De par ses histoires, son style d’écriture et sa « brutalité » face à la vie, Jack London (1876-1916) est l’un des écrivains américains les plus percutants. « Martin Eden » (1909) est une œuvre à part car la plus autobiographique mais également par la conflictualité entre le désir et la rancœur. London a bien écrit avec ses poings.
En 2016, le scénariste Denis Lapière et la dessinatrice Aude Samama ont adapté en bande dessinée « Martin Eden« . L’intrigue, les couleurs, les personnages apportent un trait vif à l’histoire de ce jeune marin en quête d’amour et de connaissances.
Les éditions Futuropolis viennent de publier le livre sous format poche.
Entretien avec Aude Samama et Denis Lapière.
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Pour quelles raisons, « Martin Eden », le roman le plus personnel de l’écrivain Jack London, a-t-il attiré votre attention ?
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Denis Lapière : En réalité, je ne connaissais pas ce roman de Jack London, c’est Aude qui me l’a fait découvrir et dès la première lecture, j’ai été pris, passionné, emporté, par sa dimension sociologique. C’est une formidable fresque de ce qu’est la bourgeoisie et le monde ouvrier mais surtout de la difficulté incommensurable qu’il y a à vouloir passer de l’un à l’autre. Car le prix à payer en est souvent la perte d’une forme d’identité et, dans le cas de Martin Eden, de la fin des illusions.
Aude Samama : Je l’avais lu il y a un certain temps et il m’avait vraiment marquée. La simplicité et la sincérité du récit m’ont beaucoup touchée. Le fait que cette histoire soit inspirée de l’expérience de l’apprentissage de l’écriture de Martin Eden y a participé.
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Après « Amato » (2009) et avant « 3 fois dès l’aube » (2018), vous avez travaillé sur ce projet. Avez-vous eu une approche différente des autres œuvres ?
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Denis Lapière : Alors oui. Les trois adaptations ont été toutes différentes. « Amato » a été une adaptation très libre et très personnelle, tandis que « 3 fois dès l’aube » fut rigoureuse et très proche de l’œuvre originale. Je suis très fier de dire que Baricco lui-même m’a félicité pour cette adaptation. Pour Martin Eden, le travail a été autre dans la mesure où nous devions faire des choix et nous focaliser sur quelques thèmes forts du roman, quitte à passer sous silence quelques péripéties et tribulations de Martin. Nous nous sommes ainsi penchés sur le sentiment amoureux, le travail de création et d’écriture et, bien entendu, les classes sociales.
Aude Samama : Avant de commencer Martin Eden, j’avais commencé à expérimenter avec la peinture à l’huile, principalement des portraits. Je pense que le projet en a bénéficié, notamment pour le personnage de Ruth. J’ai aussi supprimé une cerne noire que j’utilisais auparavant pour la remplacer par une ligne de couleur afin de mieux laisser circuler la lumière dans les images.
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Martin Eden est un personnage sans cesse en évolution et qui vit des émotions diverses. Y’avez-vous ajouté une part de vos propres sentiments ?
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Aude Samama : Mes sentiments se sont mêlés naturellement à la réalisation des pages et à la période, ce processus d’identification du personnage se fait à chaque album. Martin Eden était particulièrement attachant. C’est aussi le récit le plus long sur lequel j’ai travaillé, l’immersion était donc plus forte que d’habitude.
Denis Lapière : Personnellement, je me suis senti obligé de rester au plus près du personnage tel que Jack London voulait qu’il soit. Sans y mêler mes propres émotions. Évidemment, les choix que j’ai fait dans le roman peuvent me révéler un peu, mais en dehors de cela, j’avais surtout à cœur de rester le plus proche possible du personnage de Martin et de ce qu’il vivait.
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« Martin Eden » est un livre aux multiples couleurs. Symbolisent-elles les joies et les tourments des protagonistes ?
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Aude Samama : Ma pratique de la couleur est liée aux émotions, la palette découle donc directement de celles-ci. Je fonctionne de manière instinctive, je ne fonctionne pas avec une logique de lumière réaliste. J’ai aussi fait le choix d’utiliser une gamme de couleurs assez restreintes dans chaque scène afin de garder une certaine sobriété sur l’ensemble du livre.
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Aude, vous êtes-vous inspirée des paysages et villes des Etats-Unis ou finalement « Martin Eden » possède un environnement assez universel ?
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Aude Samama : Le récit se passe à San Francisco à une époque bien précise, cette ville a une place assez importante dans le récit de London, je me suis donc documentée pour trouver des photos de la ville à cette période et la restituer au mieux. Mais je pense que malgré tout le récit en lui-même est universel, un récit d’apprentissage, qu’il soit artistique ou amoureux, reste une expérience à laquelle on peut tous s’identifier, quelle que soit l’époque ou le lieu où il se passe.
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Que représente le rêve de Martin avec les femmes aux têtes de mort ? Au final, Martin se libère-t-il ?
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Denis Lapière : C’est au lecteur à répondre à ces deux questions qui sont relativement corrélées, d’ailleurs. Chacun jugera ou pas… les comportements, les certitudes et les interrogations de Martin à l’aube de ses propres convictions et/ou expériences. Pour ma part, si je devais tout de même en dire quelque chose, je dirais que le parcours de Martin Eden l’a rendu radical, bien plus que son auteur, Jack London, alors que l’on dit pourtant que ce roman est une sorte d’autobiographie…
Aude Samama : Je vois le rêve comme la réalisation qu’il ne trouvera pas de repos ni de soulagement en partant dans les îles. Il fait donc le choix que l’on connaît à la fin du livre qui pourrait être considéré comme une libération, mais je laisse chacun en juger.
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Avec le temps, quel est votre lien avec ce livre de 2016 ?
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Denis Lapière : Il fait partie de mon petit panthéon personnel en compagnie du « Bar du vieux français », « Le tour de valse », Un peu de fumée bleue », « Page Noire », « Le faux Soir » ou le petit dernier « Barcelona : âme noire ». J’ai une tendresse particulière envers lui parce que, a contrario, tout au long de son écriture, ce fut une souffrance. J’avais sans cesse l’impression d’être dépassé par le poids formidable de l’œuvre de Jack London, j’étais dans la crainte de n’être qu’un profanateur… Heureusement, mon éditeur et les éditions Gallimard ont fait et font encore honneur à notre travail, à Aude et à moi. Ce qui m’a tout de même permis de l’assumer pleinement et même d’en parler… comme je le fais aujourd’hui.
Aude Samama : Je pense que c’est mon livre préféré. Il y a une pureté dans cette histoire qui me touche, l’idéal que porte Martin Eden, pour lequel il est prêt à tout sacrifier. C’est aussi un livre que les lecteurs continuent à demander en dédicace, il semble donc toucher aussi le public et cela me fait chaud au cœur. Cela m’a donc fait très plaisir que Futuropolis décide de le rééditer en format poche, j’espère que le roman et notre adaptation continueront de toucher les gens.
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