Après avoir connu un succès retentissement en tant que livres, jeux vidéo, le Sorceleur (The Witcher) est adapté à la télévision depuis 2019. Créateur de mondes fantastiques, l’écrivain polonais Andrzej Sapkowski a su bâtir des ambiances et des environnements complexes et détaillés.

Geralt de Riv est suivi par des compagnons tels que Ciri – personnage riche car destiné à un avenir déterminant dans le monde du Sorceleur.

« Les Chroniques de Ciri » détaille les succès, les errances, les rencontres, les joies et les souffrances de la princesse de Cintra. Justine Breton, docteur en littérature médiévale et maître de conférences en littérature française à l’Université de Reims Champagne-Ardennes, y signe une étude soignée. Mathilde Marlot vient illustrer ce vaste univers de fantasy.

.
Entretien comparée.

.
.
.
.

Quels furent vos sentiments lors de vos premières lectures des histoires d’Andrzej Sapkowski ?

.
.
.
.

Justine Breton : J’ai découvert la saga du Sorceleur par la fin. Je faisais des recherches sur les réécritures de la légende du roi Arthur, et je suis tombée par hasard sur le roman La Dame du Lac de Sapkowski. Mais comme il s’agit du tome 7, je ne pouvais pas attaquer avec la conclusion, donc j’ai commencé ma lecture au premier tome, le recueil de nouvelles initial. Et j’ai tout de suite été happée par l’univers. C’est une fantasy sombre et torturée, où le héros s’interroge sans cesse sur le Bien et le Mal, et avec des éléments de folklore extrêmement riches : c’est tout ce que j’adore dans la fantasy, à la fois l’exploration d’aventures épiques et psychologiques, et le fait que l’œuvre laisse apercevoir tant d’autres possibilités narratives.

Mathilde Marlot : Je n’ai encore jamais lu ses ouvrages. J’ai pu voir les deux premières saisons de la série adaptée de ses récits. Pour les projets Bragelonne autour de cet univers, j’ai pu discuter avec mes collaborateurs. Les monstres et l’ambiance m’évoquent les contes de Grimm et autres récits d’Europe de l’Est que j’affectionne depuis l’enfance.

Souvent, un illustrateur doit travailler sur un univers qu’il ne connait pas et n’a pas le temps pour lire l’œuvre avant d’entamer le travail.

.
.
.
.

Romans, jeux vidéo, série télévisée,… l’univers du Sorceleur est-il sans limites ?

.
.
.
.

Justine Breton : Il semblerait bien… Sapkowski a peint un monde fictif déjà vaste, et qui par ailleurs s’étend sur un temps long : on assiste à des guerres, à des intrigues politiques, à des manipulations magiques qui durent depuis des siècles, etc. On pourrait avoir des dizaines d’aventures rien qu’en Témérie, ou au Nilfgaard, sans même parler du monde parallèle des elfes. Cela donne la possibilité d’explorer l’histoire de Geralt, ou d’autres personnages, sous de nombreux angles différents. C’est d’ailleurs un des atouts des jeux vidéo : à partir d’une trame fixe, ils laissent au joueur ou à la joueuse la possibilité de parcourir les routes du Continent de façon très libre, en particulier dans le troisième opus (The Witcher 3 : Wild Hunt) qui fonctionne en monde ouvert. Chaque adaptation est une nouvelle interprétation. Outre les jeux et le « Witcher-verse » développé par Netflix, on pourrait aussi mentionner le jeu de plateau, le jeu de rôle, les romans graphiques… Il y avait même eu une comédie musicale créée en Pologne il y a quelques années (qui n’a pas envie de voir Geralt et Yennefer chanter et danser ?!). Ce qui est génial, c’est que l’univers du Sorceleur a un côté fascinant et ludique qui incite de très nombreux créateurs à se l’approprier. Même l’auteur, Andrzej Sapkowski, y revient pour un nouveau roman, car il sait bien qu’il reste encore tant de chemins à parcourir avec ces personnages.

.
.
.
.

.
.
.
.

Avez-vous également étudié les mythes et légendes d’Europe de l’Est afin de mieux comprendre la série du Sorceleur ?

.
.
.
.

Justine Breton : En travaillant sur la façon dont la saga du Sorceleur construisait sa propre légende, je me suis intéressée aux sources d’inspiration de l’auteur et aux très nombreuses références qu’il convoque. Il réécrit notamment des contes de fées traditionnels, mais puise aussi dans des éléments de folklore issus d’Europe de l’Est, dans des contes russes, dans des légendes arabes ou japonaises, etc. Parfois, cela forme la trame complète d’une histoire, mais parfois cela n’apparaît que très discrètement dans des créatures que combat le Sorceleur, ou dans une remarque anodine d’un personnage secondaire. C’est passionnant à étudier. Parce que l’univers que Sapkowski a créé est né de la « Conjonction des sphères », une espèce de big bang qui a provoqué la collision de différentes planètes, on retrouve tout au long des aventures des personnages des influences variées tirées de nos propres cultures, et le tout se mélange pour former l’arrière-plan culturel partagé par les héros. Il n’est pas nécessaire de repérer toutes ces références pour apprécier l’œuvre, heureusement, mais par ces bribes l’auteur donne à voir ce que pourrait être une culture internationale, le tout dans un monde nourri par la violence et la magie.

