Par son style frontal, son infatigable recherche des faits et sa grande sensibilité, Didier Daeninckx est un écrivain de passion. Dès son deuxième ouvrage, « Meurtres pour mémoire » (1983), l’écrit fait office de dynamite. Didier Daeninckx se rappelle de son enfance et déterre un passé sombre.

Que ce soit en roman ou en bande dessinée, il y a toujours de la force chez cet écrivain qui avait commencé en tant qu’ouvrier imprimeur. « Le Der des ders » (1984) est notamment une œuvre majeure de la littérature de la Première Guerre mondiale. L’histoire sera même adapté en dessin par Tardi. Le combat social pèse lourd avec les mots.

Entretien avec Didier Daeninckx, écrivain-enquêteur.

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Vous vous dites écrivain dégagé plutôt qu’engagé. Dès le début de votre carrière, souhaitiez-vous déjà dénoncer ou au moins défendre des causes ?
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Ce n’est pas qu’à partir de mon deuxième livre, « Meurtres pour Mémoires », que j’ai eu envie de me mobiliser. Mon premier roman, « Mort au premier tour », écrit en 1977, traitait vaguement d’écologie et de la construction de centrales nucléaires au bord du Rhin. Cependant, je n’avais aucune envie de dénoncer quoique ce soit.

A la sortie de « Mort au premier tour », j’ai dû réfléchir à écrire un nouveau livre. J’ai voulu affronter le souvenir de ma première rencontre avec la mort. C’était le 8 février 1962, quand une voisine, une amie de ma mère a été tuée lors de la manifestation du métro Charonne. Elle s’appelait Suzanne Martorell. « Meurtres pour Mémoire » est certes un roman policier tout à fait classique dans sa forme, mais avec comme fond la Guerre d’Algérie. Au cours de mes recherches, j’ai pris la mesure de ce qu’a représenté la manifestation du 17 octobre 1961 où plus d’une centaine de personnes ont été assassinées par la police de Maurice Papon. C’est à la sortie du livre que j’ai eu conscience que j’avais abordé un tabou de la Vème République. Maurice Papon, pourtant coupable de crimes contre l’humanité pour sa participation à la déportation des Juifs de Bordeaux, était passé à la machine à laver du gaullisme pour devenir ensuite Préfet de la République. Mon livre disait que l’Etat était responsable d’un massacre commis dans les rues de Paris.

A sa sortie, j’ai été contacté par des déserteurs de la Guerre d’Algérie et par l’historien Pierre Vidal-Naquet. Je n’étais pourtant qu’un simple ouvrier-imprimeur écrivant de temps en temps dans ma piaule d’Aubervilliers. Par son thème, « Meurtres pour Mémoire » m’a donné une certaine responsabilité. Je me suis ensuite lancé dans un projet littéraire où étaient pointées les injustices.

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Ecrire c’est donc mener l’enquête ?

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Oui. Au moment de l’écriture de « Meurtres pour Mémoire », aucun travail universitaire n’avait été encore réalisé à propos du massacre du 17 octobre 1961. Il y avait eu des tentatives de briser le silence, mais Pierre Vidal-Naquet m’a raconté que la censure était si forte que tout le monde avait été découragé.

J’ai pu retrouver plusieurs noms de disparus avec la lecture de journaux de l’époque, par exemple dans les faits divers du Parisien libéré. Certains cadavres avaient été retrouvés dans le canal Saint Denis ou encore à Rouen et avaient pu être identifiés. En 1986, soit trois ans après la sortie de « Meurtres pour Mémoires », j’ai écrit un article sur le 17 octobre dans un journal algérien. J’ai intègré quelques noms de personnes assassinées et retrouvées dans la Seine. J’ai notamment cité Fatima Bedar. Quelques jours plus tard, j’ai reçu une lettre signée par Louisa Bedar, par l’intermédiaire de mon éditeur, me disant que sa sœur ne s’était jamais suicidée. J’ai mené  une enquête en compagnie de Jean-Luc Einaudi et nous avons découvert alors que Fatima Bedar, contre l’avis de ses parents, était allée à la manifestation du 17 octobre 1961 et avait été tuée par la police et jetée dans le canal Saint-Denis. Ce n’est que le 30 octobre que son corps est retrouvé à l’écluse des Vertus à Aubervilliers. Les autorités ont conclu à un suicide. Plus de vingt ans après les événements, nous avons pu révéler la vérité sur la mort de Fatima Bedar. Elle n’était plus un fantôme mais bien une victime de la répression policière.

