Au XIIème siècle, Richard Cœur de Lion, roi d’Angleterre, n’hésitait pas à comparer ses ennemis aux figures littéraires que sont Renart et Ysengrin. En d’autres termes à des renards et des loups – bêtes diaboliques au Moyen-Âge. La popularité de l’ensemble de récits que l’on appelle « Roman du Renart » dépassait donc les frontières du royaume de France. Comédie animale où des animaux agissent comme des êtes humains, ce chef d’œuvre en vers et en vieux français continue de plaire aux jeunes et au moins jeunes lecteurs.
« Le Roman de Renart » suit les aventures d’un goupil bien fourbe. Guet apens, poursuites et tournois, ce fameux Renart fait tout pour arriver à ses fins. Ces récits magnifiques sont également un véritable miroir des mentalités de la société médiévale.
Entretien avec Michel Pastoureau, grand enseignant-chercheur, historien médiéviste et des animaux.
Les histoires compilées dans le Roman de Renart sont-elles avant tout une observation de la nature et des mœurs humaines ?
Ce ne sont pas clairement des récits d’histoire naturelle. Il s’agit d’un ensemble de récits compilés rédigés par différents scribes et auteurs. Le Roman de Renart n’est pas vraiment une œuvre cohérente. Certains textes se suivent mais d’autres sont indépendants voire renouvellent le genre. Les récits sont écrits entre les années 1175 et 1250 soit durant plus de 70 ans. Pour l’historien des animaux et de la société rurale, le Roman de Renart est un véritable laboratoire.
Le Roman de Renart a de multiples auteurs anonymes. Retrouve-t-on tout de même un style similaire selon les histoires ?
On retrouve surtout les mêmes personnages. Ils gardent un caractère stable malgré la multitude des auteurs. Les romans arthuriens ont eux aussi cette similitude. En ver ou en prose, les chevaliers de la Table ronde gardent les mêmes caractères, la même généalogie, les mêmes amitiés et inimitiés et les mêmes parentés.
Les animaux du Roman de Renart restent les sujets du roi Noble. Les textes circulent admirablement malgré les distances géographiques. Un auteur en Champagne connaît les textes écrits par des auteurs vivant en Picardie ou en Normandie.
Les histoires devaient-elles être lues et écoutées en musique ?
La littérature au Moyen-Âge central avait en effet un accompagnement musical. Aux XIIème-XIIIème siècles, les textes sont lus à voix haute. Il n’y a pas de lecture individuelle. Un petit groupe de personnes écoutaient la lecture de la littérature profane.
Le Roman de Renart était-il écouté par des classes populaires ?
L’idée que la littérature populaire, contrairement à la littérature chevaleresque destinée à l’aristocratie, était accessible aux catégories les plus pauvres de la société, doit être abandonnée. Le Roman de Renart est une littérature savante voire très savante. Les auteurs et lecteurs sont des clercs cultivés et s’en amusaient. Le Roman de Renart fait parfois référence à des textes d’auteurs antiques tels qu’Ovide et Virgile. Des épopées et des chansons de gestes sont mêmes évoquées. Le Roman de Renart s’adresse à un public clérical même si le Clergé n’y est pas bien traité. Aucune classe de la société n’est d’ailleurs épargnée. Le Roman de Renart est une critique générale de la société médiévale. Sous déguisement animal, ce sont des écrits pessimistes à l’égard de l’espèce humaine.
Chantecler, Couart, Noble ou Bruyant – ces noms ont-ils pour but de simplifier l’intrigue et de souligner le caractère de chaque personnage ?
Les noms aident à repérer les différents personnages. Comme pour les Fables de La Fontaine, chaque personnage est un animal avec ses caractères, sa généalogie, sa personnalité et son archétype. Le lecteur s’adapte facilement à tous ces aspects. Les noms, pour la plupart, évoquent des traits du personnage soit physique ou moral. Le lion étant roi s’appelle Noble, le taureau est nommé Bruyant. En revanche, le goupil s’appelle Renart – nom de baptême humain.
Comment au fil des siècles le goupil, l’animal, finit par être appelé le renard ?
