Il y a 150 ans, les combats faisaient rage entre l’armée impériale française et à la coalition d’Etats allemands dirigée par la Prusse. Première des trois guerres franco-allemandes et matrice des deux suivantes, la guerre de 1870-1871 est bien souvent mise de côté. Le nombre de victimes françaises et allemandes se compte pourtant en plus d’une centaine de milliers. L’étude de l’expérience des soldats prussiens a également été ignorée par l’historiographie française. Ils sont pourtant les bâtisseurs de l’unité allemande que le Chancelier Otto Von Bismarck avait promis de fonder « par le feu et par le sang » si nécessaire. Quel fut le vécu des soldats prussiens ? leur vision de la France, des Français et la Commune ? Entretien avec Jean-Louis Spieser, professeur de lettres, et Thierry Fuchslock, professeur agrégé d’histoire-géographie à Colmar, auteurs du livre « Lettres à Elise- Une histoire de la guerre de 1870-1871 à travers la correspondance de soldats prussiens ».

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Pour quelles raisons avez-vous traité la guerre de 1870-1871 par un recueil de soldats d’outre-Rhin ?

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Jean-Louis Spieser : De part et d’autre du Rhin, le sujet a été traité par une quantité de livres qui adoptaient le point de vue français sur la rive gauche et en face le point de vue allemand. La traduction de témoignages allemands permet de décentrer notre regard tricolore, de voir la guerre sous un angle différent et de de ce fait d’en avoir une perception nouvelle.

J’ajoute que tous les livres de témoignages publiés à ce jour sur la guerre de 1870 sont de la plume d’officiers ou de soldats particulièrement instruits. Là, il s’agit pour la plupart de soldats de base (l’orthographe désastreuse de certains l’atteste !) qui écrivent le jour même où se sont produits les événements qu’ils rapportent, ou tout au plus quelques jours après, sans connaître l’issue que connaîtra le conflit. Ce sont des récits de première main, des récits crédibles de témoins oculaires, qui parlent de points que n’abordent pas les manuels d’histoire.

C’est que dans ces lettres, que leurs auteurs n’imaginaient pas qu’elles seraient publiées un jour, on a affaire à des maris, des frères, des fils qui ne trichent pas avec leurs proches. On est loin des barbares et brutes épaisses que l’on trouve chez Zola et Maupassant qui ont, jusqu’à ce jour, conditionné le regard des lecteurs français, même si certains courriers relèvent aussi des atrocités et des horreurs.

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Avez-vous connu une certaine frustration de ne pas avoir pu étudier des lettres autre part que dans la région de Bonn ?

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Jean-Louis Spieser
 : A partir de 1910 les lettres ont été collectées dans 12 bibliothèques universitaires de Prusse mais seule celle de Bonn a numérisé les plus de 2 500 documents qu’elle possède. J’ai contacté par la suite d’autres centres de collecte de l’époque ; certains fonds ont disparu, d’autres existent toujours mais les lettres se retrouvent en vrac dans des cartons …

Oui, il y a eu un sentiment de frustration car il y a certainement d’autres pépites ailleurs encore, mais il faudrait des années de travail supplémentaire pour éplucher et exploiter l’intégralité de la collecte d’alors. Et puis, sans numérisation, il aurait de plus fallu se rendre sur place. Mission impossible !

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Par l’étude de ces lettres, qu’avez-vous découvert de plus étonnant sur la guerre de 1870-1871 ?

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Thierry Fuchslock : La guerre de 1870-1871 est incontestablement une guerre de transition entre les guerres de la première moitié du XIXe siècle et la Première Guerre mondiale.

Les premières batailles sur le front Est (Alsace et Lorraine) sont placées sous le signe d’une guerre de mouvement traditionnelle : la cavalerie, l’infanterie y jouent un rôle déterminant. Le rôle des cuirassiers des deux côtés renvoie aux conflits antérieurs. Par ailleurs, très vite, les Français misent sur une stratégie défensive dans une guerre dite des places qui obéit elle aussi à soldatdes principes militaires anciens et longtemps éprouvés : de grandes villes comme Strasbourg, Metz, Paris ou Belfort subissent des sièges de plusieurs semaines.

