Les années 90 ne peuvent être traitées sans mentionner le phénomène Tomb Raider. Apparu en 1996 sur entre autres la console PlayStation, le jeu vidéo reste une véritable référence. Au-delà même de l’action et du divertissement, le personnage de Lara Croft s’est peu à peu imposé comme une véritable icône. Création du studio de développement anglais CORE Design, la jeune femme aux deux revolvers est même loin de terminer son aventure. Entretien avec Alexandre Serel, auteur de « L’histoire de Tomb Raider ».
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Quelles sont les principales inspirations de la saga Tomb Raider ? D’où vient le titre ?
Pour ce qui est du cinéma, c’est Indiana Jones. Dès la fin de l’année 1994, Tomb Raider est rentré en préproduction, quelques années seulement après le succès de La Dernière Croisade. Les idées se sont croisées pourrait-on dire.
Toby Gard, le créateur de Tomb Raider, a d’ailleurs été embauché par la société CORE Design après avoir envoyé des disquettes contenant une animation de son cru représentant…Indiana Jones. Il trainait déjà depuis quelques temps cette idée d’un aventurier fouillant des tombes, mais les contours étaient encore extrêmement flou. Lara Croft a connu plusieurs variations dans son design mais sa principale inspiration visuelle vient du comics Tank Girl illustré par Jamie Hewlett, qui se distinguera plus tard en dessinant le groupe musical fictif Gorillaz.
Pour ce qui en est des jeux-vidéo, l’équipe de développement est partie d’une feuille blanche. Le jeu allait être une aventure intégralement en 3D, autant dire que ce genre était pratiquement inexistant pendant la conception de Tomb Raider, impossible de prendre exemple sur quoi que ce soit. Il fallait tout inventer, être en essai/erreur constamment pour comprendre ce qui pouvait fonctionner ou pas. Juste a été observé des jeux comme Virtua Fighter mais seulement pour comprendre comment placer des caméras et comment les personnages devaient se mouvoir dans un environnement 3D.
Le nom est juste l’illustration simple de ce qui se passe dans le jeu. L’on fouille des tombes ? Pilleur de tombes, Tomb Raider. À l’époque, c’était une nouvelle licence, il fallait donc que le public comprenne en un instant en quoi ça consistait. Et là, il n’y avait pas mensonge sur la marchandise.
La conception d’une héroïne de jeu vidéo (univers majoritairement masculin) au milieu des années 90 a-t-elle été compliquée ?
Alors oui… et non. Selon la croyance populaire de l’époque, 90 % du public jeu vidéo était composé d’adolescents. C’est un chiffre que certains historiens du jeu vidéo et moi-même remettons en cause. Si nous n’étions pas sur une parité parfaite, il est pratiquement acté que les écarts entre joueurs et joueuses n’étaient pas si importants que ça.
Les têtes dirigeantes des différents studios de développement pensaient alors que ces jeunes garçons n’arriveraient tout simplement pas à s’identifier à un personnage féminin. Mais n’avaient pas compris que ces mêmes adolescents n’allaient pas « s’identifier », mais « accompagner » un personnage féminin dans son aventure. De même, excluaient d’office le public féminin de l’équation pensant que ce n’était qu’une niche. Avec des idées préconçues pareilles, l’on pourrait se dire qu’il fut difficile de faire apparaître Lara Croft… En vérité, pas vraiment.
Voici l’anecdote la plus connue sur Tomb Raider, le personnage principal était bel et bien un homme en début de préproduction. Mais il était soit d’une banalité affligeante, soit ressemblait trop à Indiana Jones. A été demandé à Toby Gard de dessiner trois personnages complètement différent les uns des autres, le plus original en deviendra le visage de Tomb Raider. Avec une consigne particulière, l’un des trois devait être une femme.
C’est une anecdote qui peut paraitre surprenante mais assez banal dans l’industrie du jeu-vidéo. L’on demande toujours un grand nombre de variations d’un même personnage pour garder celui qui a le meilleur design. Puis c’est un exercice stimulant pour trouver de nouvelles idées. Ici, juste le fait de transformer un aventurier en femme a réellement changé la donne. Laura Cruz, une femme en apparence sud-américaine était née. Et elle continuera d’évoluer, étape par étape, pour devenir une aristocrate anglaise du nom de Lara Croft.