Le goupil est de l’ancien français. Cela vient du latin vulpes. Reinhard, quant à lui, est un prénom. Le succès des textes du Roman de Renart a permis que le nom renard soit en concurrence avec le terme goupil. Pendant plusieurs siècles, on emploie les deux mots. Ce n’est qu’au XVIIème siècle que l’appellation renard devient en français plus fréquent que goupil. Ce qui est étonnant c’est qu’à partir du XIXème siècle, goupil devient un nom propre et renard devient un nom commun. On parle des « Aventures de Maître Goupil ». En 1910, Louis Pergaud publie le beau recueil de nouvelles « De Goupil à Margot ». Goupil et Margot étant les noms propres du renard et de la pie.
Ysengrin est l’adversaire voire l’ennemi de Renart. Que représente ce loup ?
Il est la victime la plus ridicule du goupil. Il y a deux hypothèses à son sujet : A la fin du XIIème et au début du XIIIème siècle, la peur du loup est beaucoup moins forte dans les campagnes d’Occident. Par conséquent, l’animal aurait été ridiculisé dans les textes et les contes afin d’en atténuer les craintes. L’autre hypothèse est selon moi la bonne : Alors qu’au haut Moyen-Âge puis au XIVème siècle jusqu’au XIXème siècle, le loup terrorise les sociétés humaines, la peur de l’animal a disparu durant le Moyen-Âge central. Par conséquent, durant cette époque bénie, il est moqué. Le loup attaque certes les brebis mais ne dévore plus les femmes et les enfants. Au XIVème siècle et surtout au XVème siècle, les meutes vont réapparaître dans les villes. L’épisode de la Bête du Gévaudan au XVIIIème siècle prouve l’angoisse que provoque à nouveau cet animal.
Ysengrin devient malgré lui moine. Le Roman de Renart est-il une satire de la vie cléricale ?
Le Clergé au Moyen-Âge est un monde à la fois diversifié et abondant. Chez les réguliers, il y a les moines et les mendiants. Il y a les bénédictins, les cisterciens, les chartreux,… Tous sont en rivalité les uns avec les autres. La littérature médiévale l’atteste. Entre les réguliers et les séculiers, les tensions sont vives en particulier à la fin du XIIème siècle. Le monde monastique domine – la construction des églises en est la preuve : L’art roman est un art clairement monastique alors que l’art gothique est un art épiscopal. L’abbé était alors à l’époque plus important que l’évêque.
Le Roman de Renart critique certes le Clergé mais pas l’ensemble du Clergé. De plus, n’oublions pas que l’autodérision est un aspect typique du Moyen-Âge. Depuis 50 ans, les historiens ont relevé la notion d’ironie dans les romans de chevalerie. A l’époque médiévale, la figure de Lancelot est perçue comme totalement négative. Pour un lecteur moderne, ce n’est pas le cas.
Dans le Roman de Renart, tous les personnages, qu’ils soient des animaux ou des humains, ont tous des défauts.
La violence est très présente. Est-elle aussi ironique ?
Le Roman de Renart est à la fois une critique sociale et à la fois une dérision. L’ensemble des récits est une vision pessimiste de la société. Si l’animal représente des types humains, pour les auteurs, l’homme est mauvais. Les animaux sont justement utilisés afin de faire passer cette idée. Au fil du temps, les récits deviennent de plus en plus grinçants. Renart est un personnage qui devient particulièrement cynique et transgressif.
Les humains ne sont pas totalement absents du Roman de Renart. Ont-ils un rôle important dans cette comédie humaine ?
Ils se mélangent parfaitement avec les animaux et cela ne gêne en rien le lecteur. Les humains organisent tout le cadre spatial du Roman de Renart. L’ensemble des récits décrive merveilleusement la vie des campagnes au XIIème-XIIIème siècles. Les paysages sont très détaillés à tel point que cela nous permet de corriger notre vision contemporaine trop simpliste sur le milieu rural au Moyen-Âge central. Le Roman de Renart décrit des paysans assez aisés, une vie à la campagne assez agréable. Le XIIIème siècle connaît un essor économique et démographique Les conditions de vie sont loin d’être épouvantables. Ce sont les comportements moraux qui le sont pour les auteurs du Roman de Renart.