La littérature a une certaine puissance qui peut briser la censure et les mensonges. 

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Ce fut le même processus pour le roman « Le Der des Ders » (1984) ?

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Il y avait une énigme historique dans ma famille. Mon père m’avait raconté que mon grand-père avait déserté lors de la Première Guerre mondiale. Ce dernier étant mort en 1964, je n’avais pu échanger sur le sujet avec lui-même. Je me souviens juste que mon grand-père plaisantait en disant qu’il avait été capitaine de bateau lavoir parce que son épouse était blanchisseuse sur l’Île Saint-Denis. Il mettait toujours une distance avec la guerre.

Lors de l’écriture de « Le Der des Ders », je me suis rendu au Fort de Vincennes afin d’avoir accès au dossier de mon grand-père. Les archivistes m’ont répondu que le dossier n’existait pas. De plus, tout ce qui concernait les déserteurs ne pouvait être étudié que 120 ans après les faits.

A la sortie de « Le Der des Ders », j’ai été invité à l’émission de Bernard Pivot, Apostrophes, et j’ai fait mention de la désertion de mon grand-père. Ma tante paternelle m’a alors attaqué dans la presse locale en prétextant que son père avait juste le sommeil lourd et par conséquent ne se réveillait pas à temps pour aller aux tranchées… (rires). A la mort de ma tante, il y a quelques années, nous avons retrouvé le dossier de condamnation pour désertion de mon grand-père. Elle s’était faite la gardienne du temple Daeninckx.

Mon grand-père a donc déserté en 1917 et a vécu pendant presque un an dans la clandestinité. Je suis retourné à Vincennes et j’ai découvert que le nom avait été mal orthographié. Il y a un dossier au nom de Doeninckx. Mon grand-père était anarchiste.

Je ne cherche pas la vérité mais le contexte.

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« Playback » (1992) est un roman à plusieurs couches. Il y a l’aspect social mais aussi la supercherie de musique. Comment est venue l’idée ?

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Dans les années 80/90, ma fille était abonnée au Top 50. J’avais l’habitude de lui acheter des 45 tours du genre « Comme un ouragan » (1986) de Stéphanie de Monaco. J’étais fasciné par toute cette ambiance de stars. Cela me rappelait que dans une cité d’Aubervilliers où j’ai vécu adolescent, une jeune terreur, Serge Fornaciari, était devenu une vedette de la chanson. Sous le nom de Serge Latour, il a enregistré un disque qui a cartonné, « Douce Dame », et fait la une de Salut des Copains. Il était présenté comme un berger des montagnes italiennes, personnage totalement inventé.

A l’époque du Top 50, je me rendais souvent dans la région de Longwy. L’industrie sidérurgique était en train de s’effondrer. J’ai constaté que RTL visitait tous les villages afin de trouver une nouvelle présentatrice et organisait des castings géants qui préfiguraient les  émissions de télé réalité. J’ai alors eu l’idée d’écrire sur la métamorphose de la culture ouvrière digérée par la variété. Au même moment, j’ai appris que des anciens de la sidérurgie avaient été engagés pour travailler dans le parc des Schtroumpfs. Ils passaient du bleu prolo au bleu de la caricature.

Même la gare de Longwy, lieu des échanges, a été transformée en morgue. J’ai pu voir que la dignité ouvrière se faisait lentement avalée. 
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« Cannibale » (1998) a eu beaucoup d’écho. Attendiez-vous un tel accueil ?

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Ce fut à nouveau un hasard de la vie. J’avais déjà suivi les événements de Nouvelle-Calédonie dans les années 80. Quelques jeunes kanak avaient été emprisonnés à Paris. Le journal de la Ligue communiste révolutionnaire avait publié un article sur le sujet. Ces jeunes étaient arrivés dans le froid de la métropole en t-shirt, mangeaient mal et étaient mal traités. Je suis donc devenu parrain d’un des détenus afin de l’aider.