Mais la puissance déterminante de l’artillerie lourde, conséquence de l’industrialisation, préfigure la violence destructrice de la Première Guerre mondiale. De nombreuses lettres décrivent les tranchées creusées autour des fortifications ainsi que les bombardements intensifs auxquels les soldats sont soumis.

Le plus « étonnant », même si dans l’Histoire on ne peut s’étonner de rien, est de voir comment les soldats se sont adaptés, assurément bien malgré eux, à ce nouveau type d’expérience combattante.

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Une part importante de votre ouvrage est consacrée aux lettres du soldat Peter Grebel adressées à son épouse Elise. L’écriture aux familles et aux proches est-elle une évasion indispensable pour les soldats sur le front ?

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Jean-Louis Spieser : Je pense effectivement que ces lettres représentaient un espace de décompensation indispensable pour les soldats. J’ai été étonné par la rapidité à laquelle circulait le courrier (quelques jours à peine) et par la masse considérable de lettres échangées sans même parler de tous les colis qui ont été acheminés jusqu’en première ligne ; sans aucun doute, la hiérarchie connaissait l’importance de ces échanges qu’elle a tout fait pour favoriser.

« Mais j’ai fini par être nostalgique à la pensée de la distance qui me sépare actuellement de toi, alors que j’aimerais tant être à tes côtés. Mais à l’instant où je t’écris ces lignes je me transporte à côté de toi. Et pourtant, qu’elle est grande la distance qui nous sépare! » Lettre du 27 novembre 1870 de Peter Grebel à Elise.

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Comment fut perçu l’ennemi, le soldat français, par les soldats prussiens ?

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Thierry Fuchslock : Les Allemands perçoivent les combattants français dans toute leur diversité. Dès le début du conflit, le contact avec les troupes issues des colonies françaises, notamment les Turcos, suscite une réaction de curiosité et une attention particulière qui s’accompagne souvent de peur et de rejet face à des troupes exotiques à l’ardeur combattante jugée sauvage.france

Les autres soldats français de l’armée régulière, souvent appelés « pantalons rouges » en référence à la couleur de leur uniforme, sont considérés comme des adversaires redoutables et valeureux qu’il s’agit bien évidemment de vaincre. La plupart des descriptions concernent les soldats faits prisonniers et envoyés en Allemagne : environ 400 000 Français connaîtront ce sort.

Mais ce sont les très redoutés francs-tireurs qui ont une place particulière dans de très nombreuses lettres. Ces combattants agissent en dehors de l’armée régulière de manière plus ou moins organisée. Dès la fin de l’été 1870, leur tactique de harcèlement crée chez les soldats allemands un sentiment d’insécurité quasiment permanent quel que soit le territoire traversé. Cela marquera profondément la mémoire militaire allemande : les exactions commis par les soldats allemands contre les civils en Belgique et dans le nord de la France au début de la Première Guerre mondiale s’expliquent en partie par cette appréhension des francs-tireurs héritée de 1870-1871.
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Quelle est l’opinion des soldats prussiens face à la Commune, véritable guerre civile française ?

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Jean-Louis Spieser
 : Ils ne la perçoivent que de l’extérieur mais ils sont horrifiés par les bruits qui courent. Par ailleurs, ils ne comprennent pas très bien ce qui se passe à Paris : les Allemands s’étonnent de cette tension alors que la France vient de connaître une défaite militaire et que le pays est exsangue. De plus ils en veulent aux Communards de retarder leur retour dans leurs chevalfoyers, aussi sont-ils impatients que la révolution soit écrasée : « Nous resterons probablement ici jusqu’au rétablissement du calme dans Babel à moins que nous ne recevions l’ordre d’intervenir. Ce que trafiquent les Parisiens depuis le 18 mars relève de l’échelon le plus élevé de la stupidité. Il y a quelque temps déjà, je t’écrivais que le plus grand cadeau qu’on pourrait faire à ce petit monde, ce serait un grand asile de fous. C’est une très grande chance que Mac Mahon ait pris le commandement général des troupes gouvernementales ! » Lettre de Ludwig Roth du 4 avril 1871

« Le comble c’est que maintenant les Français se massacrent entre eux ; il doit souvent se produire à Paris des événements barbares, car tous les jours on entend tonner les canons. D’après ce qu’on dit à Saint-Cloud, Bellevue, Sèvres, Chaville et jusqu’aux environs de Verseiles [sic], dans la zone que nous avions occupée, tout a été détruit. C’est trop beau pour être vrai ! Ce que nous, nous avons épargné, les Français l’ont détruit eux-mêmes ! » Lettre de August Schnepper du 25 avril 1871.

