Premier ministre entre 2002 et 2002, Jean-Pierre Raffarin est resté depuis une personnalité politique majeure. Issu du monde de l’entreprise et fortement lié depuis des dizaines d’années à l’Empire du Milieu, il devient même le représentant spécial du ministère des Affaires étrangères pour la Chine. Jean-Pierre Raffarin est également Président de la Fondation Perspective et Innovation. Les ponts entre les cultures doivent se construire en permanence.
Tous ces éléments montrent que l’ancien hôte de Matignon reste un grand observateur de la vie politique nationale et internationale.
Entretien [réalisé avant la guerre en Ukraine].
En 1976, vous effectuez une visite en Chine dirigée à l’époque par Deng Xiaoping. C’est un voyage qui vous marque et qui vous fait participer à la rédaction du livre « La Vie en jaune ». Qu’avez-vous retenu de cette rencontre avec la Chine populaire ?
J’y avais déjà mis le pied en 1971 en tant qu’étudiant. Nous avions bien entendu le droit d’aller à Hong-Kong mais nous ne pouvions mettre qu’un seul pied à Canton et à Macau. En 1976, ce fut en effet mon premier vrai séjour en Chine populaire. Le président Valéry Giscard d’Estaing n’a pu y aller. Les autorités chinoises ont donc invité son parti politique à venir à sa place. Il a été décidé que ce serait le mouvement de jeunes giscardiens qui allait faire le voyage. Nous avons passé 3 semaines passionnantes. C’était le temps de la Révolution culturelle. La Chine populaire était alors très grise avec une population très uniforme (vêtue de la même façon et exprimant le même discours). Les enfants dans les rues apportaient par contre de la couleur. Ils jouaient au ping-pong partout. Nous avons même joué avec certains sans jamais gagner.
Les Chinois avaient alors un certain intérêt pour les étrangers. Nous avons senti à l’époque que le pays avait un fort potentiel.
Est-ce votre sinophilie qui a plu au président Jacques Chirac alors que vous étiez un giscardien historique ?
Je suis entré en Chiraquie à l’occasion du match Chirac-Balladur. Balladur avait incorporé dans ces rangs des leaders de l’UDF tels que François Bayrou, Gérard Longuet ou François Léotard. En réaction à la fuite de la jeune génération UDF, Valéry Giscard d’Estaing a mobilisé des personnalités autour de lui comme Dominique Bussereau, Alain Madelin, Charles Millon et moi-même. Cette équipe a donc décidé de soutenir Jacques Chirac. C’est en tant que giscardien que je suis entré au premier gouvernement de son mandat entre 1995 et 1997. Mes relations avec le Président de la République ont alors été très bonnes. Des liens personnels se sont construits. Durant la période de cohabitation (1997-2002), j’ai même eu l’occasion de travailler avec lui pour gagner les nouvelles élections présidentielles. C’est par la voie giscardienne que je suis entré dans l’univers chiraquien.
En 2002, le Président à nouveau élu m’a proposé de devenir son Premier ministre.
C’est une longue marche.
Oui en effet. C’est un parcours singulier car je suis un des rares bilingues à parler à la fois le Giscard et le Chirac.
Alors que beaucoup d’hommes politiques se retrouvent dans la fonction publique après un échec électoral, vous êtes parfois revenu dans le monde de l’entreprise. Avez-vous choisi alors une certaine liberté d’action ?
C’est surtout un challenge. Quand c’est le temps des élections, votre famille peut s’inquiéter pour votre avenir en cas de défaite. C’est une prise de risque très stimulante.
Mon parcours n’est pas en tout cas majoritaire. Même si j’ai connu plus de victoires électorales que de défaites, j’ai choisi de retrouver un nouvel emploi. J’ai été une fois chez Jacques Vabre, une autre fois j’ai dirigé le bureau Bernard Krief communication. J’ai pu connaître l’alternance entre l’entreprise et la politique. J’étais d’ailleurs l’un des rares à avoir fait une école de commerce dans l’univers politique. Les choses ont changé. Valérie Pécresse ou François Hollande ont fait des études à Sciences po mais aussi à HEC.
En 2003, en pleine épidémie de SRAS, vous allez contre l’avis des médecins de Matignon à Pékin afin de prouver la solidarité française. Était-ce une évidence pour vous de faire ce voyage malgré les risques ?