En 1997, un ami est devenu directeur d’une bibliothèque à Nouméa. Depuis 5 ans, il créait des bibliothèques improvisées dans toute l’île afin de donner accès à la population kanak à la lecture. Ces cases-bibliothèques se trouvaient dans des épiceries, des mairies ou des lycées. Mon ami me proposait de faire la tournée des cases bibliothèques. J’ai accepté et je suis resté en Nouvelle-Calédonie pendant plusieurs semaines. Par deux fois, des kanak sont venus à ma rencontre pour me raconter que leurs ancêtres avaient été exposés comme des animaux dans des zoos français. Je pensais qu’il s’agissait juste d’une métaphore, qu’on les avait traités comme des moins que rien. Je me renseigne tout de même et j’ai trouvé des documents sur le sujet à Nouméa. Une centaine de kanak ont bien été exposés comme des animaux en 1931, à Paris, pendant l’Exposition coloniale.

J’ai publié « Cannibale » deux mois avant la Coupe du monde de football. Un des joueurs de la sélection française était kanak : Christian Karembeu. Je décide de lui envoyer le livre via l’adresse du Réal de Madrid où il « travaillait » tout en l’informant qu’un des personnages, Willy, portait son nom de famille. Il a été exposé comme un animal à Paris en 1931.

Après la Coupe du monde que les Bleus ont remporté, Karembeu me téléphone et me propose de le rencontrer à Clairefontaine. Il m’annonce alors que Willy Karembeu était son arrière-grand-père.

Christian décide d’en parler sur VSD puis en octobre est invité à la télévision par Thierry Ardisson.
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Vous avez réalisé deux bandes dessinées avec Tardi, « Le Der des Ders » et « Varlot soldat ». Etait-ce le dessinateur parfait pour raconter vos histoires de la Grande Guerre ?

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En 1986, en sortant des bureaux de Gallimard, je croise Tardi en terrasse. Il me lance : « Oh, Daeninckx, viens boire un demi ». Tardi venait de lire « Le Der des Ders » et souhaitait l’adapter en bande dessinée. Les années passent et en 1997 il m’appelle pour me dire qu’il est enfin disponible. Il habitait alors Villemomble et c’est là qu’on se rencontraient pour travailler sur « Le Der des Ders ». Puis, avec le fax et quelques coups de téléphone le matin, nous avons continué d’échanger. Tardi est un dessinateur méticuleux et passionnant.

« Le Der des Ders » paraît en 1997 au moment du 80ème anniversaire des mutineries. Des amis belges basés à Mons me téléphonent car ils organisaient une grande exposition sur la guerre de 14-18. Ils me demandent d’écrire une histoire et de contacter Tardi pour qu’il réalise un dessin. En fait, l’histoire le motive et il me propose de réaliser une courte bande dessinée au lieu d’une illustration. Les éditions L’Association ont accepté de la publier dans la foulée.

J’ai passé un week-end avec Tardi à Mons puis nous nous sommes mis au travail. « Varlot soldat » élucide une image du « Der des Ders ». On voyait le personnage écraser avec sa crosse la tête d’un de ses camarades. Avec Tardi, nous nous étions entendus sur le fait que le soldat venait de se suicider et Varlot lui fracassait la tête pour maquiller ce décès en Mort pour la France.

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Mako est-il le dessinateur qui vous comprend le mieux ?

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Oui. Tardi est un artiste de l’intuition et comprend parfaitement les mentalités et le passé. Il a besoin d’une grande solitude pour réaliser des albums et pas de longs discours.

Avec Mako, il y a davantage de dialogues. Il a besoin d’être très libre pour la composition des planches et aussi d’être « ambiancé » pour reproduire une histoire. C’est un passionné de western et à la fois quelqu’un de très attaché à ses racines du Nord de la France.  

Lorsque vous travaillez avec quelqu’un d’autre, vous devez sans cesse vous adaptez à la personnalité.

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Vous avez raconté plusieurs fois l’histoire de Missak Manouchian. Il a été récemment panthéonisé. Y’a-t-il encore des choses à raconter sur le groupe Manouchian ?