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Peut-on faire une comparaison avec les écrits des soldats allemands des deux guerres mondiales ?

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Thierry Fuchslock : La grande particularité des lettres de la guerre de 1870-1871 par rapport à celles de la Première Guerre mondiale est que beaucoup d’entre elles décrivent des situations de proximité avec la population civile. Lors de leur déplacement, les troupes allemandes cantonnent très souvent chez l’habitant et réquisitionnent ce dont elles ont besoin. Les soldats allemands ont donc un contact direct et régulier avec les Français et le pays qu’ils traversent dans un grand tiers nord/nord-est (de l’Alsace à la Loire). Lors de la Première Guerre mondiale, la guerre de position entraîne une véritable distanciation entre les militaires au front et les civils.

Une autre différence est l’élan patriotique qui anime les soldats allemands en 1870-1871 qui ont conscience de vivre une guerre fondatrice : les Allemands sont unis contre l’ennemi héréditaire, la France, et de nombreux soldats expriment l’idée qu’une victoire sur la « Grande Nation » serait une revanche sur l’histoire et contribuerait à l’unité politique de leur nation.

À la différence de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands de 1870-1871 n’abordent pas le conflit avec une approche idéologique. Il ne s’agit pas de défendre la « race » allemande ou un système politique en particulier, mais bel et bien d’unir un peuple trop longtemps divisé.

Un point commun existe néanmoins entre les lettres des différentes guerres : le profond besoin de garder le contact avec les proches et la dimension quasi thérapeutique des confidences : ces courriers sont des exutoires pour des soldats loin de chez eux et confrontés à une réalité à laquelle ils ne sont pas préparés. Il faut noter que la plupart des soldats ne rentrent pas chez eux durant tout le conflit, de juillet 1870 à février-mars 1871. Il n’y a pas de permissions !
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Comment peut-on commémorer les 150 ans de la guerre de 1870-1871 ?

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Thierry Fuchslock : la question de la commémoration de la guerre de 1870-1871 pose tout d’abord la question de la place de cette dernière dans la mémoire collective. Force est de constater qu’elle a été éclipsée par les deux conflits mondiaux de la première moitié du XXe siècle. Par ailleurs, la réconciliation franco-allemande initiée aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale a incité à surmonter les anciennes rivalités et tensions. Tout cela contribue à faire de la guerre de 1870 une guerre oubliée, ce qui pose donc la question du sens que devraient relever d’éventuelles commémorations et du message qu’elles devraient relayer.

Ce conflit est à replacer dans la longue perspective des relations franco-allemandes depuis l’époque napoléonienne. Elle est l’illustration de cette rivalité que les Allemands ont longtemps qualifiée d’héréditaire (Erbfeindschaft). Dans ce contexte, commémorer la guerre de 1870-1871 n’aurait du sens qu’en montrant que la coopération franco-allemande telle que nous la vivons aujourd’hui (et dont l’actualité récente a montré toute l’importance au niveau européen) est un facteur de paix et de stabilité en Europe, message que les commémorations relatives aux guerres de 1914-1918 et de 1939-1945 relayent déjà largement. La question de la commémoration de la guerre de 1870 est donc complexe ; ce qui peut expliquer que de grandes commémorations ne sont ni prévues par les Français, ni par les Allemands. C’est donc au niveau local que des cérémonies ou des colloques peuvent être organisés pour aborder les mémoires de 1870-1871.

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Pour en savoir plus :

 

« Lettres à Elise- Une histoire de la guerre de 1870-1871 à travers la correspondance de soldats prussiens » de Jean-Louis Spieser et Thierry Fuchslock – Editions Pierre de Taillac 2020 http://www.editionspierredetaillac.com/nos-ouvrages/catalogue/voix-oubliees/lettres-a-elise

Le site de M. Jean-Louis Spieser : http://spieser.eu/

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