Les réactions en interne chez CORE Design étaient diverses. Certains ont adoré, trouvant ça novateur de voir un personnage féminin fort qui n’était pas une énième princesse à sauver, et d’autres… L’un des ex-employés de CORE Design, dont j’ai promis de taire le nom, m’a dit avoir pensé qu’une fille dans une pyramide était « une idée de merde et que ça ne marchera jamais ». Et m’a en plus confié qu’il n’était pas le seul à le penser. Il reconnait aujourd’hui qu’il s’agit surement de la plus grande erreur de sa vie.
Jeremy Heath-Smith, le directeur de CORE Design, n’était clairement pas enthousiaste non plus en voyant ce personnage féminin. À cause justement de cette idée préconçue que les garçons n’accepteront jamais de jouer avec un personnage féminin. Puis a été décidé de laisser Toby Gard et quelques autres personnes tenter un début de prototypage. Après une première démo concluante, le jeu est rentré en production. Tomb Raider n’était pas considéré comme un projet primordial pour CORE Design, ce qui peut faire rire avec le recul.
Lunettes rondes, minishorts, queue de cheval, deux revolvers, … Comment sont nés les éléments marquants de Lara Croft ?
Comme je le disais plus haut, par de nombreuses itérations. Pendant un moment, Lara a eu de grosses boucles d’oreilles, un Ânkh en guise de collier, une sorte de treillis militaire, mais la réalité a vite rattrapé l’équipe du jeu. À l’époque, il n’y avait que très peu de polygones pour créer un personnage, il a donc fallu faire simple, aller à l’essentiel. Un short, un t-shirt, un sac à dos, des pistolets et… c’est tout. Ironiquement, cette simplicité a rendu Lara Croft immédiatement reconnaissable !
Lara porte des lunettes de soleil pendant les cinématiques, mais pas dans le jeu. Pendant un long moment, elle en avait. Mais les résolutions d’écrans et les textures assez basses à l’époque faisaient que Lara semblait avoir d’immenses yeux de chat en amande. Contrainte technique toujours, elle avait une queue-de-cheval dans le jeu, mais la méthode employée pour la faire bouger n’était pas la bonne, le jeu « ramait » le rendant impraticable. Ce fut remplacé par un chignon. Dès Tomb Raider II, le problème fut réglé, laissant apparaître sa queue-de-cheval en mouvement.
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En quoi le premier Tomb Raider est une véritable réussite ?
Sur pratiquement tous les aspects, Tomb Raider était révolutionnaire. La PlayStation et la Sega Saturn, deux consoles pionnières dans le domaine de la 3D étaient disponibles depuis fin 1994 au Japon. Mais le public attendait encore les jeux « Full-3D » c’est-à-dire pouvoir explorer librement un univers en trois dimensions. Jusque-là, les jeux 3D avaient encore des réminiscences des jeux 2D, c’est-à-dire, se déroulant sur un plan, un rail, duquel on ne pouvait que très rarement sortir. Il y a eu des tentatives plus ou moins réussies comme le Fade To Black des Français de Delphine Software proposant des niveaux en 3D qui n’étaient en réalité que des successions de pièces et de couloirs. Tomb Raider a placé sa caméra de dos, derrière son héroïne, et a décloisonné ses niveaux, composé de pièces immenses se parcourant aussi bien à l’horizontale en marchant, courant, sautant, qu’à la verticale en grimpant sur différentes surfaces. Et ça a réellement tout changé dans l’appréhension d’un environnement en 3D, apportant une liberté de mouvement très rarement vu jusqu’alors.
L’univers de Tomb Raider s’inspire de ceux de James Bond et d’Indiana Jones mais Lara Croft devient elle-même un modèle de la pop culture. Quand est arrivé ce moment ?
