Issu de la scène indépendante, Wes Anderson s’est sans cesse démarqué de ses contemporains hollywoodiens par son goût prononcé pour la culture française. Du portrait de Cousteau dans Bottle Rocket à la reconstitution de mai 68 à Ennui-sur-Blasé dans The French Dispatch, sa filmographie fait écho à la France.

Grand cinéphile, lecteur avide, versé dans la peinture et la musique, Wes Anderson façonne dans ses films à la croisée des arts un univers coloré, marqué par un souci obsessionnel du détail, et déploie une esthétique rétro teintée de nostalgie pour les années 1960, forçant le parallèle avec le Nouvel Hollywood et, par extension, avec la Nouvelle Vague ou encore le cinéma italien. Wes Anderson est-il le réalisateur américain le plus européen ?

Entretien avec Julie Assouly, maître de conférences en civilisation et cinéma des États-Unis à l’Université d’Artois et autrice de « Wes Anderson – Cinéaste transatlantique » (Editions CNRS).

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Malgré la multitude des films indie sortis dans les années 90-2000, en quoi le cinéma de Wes Anderson a su se distinguer ?

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Comme je l’explique dans mon ouvrage, Wes Anderson se situe à la croisée du cinéma américain et français en termes d’influences ce qui, dans les années 1990, positionne son univers filmique « transatlantique » comme un lieu unique de convergence entre la culture américaine et européenne (il se nourrit également beaucoup de culture britannique, Roald Dahl par exemple et italienne). Ce multiculturalisme est surement ce qui le différencie des autres films indie, ainsi que son esthétique rétro, symétrique et colorée qui ne ressemble à aucune autre.

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Les films de Wes Anderson sont-ils avant tout des autofictions (même lorsqu’il s’agit d’histoires avec des marionnettes) ?
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Je n’irais pas jusqu’à les désigner comme des autofictions car c’est un terme très codifié (en littérature notamment) mais il est vrai que certains de ses personnages partagent des aspects de sa vie à une période donnée (le divorce de ses parents, la relation fraternelle, une passion pour la culture française). Néanmoins, Anderson reste un artiste assez secret qui ne revendique pas le caractère autofictionnel de ses films, il semble que ses inspirations soient d’un côté liées à ses collaborations avec des co-auteurs (il y a des éléments de la vie des frères Wilson, de Roman Coppola et de Noah Baumbach autant que de la sienne) et d’autre part de films que lui et ses co-auteurs admirent (ceux de Truffaut, Godard, Malle, Renoir, Fellini par exemple mais aussi de Peter Bogdanovitch, Mike Nicols ou  Hal Ashby).

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De par ses personnages (Steve Zissou fait écho à Cousteau), sa bande originale (Aux Champs Elysées, Aline…), ses lieux (Dans « The French Dispatch » notamment), Wes Anderson est-il plus un Américain qui imagine son propre univers français qu’un véritable connaisseur de la France ?
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Il est, à n’en pas douter, un fin connaisseur du cinéma français et un avide lecteur des chroniques des reporters américains du New Yorker qui écrivent sur la France (c’est d’ailleurs eux qui lui ont inspiré The French Dispatch), dont certains étaient très célèbres (ex. James Baldwin). Ces influences orientent sa représentation de la culture française qui reste souvent également stéréotypée car vue à travers les yeux d’un Américain. Anderson ne prétend jamais être un connaisseur de la culture française mais endosse avec humour l’habit du touriste américain un peu ignorant à travers les frères Whitman dans Darjeeling ou Steve Zissou dans La vie aquatique dont le comportement frise le racisme.

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France, Inde, Japon, Hongrie, contrées des Etats-Unis… Le cinéma de Wes Anderson est-il aussi une ode aux voyages ?

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Je pense en effet que cette ouverture sur l’ailleurs est une spécificité de son cinéma qui reste américano-centré mais invite les spectateurs à confronter la culture américaine à d’autres cultures dont ils ignorent tout, pointant du doigt cet ethnocentrisme américain souvent associé à une certaine étroitesse d’esprit mais également à une forme de protectionnisme culturel (c’est très vrai de l’industrie du film).

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Avec leur impressionnante distribution de stars, les films de Wes Anderson sont-ils des œuvres qui glorifient l’esprit de groupe ? Le regroupement des « marginaux » ?
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Les castings prestigieux d’Anderson font partie intégrante de son univers filmique rappelant les troupes de théâtre, c’est à mon sens tout l’intérêt de faire appel à des « habitués ». Le plus intéressant est la façon dont ces acteurs sortent de leur registre habituel pour endosser une persona andersonienne (Adrian Brody, Tilda Swinton ou Edward Norton par exemple). L’autre spécificité est la volonté de créer une équipe ou un gang rappelant les dessins animés (ex. Peanuts) et séries ou films pour ados (teenpics) dont on retrouve les codes transposés dans un univers d’adultes (ex. Bottle Rocket) ou confrontés au monde des adultes (ex. Moonrise). Je pense qu’il y a en effet une ode à la différence dans les films d’Anderson, une réhabilitation de ceux qui se différencient de la culture de masse, c’est d’ailleurs en cela que l’on associe souvent Anderson à la culture hipster (ce qui à mon sens est réducteur). Tout le débat autour de cette question réside dans la définition du terme hipster et son évolution des années 50 à nos jours. Pour moi Anderson est associé aux hipsters malgré lui (je vous renvoie à mon ouvrage pour en savoir plus sur cette question).
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Les objets fétichisés sont-ils une façon de privilégier la forme plutôt que le fond ?