C’était une nécessité. Valéry Giscard d’Estaing avait effectué un voyage en Chine quelques semaines auparavant. Il savait que je devais y aller à mon tour et m’a recommandé de ne pas l’annuler. Alors que tout son entourage était contre ce séjour, Chirac était également pour. Le fait que Chirac et Giscard d’Estaing soient enfin d’accord m’a incité à me rendre en Chine.
Nous étions convaincus que si une épidémie de grande échelle devait se propager, elle viendrait de Chine. Jacques Chirac m’a alors demandé d’aller voir la situation. J’ai été touché par les lettres que je recevais de la part de Français venant de Chine. Les vacances scolaires de février 2003 débutaient mais les grands-parents refusaient de recevoir les enfants vivant en Chine par peur d’être contaminés. Cela m’a ému. Les relations entre enfants et grands-parents sont très importantes dans l’univers familial. Je voulais être solidaire de la communauté française en Chine.
En accord avec le président Chirac, nous avons décidé d’acheter un grand nombre de masques chirurgicaux. Un rapport a également été demandé à l’Inspection générale de l’administration afin de pouvoir bien réagir en cas de grande pandémie. Nous avons également renforcé les liens scientifiques entre les institutions INSERM & Pasteur avec les autorités chinoises.
Dès 2003, par ces actions, nous étions conscients qu’un épisode comme celui que nous avons connu avec la Covid-19 pouvait arriver. Le Président Chirac avait été très clairvoyant à ce sujet.
Est-ce à ce moment-là que les Chinois vous ont donné le surnom de « La Fa Lan » (en mandarin « L’orchidée qui tire la loi ») ?
C’est à ce moment en effet que ce nom est arrivé dans la presse. J’ai reçu beaucoup de marques de respect de la part des Chinois. C’est un peuple fier et plus sensible aux gestes qu’aux discours. Un grand nombre de chefs d’Etat étrangers avaient annulé leur visite. Le Premier ministre français, quant à lui, avait par contre fait le voyage. J’ai pu obtenir une notoriété forte en Chine et les entreprises françaises ont pu en bénéficier.
Qu’importe les gouvernements, vous êtes toujours le lien entre la France et la Chine. Etes-vous devenu indispensable ?
Pas du tout. Il y a d’autres personnalités qui ont des liens forts avec la Chine. Il est important d’avoir des attitudes de bon négociateur avec la Chine. Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron m’ont tous confié des missions bénévoles afin de promouvoir les entreprises françaises en Chine. Au fil du temps, j’ai pu tisser les liens avec les autorités chinoises.
Cela rassure-t-elle la Chine d’avoir le même interlocuteur ?
La stabilité est un élément demandé par la Chine. Un ami est quelqu’un qui doit être prévisible. J’ai aujourd’hui plus de cinquante ans de liens avec la Chine. Les Chinois veulent avant tout être respectés.
En 2011, vous avez écrit avec votre épouse « Ce que la Chine nous a appris » (Mme. Raffarin a même appris le mandarin). La Chine populaire et vous c’est une grande histoire d’amitié [M. Raffarin a reçu la grande médaille de l’amitié] ?
Lorsque vous êtes invité à venir dans un pays étranger en tant que représentant d’un Etat, vous êtes bien accueilli. J’ai reçu en tout une vingtaine de décorations. Il s’agit un geste de respect de la part des autorités locales. L’ancienneté des relations est un atout considérable en Chine.
Ma mission actuelle pour les entreprises va prendre fin avec le quinquennat d’Emmanuel Macron. Nous verrons pour la suite. Avec la pandémie, nous connaissons de vraies difficultés sur le plan relationnel : il n’y a plus de contact personnel. La conversation par visio est privilégiée. Si vous souhaitez vous rendre en Chine, vous devez être en confinement pendant trois semaines. Mon action s’est par conséquent considérablement ralentie.
Les Jeux Olympiques d’Hiver à Pékin sont-ils une chance de renouveler les relations internationales ?
Les fortes tensions internationales restent très pesantes. Pékin est la première ville à avoir obtenu les Jeux Olympiques d’été et les Jeux Olympiques d’hiver. En plus des nouvelles technologies qui sont appliquées telles que la neige artificielle, il y a également la pandémie. La Chine maintient sa politique Zéro Covid. Les questions de sécurité sont dominantes voire prégnantes. Nous verrons prochainement ce que nous avons pu retenir de ces Jeux Olympiques en Chine.
Vous avez côtoyé Xi Jinping, président de la Chine populaire. Il fascine autant qu’il est craint. Comment peut-on percevoir ce leader ?