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En écrivant le roman « Missak » (2009), j’ai eu la chance d’être en lien avec la famille Manouchian. J’ai ainsi pu consulter les archives privées. J’ai pu redécouvrir le personnage. Manouchian est finalement loin de l’archétype du guerrier communiste. Il faut lire ses lettres à son épouse Mélinée. La phrase « Je meurs sans haine pour le peuple allemand » bouscule nos opinions.

Missak Manouchian était avant tout un amoureux fou de la littérature, de la poésie. Pour moi, c’est un poète qui a été contraint de prendre les armes. La première victime des fascismes, des totalitarismes, c’est la langue. L’a langue allemande est devenue pour le monde entier un dialecte barbare, corrompue par les nazis, alors que c’est la langue de la poésie, de la philosophie, de l’opéra.

Les derniers travaux historiques ont révélé ce que faisait Manouchian entre 1930 et 1933. Il vivait à Chatenay-Malabry dans une communauté végétarienne et naturiste, la Cité nouvelle, une sorte de phalanstère regroupant de jeunes prolétaires passionnés de culture. Manouchian lisait, écrivait et payait sa coloc en faisant la cuisine, en posant pour les peintres, les sculpteurs de Montparnasse. Il a adhéré au parti communiste en 1934, mais ce n’était pas un être sectaire, une grande partie de ses amis, par exemple, était opposée au pacte germano-soviétique de 1939.

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Vous avez écrit trois romans du Poulpe. L’exercice comporte des règles strictes. Avez-vous pu intégrer votre personnalité et votre style ?

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Oui. En juin 1996, l’écrivain libertaire Jean-Bernard Pouy m’a appelé pour me demander une histoire de 150 pages. Je n’ai même pas lu sa « bible » et j’ai commencé à travailler. Je venais de publier un livre très polémique sur une grande figure de la gauche française, Gilles Perrault. J’y révélais notamment qu’il s’était porté volontaire pour combattre parmi les parachutistes coloniaux lors de la Guerre d’Algérie, qu’il soutenait des gens plus que douteux. Au même moment, j’avais découvert des textes antisémites et négationnistes écrits par Roger Garaudy, un philosophe communiste devenu soutien de l’ayatolah Khomeiny ! Et contre toute attente, ce Garaudy avait été soutenu par l’Abbé Pierre dont la cape était alors sans taches.

Je me suis inspiré de ce mélange des genres qui voyait des gens passer de la couleur rouge à la couleur brune. Pour le roman du Poulpe, il fallait trouver un titre original – j’ai choisi « Nazis dans le métro » référence au roman de Raymond Queneau, « Zazie dans le métro ». Le contexte me donnait plein d’inspiration pour cette histoire du Poulpe. Si vous lisez le roman de près, vous pourrez déceler plein de choses qui se sont vraiment passées.

En 15 jours, j’ai écrit « Nazis dans le métro ».

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L’extrême droite rôde sans cesse dans vos histoires. Comment peut-on vaincre une telle hydre ?

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Elle s’est même intégrée le monde ouvrier. Mon grand-père maternel, maire de Stains, a quitté le Parti communiste en 1939 car il refusait le Pacte germano-soviétique. Il s’est engagé pour combattre l’Allemagne nazie, son frère est mort dans les camps. Certains de ses maires adjoints ont, quant à eux, rejoint Jacques Doriot un ex communiste qui a fini sous l’uniforme nazi..

L’histoire peut se répéter. On constate aujourd’hui qu’une partie de la gauche a abandonné la laïcité, qu’elle a également baissé la garde vis-à-vis de l’antisémitisme. J’ai été l’un des organisateurs du mouvement Ras l’front dans les années 90. En interne, j’ai pu constater la présence de la lèpre du négationnisme. Ras l’front aujourd’hui n’existe plus – il s’est sabordé, victime de ses errements.

De nos jours, le Rassemblement national met en avant un programme social afin d’attirer les voix ouvrières. La combinaison du national et du social est un levier extrêmement puissant, et même si l’Histoire ne se répète pas, il n’est pas inutile de regarder dans le rétroviseur pour y lire quelques lignes de force.…

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Photo de couverture : © Brieuc CUDENNEC

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