Il s’agit pourtant d’histoires pessimistes…
Oui car les animaux ont faim. La quête de la nourriture est une obsession dans Le Roman de Renart. Le goupil vole les vivres abondantes des paysans.
L’iconographie du recueil a-t-elle connu une certaine renommée ?
Il y a peu d’images. Les enluminures sont rares et souvent petites. Quelques sculptures ont illustré les histoires du Roman de Renart. L’iconographe révèle que les récits du Roman de Renart sont bien plus larges que ce qui nous est parvenu. Nous nous appuyons sur les écrits de scribes. L’oralité devait être considérable et a probablement permis que Renart devienne le nom commun du goupil. Cependant, au fil des siècles, ces récits oraux ont disparu. Nous avons avant tout perdu ce que nous appelons aujourd’hui le « théâtre vivant ». Jusqu’à la fin du Moyen Âge, le Roman de Renart était joué. Les romans arthuriens étaient également joués sous la forme de tournois et de fêtes.
Peu de romans de Chrétien de Troyes nous sont parvenus. Pourtant, nous pouvons constater une résonnance en Europe qui est considérable. Tout ce que l’auteur nous raconte va au-delà des sources écrites.
Renart est un personnage intelligent qui sort de situations périlleuses. Le lecteur ou celui qui écoute l’histoire doit-il s’identifier au goupil ?
S’identifier à Renart serait un terrible anachronisme. Au fil des siècles, il a été perçu comme une sorte de Robin des bois. Le dessin animé de Disney (1973) est le reflet de cette image.
A la fin du XIIème-XIIIème siècle, Renart est perçu comme un personnage négatif au même titre que ceux qui l’entourent. L’aspect satire sociale passe aussi par le goupil. Dans la vie des campagnes au Moyen Âge, il s’agit d’un animal diabolique. Il a le pelage roux, il se cache dans des terriers et vole les poules des paysans.
Le succès du Roman de Renart a-t-il détérioré l’image déjà négative du goupil ?
C’est l’image négative qui explique les défauts du personnage des récits. Les récits ne sont que le reflet de la pensée médiévale à propos du goupil. Ce sont les versions modernes voire très modernes du Roman de Renart qui ont valorisé le goupil. Les livres étant destiné à la jeunesse les traits du personnage s’inversent. Au Moyen-Âge, être rusé est un vice épouvantable alors que de nos jours, c’est presque une qualité.
En aucun cas, Renart était perçu au Moyen-Âge comme un séducteur ou comme un bon tricheur. C’est un personnage qui n’hésite pas à blasphémer. Les récits étaient de véritables leçons de morale. Le Roman de Fauvel (XIVème siècle), quant à lui, montre un roi-âne fourbe. Le vice triomphe de la vertu. Renart a préparé le terrain.
Le seul point positif dans les récits est le fait que Renart et Hermeline soient de bons parents. Cependant, les renardeaux se conduisent mal.
Le roi lion Noble est-il le personnage qui a l’image la moins détériorée ?
Il est en effet le personnage le plus épargné. Noble est au-dessus de la mêlée. Cependant, le roi n’arrive pas à apaiser les conflits. Il semble même être abusé par le comportement de Renart. Contrairement à Arthur qui est un roi mélancolique, Noble laisse faire.
Son épouse, Fière, est par contre très orgueilleuse.
A travers les siècles, le Roman de Renart a su influencer de nombreuses œuvres tels que les poèmes de Rutebeuf, les Fables de La Fontaine, les Contes de Grimm ou encore le film Disney « Robin des Bois ». L’œuvre est même toujours étudiée à l’école. Pourquoi un tel succès ?
Il s’agit de textes magnifiques. La langue et la versification méritent toujours d’être étudiées au même titre que les chansons de gestes et les romans de chevalerie. Le Roman de Renart est également une œuvre avec des animaux comme personnages principaux. Les enfants aiment ce type de récits. De plus, il est plus intéressant de lire les histoires de personnages plein de défauts plutôt que celles de héros parfaits. La popularité des romans de la Comtesse de Ségur peut s’expliquer par le fait qu’elle illustre un grand nombre de personnages épouvantables.
Dans le Roman de Renart, ce sont les rusés et les tricheurs qui triomphent.