Xi Jinping est un phénomène nouveau car il s’agit d’un leader très exposé. La tradition chinoise veut que le dirigeant soit confidentiel voire secret. Pendant des siècles, il était enfermé dans la Cité interdite. Le chef n’agit pas – il fait agir les autres. Quand une délégation chinoise arrive en France, le premier qui vous sert la main n’est pas le chef même s’il est présent. La délégation le protège et il ne s’expose pas. Les prédécesseurs de Xi Jinping : Deng Xiaoping, Jiang Zemin ou Hu Jintao étaient des leaders discrets. Peu de personnes dans le reste du monde ne les connaissaient. Xi Jinping est par contre connu. Avec lui, pendant l’exposition universelle de Shanghai en 2010, la Chine a pris la décision de changer de leadership. Xi Jinping est personnellement exposé – il écrit des livres, il voyage et porte de grands sujets mondiaux comme les grandes routes de la soie et les importations de Shanghai. Il faut néanmoins relativiser : Ce virage de leadership a été décidé par le Parti communiste chinois. Xi Jinping est finalement le produit de cette stratégie. C’est la dictature du parti et de l’administration qui a le contrôle.
Xi Jinping est à la fois un prince rouge et une ancienne victime de la Révolution culturelle. Il est enraciné dans la culture chinoise et dans la culture du parti communiste. En Chine, le collectif prime. En France, nous avons une culture de la personne. En Chine, il y a une culture du groupe. Par conséquent, le leadership de Xi Jinping est à la fois personnel et fortement lié au parti.
La politique doit-elle s’inspirer davantage du leadership de l’entreprise ou y’a-t-il tout de même des limites ?
La culture du chef politique et la culture du chef d’entreprise ont des divergences très importantes. Peu d’hommes politiques disent non. En entreprise, vous vous devez d’être exigeant et innovant. Par conséquent, le chef d’entreprise doit dire souvent non car il est dans la culture du parcours. En politique, les choses sont très différentes. Le citoyen regarde la télévision le soir et va décider à ce moment-là s’il va voter pour vous ou contre vous. Pour le politique, ce qui compte ce n’est pas ce que pense le citoyen aujourd’hui mais ce qu’il va penser au moment des élections. Cette logique de rendez-vous est complexe. Le chef d’entreprise est plus rationnel car il est dans une culture de hiérarchie. En politique, vous êtes dans le rapport de forces constant. En tant que ministre, vous êtes légitime parce que vous êtes également lié à un territoire qui doit être représenté au gouvernement. Le directeur aux ressources humaines est hiérarchique par rapport au directeur général – ce n’est pas le cas entre le député et le Premier ministre – en politique, vous devez convaincre en permanence.
La vie politique doit se regénérer et sans doute doit s’inspirer des règles du management et l’expérience entrepreneuriale. Je pense aux ressources humaines et à la gestion financière. Le social va plus vite que le politique. Sur les questions comme la transition écologique, numérique et de parité, l’entreprise va plus vite que la loi.
Vous avez été l’un des Premiers ministres qui a duré le plus longtemps durant la Vème République. Gouverner à Matignon a-t-elle été une belle expérience pour vous ?
Je ne dirais pas « belle » mais ce fut la plus grande des charges que j’ai pu exercer. La plus belle expérience fut pour moi la présidence de la région Poitou-Charentes. J’étais davantage dans le concret et dans le lien direct avec la population. Les sujets étaient tout de même moins graves qu’à Matignon. J’ai été 18 ans dans l’exécutif de la présidence de région, ce fut de grands moments de bonheur. Lorsque vous êtes Premier ministre, vous avez l’impression d’être à bord d’une Formule 1. A Matignon, une bonne nouvelle ne dure pas plus d’un ¼ d’heure. Rapidement, une mauvaise comme un accident d’autobus ou un mort au combat en Afghanistan arrive. Vous devez profiter de la moindre bonne nouvelle. Je suis sorti épuisé et essoré de Matignon. J’avais demandé de partir 6 mois auparavant mon départ car je commençais à avoir des problèmes de santé. La pression était immense.
Cependant, j’ai eu la chance d’avoir un président de la République très attentif à son Premier ministre. J’échangeais beaucoup avec Jacques Chirac. Le meilleur moment de la semaine arrivait le mercredi matin lorsque je m’entretenais avec le Président de la République avant le conseil des ministres. J’apportais des problèmes et, lui, donnait des solutions. Un bon chef ce n’est pas celui qui vous fait peur. Jacques Chirac était affectueux avec moi et cela me donnait de la force.