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Je ne pense pas. Si la forme est évidemment ce qui interpelle le plus chez Anderson, en particulier la mise en scène « fétichisante » qui le caractérise (ex. gros plans sur des objets ou matières, plongées totales, ralentis), il est aussi passionné par l’écriture. Il avoue d’ailleurs qu’il aurait aimé être auteur et inclut des personnages d’écrivains dans presque tous ses films. Si le fond paraît relégué au second plan ce n’est pas l’intention d’Anderson qui attache beaucoup d’importance aux messages sous-jacents de ses films, qu’ils soient en lien à la dépression, la peur de devenir adulte, ou aux relations familiales complexes. Des films tels que Fantastic Mr Fox, Grand Budapest Hôtel, L’Ile aux chiens ou Dispatch reposent sur le constat de mutations sociales à portée universelle et comportent un aspect politique (la relation à la nature, le spectre de la dictature, la liberté d’expression et le statut de l’artiste) que certains commentateurs choisissent d’ignorer.

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Avec des acteurs récurrents comme Bill Murray, Owen Wilson (qui participe parfois à l’écriture du scénario), Jeff Goldblum, Jason Schwartzman,… Est-ce une façon pour Anderson de se rassurer plutôt que de raconter toujours la même histoire ?

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Je ne comprends pas vraiment cette idée. Pourquoi aurait-il besoin de se rassurer ? Il aime faire ses films dans une ambiance rappelant les troupes de théâtre car cela nourrit sa créativité, il écrit souvent des rôles pour des acteurs précis (comme le faisaient d’ailleurs les frères Coen). Je n’ai pas le sentiment qu’il raconte toujours la même chose, à mon sens, c’est plutôt le formalisme qui caractérise son cinéma (notamment sa dimension intermédiale, ce dialogue des arts qui réfléchit son artificialité) qui provoque une impression de déjà-vu.

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L’esthétique des films de Wes Anderson est-elle avant tout une critique de l’Amérique modèle ?

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Une critique, je ne crois pas, c’est plutôt un hommage aux années 1960-70 qui est rendu à travers une esthétique rétro puisant dans une culture cinéphilique très aiguisée, on retrouve des classiques du Nouvel Hollywood dans presque tous ses films, de La dernière séance au Lauréat en passant par Harold et Maud. Il s’agit peut-être plus de nostalgie que d’une critique.

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Les références à l’écrivain Roald Dahl sont-elles présentes dans d’autres films que « Fantastique Maître Renard » ?
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L’influence de Roald Dahl est liée à l’intérêt d’Anderson pour l’enfance. Cette idée de former une équipe qui est au centre de ce film l’était déjà dans son premier, Bottle Rocket et le redevient dans La vie aquatique et dans Moonrise Kingdom qui par ailleurs comporte des animaux anamorphiques, ceux de Noyes’ Fludde (1958) opéra pour enfant de Benjamin Btitten non sans rappeler l’univers de Dahl. Cet intérêt s’est d’ailleurs récemment matérialisé par l’adaptation de plusieurs de ses nouvelles disponibles sur Netflix.
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Quelle est la part des femmes dans les films de Wes Anderson ?

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Elle est centrale bien que les personnages féminins ne soient pas les personnages principaux. Elles ont souvent ce statut d’égéries (comme Gwyneth Paltrow dans La famille Tenenbaum) comme chez Godard ou Truffaut, elles sont fortes et intelligentes et ne cèdent jamais à des débordements d’émotions ce qui crée parfois un décalage avec les personnages masculins infantiles et colériques. Pour schématiser, elles sont des figures adultes dans un monde d’adultes-adolescents.

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Les films de Wes Anderson doivent-ils rester énigmatiques selon vous ?

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Comme tous films n’appartenant pas à la catégorie « grand public », ceux d’Anderson sont sujet à interprétation. Si les scénarios sont compréhensibles (on n’atteint pas le niveau d’opacité de Lynch), les invraisemblances (utilisations de maquettes, cascades impossibles, ralentis) demandent au spectateur une suspension d’incrédulité à laquelle certains sont hermétiques. Il ne faut pas essayer de faire sens de tout ce que l’on voit chez Anderson, il y a une part de merveilleux qui résiste à l’interprétation cartésienne, cela fait partie de son univers et c’est ce qui le rend inclassable. 

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