Très rapidement, dès le début de l’année 1997. À peine quelques mois après la sortie du premier jeu, le célèbre groupe U2 a voulu faire apparaître Lara Croft sur des écrans géants pendant leurs concerts. Et c’est arrivé. Tout s’est emballé ensuite. Couverture de magazines, personnalités déclarant sur des plateaux de TV adorer Tomb Raider, même de grands quotidiens ont succombé à la « Lara-mania » dont Libération. Lara a été ensuite incarnée par un mannequin, Rhona Mitra, qui a enregistré des chansons sous le nom de Lara Croft. On aurait annoncé une comédie musicale Tomb Raider que ça n’aurait pas été étonnant. Ça allait un peu loin, il y avait moyen de s’habiller de la tête au pied avec des vêtements Tomb Raider, de boire Tomb Raider, de vivre Tomb Raider. D’une certaine manière avec cette omniprésence, Lara Croft est rentrée de force dans la pop culture. Même si ce fut avec un pied-de-biche sur lequel est marqué « marketing ».
Puis, évidemment en 2001, quand Angelina Jolie a interprété Lara Croft au cinéma, plus rien n’a jamais été comme avant, Tomb Raider et son héroïne sont définitivement rentrés dans la pop culture. On pensait la licence être « Too big to fail », et c’est pourtant arrivé deux ans plus tard avec le jeu l’Ange des ténèbres et le deuxième film « Le Berceau de la vie » qui ont grandement fait vaciller la licence. Mais c’est une autre histoire.
La sexualisation de Lara Croft est-elle indépendante du concept du jeu vidéo ?
Il faut rappeler à quel point les standards de beauté féminin étaient complètement différents dans les années 90 comparés à aujourd’hui. Les femmes devaient être minces tout en ayant une poitrine très généreuse. L’exemple le plus flagrant de cette époque reste évidemment Pamela Anderson. Lara Croft se situait dans cette représentation physique de la femme.
Mais il y a d’autres faits à raconter, comme je disais, la technique était très limitée de l’époque. Lara Croft n’était composé que de très peu de polygones dans le jeu, et il s’agit d’un fait véritable, soit elle pouvait avoir une poitrine, soit pas du tout ! Impossible d’avoir un « entre-deux ». Si l’on peut appeler ça une poitrine, ce n’était en réalité qu’une figure géométrique simple, un prisme triangulaire.
Aussi étonnant que cela puisse paraitre, une fois Lara Croft crée, les développeurs du jeu vont quelque peu « l’oublier ». Ils seront très accaparés par la création des niveaux, la programmation, les cinématiques, l’histoire et ne vont que très peu se focaliser sur ce personnage. Innocemment, ils pensaient que le jeu allait se vendre grâce aux graphismes, à la variété des niveaux, à l’exploration, à la qualité des énigmes, pas du tout par l’intermédiaire de Lara Croft. Ils ont été les premiers surpris par le succès qu’a remporté le personnage. Il faut rappeler qu’ils ont plus passé leurs temps à jouer aux apprentis sorciers essayant diverses recettes pour créer un jeu entièrement en 3D plutôt que d’être aux petits soins de Lara Croft.
Là où cela va vraiment se gâter, c’est avec Eidos, l’éditeur et propriétaire de la marque. Dès le premier épisode en 1996, ce sont eux qui vont vendre Tomb Raider par l’intermédiaire de Lara Croft en la faisant poser comme un vrai mannequin dans les différentes publicités entourant la sortie du titre. Si au début ça pouvait encore aller, épisode après épisode, Lara va se retrouver de plus en plus dénudée, jusqu’à poser en bikini, auquel venaient s’ajouter des blagues salaces, sexuelles, de très mauvais goûts.
A existé pendant des années ce que j’appelle « la schizophrénie Lara Croft ». D’un côté, il y a celle qui apparaissait dans les jeux, pas toujours très amicale, parfois froide, mais aussi terriblement belle et intelligente. Et l’autre, celle que l’on voyait dans les pubs, prenant des poses lascives, dans lesquelles des publicitaires lui faisait vendre un peu tout et n’importe quoi, des voitures, des boissons sucrées, etc. Ont coexisté deux Lara Croft, représentant deux visions radicalement différentes. Celle des créateurs des jeux, et celle des marketeux.
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Comment est né le concept de « Tomb Raider : La révélation finale » (1999) aventure ne se passant uniquement qu’en Egypte ?
Voici une question vraiment intéressante puisque La Révélation Finale est réellement un épisode à part dans la série. Il ne se déroule que dans deux lieux, la courte introduction au Cambodge avec une Lara Croft encore adolescente, puis bien des années plus tard dans un unique pays, l’Egypte.