Etiez-vous un Premier ministre giscardien sous la présidence de Jacques Chirac ?
J’ai convaincu le Président sur des thèmes giscardiens comme la décentralisation. Pour être franc, je m’entendais très bien avec Jacques Chirac car nous nous faisions mutuellement confiance.
Vous êtes connu pour votre goût du marketing et de l’accroche. Y’a-t-il une part d’héritage vis-à-vis de votre père ? Secrétaire d’Etat à l’Agriculture (1954-1955) dans le gouvernement de Pierre Mendès France, Jean Raffarin avait recommandé la consommation d’un verre de lait quotidien dans les écoles primaires françaises.
Mon père était une force de la nature. Néanmoins à cause de graves problèmes de santé, il n’a pas pu faire d’études et est entré dans une coopérative agricole dans la Vienne. Mon père est ensuite devenu le président des coopératives agricoles. Champion du calcul mental, il est devenu député-membre de la commission des finances. Mendes France l’a vite repéré.
Mon père les productions et était attentif avant beaucoup sur les questions de santé. Jean Raffarin tenait à améliorer les conditions de vie à la ferme. Après avoir connu un certain nombre de décès dû à de mauvais produits, la Chine reconnaît d’ailleurs la grande qualité du lait français. Nos agriculteurs sont à présent diplômés et soucieux de produire un excellent lait.
Fondée en 1989 par René Monory, personnalité politique de la Vienne, la Fondation Prospective et Innovation garde avec vous un lien avec la vie locale. S’agit-il d’un élément moteur pour se lancer dans le reste du monde ?
C’est en tout cas un élément nécessaire pour la vie publique. Le local est le laboratoire de chaque leader. Il n’y a pas de sens politique si vous n’avez pas derrière un territoire et des visages. Le local vous permet de vous enraciner dans le concret. A la sortie d’une école ou dans un petit club de foot, vous êtes dans la cohésion nationale. Je n’ai pas peur de la culture des autres car je connais la mienne. Avec le philosophe François Jullien, je rappelle souvent que la France a des racines latines et chrétiennes. Nous ne craignons pourtant pas la culture chinoise.
Malgré les tensions nationales et internationales, la cohésion sociale doit rester fondamentale. Quand la violence avance, la politique recule. Un homme politique déraciné est un homme politique dangereux.
Vous avez soutenu des projets français en lien avec la Chine comme par exemple le film « Astérix et Obélix : L’Empire du Milieu » de Guillaume Canet. Avec ces liens culturels, voulez-vous faire rêver la Chine ?
Je n’ai pas cette prétention mais je constate que le peuple chinois est sensible aux relations humaines et à la communication non-verbale. Les Chinois perçoivent qu’une personne, malgré ses propos élogieux, ne les apprécient pas. Ils mesurent la sincérité grâce à la communication non-verbale. De grands pianistes ou de grands poètes sont aujourd’hui chinois. François Jullien parle d’«écarts » entre nos sociétés occidentales et la société chinoise. Nous réfléchissons à la Descartes : un moteur à trois temps (une thèse, une antithèse, une synthèse). En Chine, il y a un moteur à deux temps (le yin et le yang). On fait vivre les contraires sans automatiquement les soumettre.
L’analyse des écarts est primordiale. J’apprécie le projet de Guillaume Canet qui mêle bande dessinée et cinéma car il est également réservé au peuple chinois. Je souhaite par conséquent un grand succès à cette nouvelle aventure d’Astérix ici et en Orient.
Après la pandémie, le lien avec le Chine sera-t-il renforcé ?
Les tensions entre la Chine et les Etats-Unis vont perdurer. Il s’agit d’un combat entre le le challenger et le leader mondial. Je ne vois pas ce schéma changer prochainement. De plus, les cultures entre les deux puissances sont diamétralement opposées. La confrontation peut alors devenir brutale. Il faut une nouvelle gouvernance mondiale en s’apprivoisant mutuellement. Le système multilatéral né après la Seconde Guerre mondiale a fait son âge. Les Etats-Unis et la Chine doivent modeler cette nouvelle gouvernance internationale ensemble. Le monde d’aujourd’hui connaît de plus en plus d’affrontements car les tensions sont trop vives. La course aux armements est très préoccupante. L’Ukraine est un bon exemple d’équilibre à trouver. Le pays doit avoir son indépendance entre la Russie et l’Europe.
Photo de couverture et dernière photo : © Brieuc CUDENNEC