le dessinateur André Juillard. Y’avait-il autant de joie que de pression ? Vous dites que vous étiez un débutant.
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En effet mais il n’y avait pas de pression. Etudiant, j’avais écrit des demi planches de bd pour des magazines locaux et des dessins de presse pour le Wall Street Journal Europe. Pour gagner de l’argent de poche, bien sûr, et surtout pour m’amuser. Au terme de mes études universitaire (droit et science politique), suite à une annonce des éditions du Lombard, j’ai travaillé dans le milieu de la bande dessinée en tant que directeur éditorial. J’ai pu ainsi rencontrer des dessinateurs que j’avais tant admiré dans mon enfance.

En 1996, les éditions Dargaud cherchaient un assistant pour le dessinateur Ted Benoît qui mettait plus de temps que prévu à achever « L’Etrange Rendez-Vous » (2001). On m’a demandé si je ne connaîtrais pas quelqu’un qui pourrait l’aider pour les décors. Pour tester les candidats, j’ai écrit deux planches inédites puis un synopsis à la manière d’Edgar P. Jacobs, l’auteur de Blake et Mortimer. Au final, Ted Benoît refuse l’idée d’avoir un assistant. Dargaud décide alors de former une nouvelle équipe. Inconscient, j’ai alors l’idée d’envoyer anonymement mon synopsis-test. Deux semaines plus tard, Didier Christmann, directeur éditorial de Dargaud Paris en charge de la gestion de la relance de Blake et Mortimer me dit que c’est exactement le type d’histoire recherché. Il ne s’attendait pas à que ce soit moi l’auteur. On envoie mon histoire à André Juillard qui s’enthousiasme à son tour et accepte de la dessiner. On ne se connaissait pas personnellement et nous nous sommes donc rencontrés lors du début du travail sur « La Machination Voronov ».

Tout a commencé comme un simple jeu mais si au départ, on m’avait demandé d’écrire sérieusement un scénario de Blake et Mortimer, je pense que j’aurais été tétanisé. Je n’avais jamais publié d’histoire complète de BD de ma vie.

« La Machination Voronov » a connu un certain succès au même titre que « L’Affaire Francis Blake » (1996) de Ted Benoît. Dargaud a alors été ok pour un nouvel album avec moi et André. Ce n’est qu’avec le succès qu’une certaine pression est apparue. Ne pas décevoir dans la durée! Vaste challenge…
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Les personnages devenaient-ils plus proches des auteurs et par conséquent plus éloignés d’Edgar P. Jacobs ou la règle était d’être le plus fidèle possible ?
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Pour être sincère, il y a un peu des deux. Dès le départ, Dargaud demandait d’être le plus fidèle possible aux règles et à l’univers de Jacobs. Il avait été également décidé de placer toutes les intrigues dans les années 50-60. Pour Jacobs, Blake et Mortimer vivaient à son époque. Pour les nouveaux auteurs, par contre, il s’agissait de transformer la série contemporaine de Jacobs en une série « historique » qui se déroule dans les années 5à (que je n’ai pas connues), le tout sans dénaturer les personnages et en réussissant à séduire un public des années 2000.

Cependant, comme pour la série XIII, on ne peut écrire des récits exactement comme Jacobs ou Jean Van Hamme les auraient écrits. Seuls ces derniers peuvent en être capables. Tout en respectant les codes, les nouveaux auteurs apportent inévitablement une touche littéraire ou graphique personnelle.

Pendant la réalisation de la première partie des « Sarcophages du 6ème continent » (2003), André m’avait envoyé la biographie de Blake et de Mortimer écrite par Jacobs lui-même. Beaucoup d’informations étaient données telles que leur cursus universitaire, leurs origines familiales, leurs goûts en matière de sport… C’était un matériel formidable pour nous car Jacobs n’avait jamais utilisé ces informations. J’ai alors eu l’idée d’intégrer dans « Les Sarcophages du 6ème continent » la rencontre entre Blake et Mortimer. Jacobs n’avait jamais montré ce moment. Blake et Mortimer se connaissent déjà dans « Le Secret de l’Espadon ». Hergé, quant à lui, avait illustré la rencontre entre Tintin et le capitaine Haddock, Tournesol, Nestor, la Castafiore…. On assiste aux rencontres de toute la famille hergéenne et cela donne beaucoup d’humanité à la série. Il manquait peut-être un peu de cela dans la série Blake et Mortimer. Avec André Juillard et l’éditeur, nous nous sommes dit qu’il y avait sans doute un petit manque à combler de ce côté-là.