Pour comprendre pourquoi, il suffit de faire un résumé de la licence à ce moment-là. Tomb Raider I et II ont été réalisés, à quelques membres près, par la même équipe. Et ont donc la même « âme », ce côté aventure, les tombeaux anciens, l’exploration, proche de son modèle Indiana Jones. Les deux premiers volets ont été réalisés en trente-six mois environs avec un nombre d’heures de travail important pour les développeurs, ce qu’on appelle plus communément aujourd’hui « le crunch ».
Cette équipe était dans un état de fatigue assez déplorable. Décision fut prise de confier le futur Tomb Raider III à de nouvelles personnes, capable d’apporter des idées fraiches. L’on peut dire qu’ils ont surement été un peu trop loin, s’écartant du modèle Indiana Jones pour se rapprocher d’un The Thing de John Carpenter mais aussi, et c’est surprenant, de la série tv Doctor Who. Tomb Raider III est très, trop surement, porté sur la science-fiction.
Certains fans ont aimé, d’autres non. Jeremy Heath-Smith, le directeur du studio CORE Design, bien qu’il soit plus un gestionnaire qu’un créateur de jeu-vidéo, a lui aussi remarqué que ce fameux « quelque chose » propre à Tomb Raider s’était perdu en route avec le troisième volet. Il a fermement ordonné à ses équipes que le quatrième volet devait se dérouler uniquement dans le berceau de l’archéologie moderne, l’Egypte, pour tenter de raccrocher les wagons avec les deux premiers volets en terme d’ambiance.
Comment peut-on expliquer le changement de ton avec « Tomb Raider » (2013) ?
Tout est lié à l’histoire même de Tomb Raider. Six jeux ont été développés par CORE Design, dont le dernier, « l’Ange des Ténèbres », en 2003 a été un violent échec critique et commercial. La série a ensuite été confiée aux Américains de Crystal Dynamics qui se sont attelés à redorer le blason de la licence en effectuant ce que l’on appelle « un soft-reboot ». Un petit redémarrage de la série en douceur, piochant des idées dans les anciens jeux, mais n’hésitant pas non plus à balayer d’un revers de la main des passages entiers de la vie de Lara Croft.
C’est ainsi qu’est apparu « Tomb Raider Legend » (2006), « Tomb Raider Anniversary » (2007) et enfin « Tomb Raider Underworld » (2008). À une époque, Tomb Raider était la licence à détrôner, le mètre étalon du genre action aventure. Le souci de cette trilogie, c’est qu’elle n’a pas inventée la poudre. Il a eu des emprunts flagrants à d’autres jeux, comme les Princes of Persia d’Ubisoft notamment. Elle n’aura servi qu’à remettre Tomb Raider sur de bons rails mais jamais à lui faire retrouver son statut de leadership. Pire encore, alors que « Tomb Raider Underworld » n’est clairement pas mauvais, en 2008, il paraissait quand même très vieillot. Quand tous les jeux étaient passés avec une vue caméra à l’épaule pour tirer, lui était encore là avec sa Lara Croft verrouillant ses ennemis pratiquement comme en 1996.
L’autre gros problème était Lara Croft. Avec sa plastique surréaliste, sa poitrine énorme, ses jambes anormalement longues et ses immenses yeux, elle paraissait venir d’une autre époque, bloquée quelque part dans les années 90. D’autres et moi-même aimions cette version de Lara, mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas s’apercevoir qu’elle n’avait pas su traverser le temps aussi bien que d’autres personnages de jeux vidéo, qui eux avaient su se réinventer constamment.
A donc été décidé de pratiquement tout mettre à la poubelle et cette fois-ci, effectuer un véritable reboot. Ne reste d’avant qu’un personnage féminin du nom de Lara Croft qui a un goût prononcé pour l’aventure. C’est maigre comme début mais c’est de là que sont partis les développeurs de Crystal Dynamics pour intégralement réinventer Tomb Raider.
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Pour en savoir plus :
« L’histoire de Tomb Raider » d’Alexandre Serel- Atlantis Edition 2017 (édition limitée) https://www.editionspixnlove.com/livres/797-l-histoire-de-tomb-raider-atlantis-edition.html