Ainsi, avec André, à presque chaque nouvel album, nous avons ajouté des aspects du passé. Dans « Le Serment des Cinq Lords » (2012), on comprend mieux la personnalité de Francis Blake par exemple. En donnant un passé aux personnages, on ajoute une part d’humanité et de crédibilité à la psychologie des héros. C’est peut-être là que se situe de la manière la plus évidente la touche Sente/Juillard.
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De par son titre, sa couverture, son histoire, « Signé Olrik » est-il l’apothéose pour le colonel Olrik, génie du crime ?
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L’album voulait clairement recrédibiliser l’intelligence d’Olrik. S’il perd la partie à chaque fois, ce génie du crime risque de devenir de plus en plus ridicule. A ce moment-là, il n’y a plus de suspense dans les aventures de Blake et Mortimer. Dès le départ, on sait qui est le mauvais et on sait qu’il va perdre à la fin de l’histoire, quel intérêt pour le lecteur. Cela deviendrait du pastiche. Durant notre enfance, Olrik nous faisait peur. Il faut qu’il continue à faire peur au jeune lecteur de 2024, évidemment. Et pour cela, il doit être capable de vaincre nos héros. Provisoirement, en tout cas …

Avec André, nous avons décidé de donner plus de puissance à ce personnage. Par ailleurs, « Signé Olrik » nous a permis d’explorer la légende arthurienne. Peu de gens savent que le fourreau d’Excalibur donne l’immortalité à son propriétaire. Olrik conservant ce précieux objet à la fin de l’histoire est par conséquent impossible à éliminer de manière définitive. D’une certaine manière, nous expliquons par ce biais l’immortalité de ce personnage, ennemi juré de Blake et Mortimer.
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La part fantastique de l’album est-elle réelle ou laissez-vous intentionnellement des doutes ?

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Pour moi, le fantastique fait partie des codes de la série. Le moment fantastique le plus fort est certainement celui de la fin du « Mystère de la Grande pyramide » (1951). Blake et Mortimer, pris d’un sortilège, ont tout oublié de leur aventure. A part cette scène, Jacobs laisse souvent la part au doute.

Dans « Signé Olrik », on peut imaginer que la Dame du Lac de la légende arthurienne intervient. Mais Mortimer ne voit qu’une ombre. Est-ce que le prêtre a senti sa jambe s’alourdir ? La peur l’a-t-il fait délirer ? J’ignore moi-même s’il y a du fantastique dans cette histoire (rires).

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Quelles furent vos derniers échanges avec André Juillard ?

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Nous nous téléphonions régulièrement mais pas souvent. Une fois qu’il avait le scénario complet en main, André savait ce qu’il devait faire. Parfois, en cours de réalisation, il me posait des questions concernant l’histoire et n’hésitait à changer des détails afin de rendre les images toujours plus claires et impactantes. C’était un très grand professionnel qui savait toujours comment aller vers la perfection de la lisibilité et de l’efficacité.

En vrai gentleman, il ne se plaignait jamais de sa maladie. Je n’étais pas au courant de tout. Quand j’ai appris qu’André devait retourner une fois de plus à l’hôpital, cet été, je pensais que ce n’était pas trop grave. Qu’il allait surmonter cette épreuve une fois encore. Son épouse m’a alors donné de mauvaises nouvelles. André est décédé peu de temps après.

A la fin de chaque album, nous avions la tradition de voyager ensemble afin de nous inspirer pour le récit suivant. Nous sommes allés à Oxford, à Londres, à Liverpool. Avec « Signé Olrik », ce n’est malheureusement pas arrivé car le Covid a débarqué et nous ne pouvions pas attendre qu’il passe pour entamer le travail…
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Où souhaitez-vous emmener Blake et Mortimer à présent ?

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Ils ne nous ont jamais appartenus. Malgré la mort d’André, je reste au service de Blake et Mortimer. Le public en demande quel que soit le scénariste ou le dessinateur. J’écris à présent une nouvelle histoire. Quand je choisis un thème, les idées viennent ensuite. Le maître mot reste de surprendre.

Avec André, nous nous sommes amusés à enfermer à Olrik dans un sarcophage pendant toute l’histoire des « Sanctuaires du 6ème continent ». Pour « Le Sanctuaire de Gondwana » (2008), on échange les cerveaux de Mortimer et d’Olrik. Dans « Le Testament de Willam S. » (2016), Olrik restait en prison pendant tout le récit…Je vais continuer à essayer de dérouter et surprendre le public à chaque fois… tout en lui offrant ce qu’il attend (in)consciemment lors de chaque retrouvaille avec ses héros favoris.
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Cet entretien est dédié au grand dessinateur André Juillard, ami du Paratonnerre.

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