.
.
.
.

Avez-vous parfois l’impression que Sapkowski improvise au sein de son récit ?

.
.
.
.

Justine Breton : Pas vraiment ; au contraire, tout est toujours très construit. Les nouvelles laissent apparaître une grande latitude dans le récit, avec des aventures indépendantes qui mènent les personnages (et les lecteurs) dans des directions très variées, mais leur déroulement est ciselé. Et à partir du moment où Sapkowski se lance dans les romans, on sent véritablement que la structure est finement travaillée et est pensée comme un ensemble, et que tout est soigneusement mis en place dès le début pour parvenir au dénouement dans La Dame du Lac. Le roman autonome La Saison des Orages allie un peu les deux types de structure, celui plus dynamique des nouvelles et celui très méticuleux des autres romans. Les personnages donnent parfois l’impression d’improviser, comme quand Geralt fait des bifurcations dans son parcours au fil des rencontres et des informations trouvées ; mais ce n’est pas le cas de l’écriture de l’auteur. Contrairement à George R.R. Martin par exemple, qui « laisse vivre » ses personnages et voit où ils l’emmènent, Sapkowski construit son récit et le suit plus étroitement d’un bout à l’autre – c’est l’opposition entre les auteurs plutôt « jardiniers », qui observent le développement des graines qu’ils ont plantées, et les auteurs plutôt « architectes », qui ont une vue d’ensemble et la bâtissent pas à pas. Dans Le Sorceleur, il n’y a pas vraiment de place à l’improvisation dans l’écriture, ce qui permet en revanche de créer des effets d’annonce, des échos et des détournements de motifs qui emportent le lecteur d’un tome à l’autre.
.
.
.
.

Les monstres (dragons, lycanthropes…) sont-ils les modèles les plus agréables à dessiner?

.
.
.
.
Mathilde Marlot : Oui et non à la fois: oui, car j’adore dessiner les monstres, l’horreur et même le gore: je trouve très intéressant de dessiner tout ce qui est organique, luisant, visqueux… Je pousse souvent mes recherches très loin pour suggérer un certain réalisme. J’aime imaginer de nouvelles visions et représentations des monstres (plutôt classiques) qui sont demandés. J’ai envie que le lecteur croie presque qu’ils sont dessinés d’après nature.

Le non est pour les dragons spécifiquement : j’aime les dragons visuellement car ce sont de belles créatures. A titre personnel, j’ai un « blocage » avec eux car selon moi, il n’y a pas de manière plus incroyable de les représenter de nos jours que ce qui a déjà été fait dans les films de Peter Jackson ou dans la série Game of thrones pour ne citer que deux exemples. Donc je me plais à nommer cela mon « complexe du dragon » (rires).

.
.
.
.

.
.
.
.

Quelle est la part la plus historique de la saga ?

.
.
.
.

Justine Breton : Tout dépend ce que l’on entend par « historique ». Le Sorceleur se déroule dans un monde qui rappelle notre Moyen Âge occidental, mais c’est bien un univers à part, avec ses propres contraintes géographiques, sa propre chronologie, et des enjeux raciaux et magiques très spécifiques. En ce sens, ce n’est pas une œuvre historique, au sens où elle ne réécrit pas notre histoire. Mais la saga propose quelque chose de bien plus intéressant, à mon sens : elle recrée une histoire. À partir de ces enjeux géographiques, temporels et autres, Sapkowski forme un univers cohérent et nous montre comment il évolue et comment l’Histoire se forme. On dit parfois que l’Histoire est écrite par les vainqueurs, mais Sapkowski s’intéresse à un fonctionnement bien plus complexe et, en réalité, plus proche de notre propre perspective historique : l’Histoire est faite de grands plans de batailles et d’intrigues politiques au long cours, mais aussi d’enjeux socio-économiques, de hasards, et de détails apparemment anecdotiques qui ne peuvent prendre de sens que lorsqu’ils sont mis dans la perspective d’un récit construit rétrospectivement. C’est le cas pour l’intervention involontaire de Ciri auprès du navire Catriona, pour le rôle joué par la jeune Nadia Esposito dans le pogrom de Rivie, etc. L’auteur donne à voir à la fois les faits, les différents points de vue qui forment ensemble une trame paradoxale, et la construction rétrospective d’un récit pour donner du sens à tout cela. En ce sens, toute la saga du Sorceleur est une magnifique illustration de ce qu’est l’histoire.

.
.
.
.

Le lien entre Ciri et Yennefer est-il ambigu (amour, apprentissage, moqueries, jalousie…) ?

.
.
.
.

Justine Breton : Oui, et c’est ce qui lui donne toute sa richesse. Yennefer et Ciri développent une relation mère-fille, et c’est en soi une relation pleine de contradictions. Ciri admire la magicienne, mais lui envie aussi sa relation privilégiée avec Geralt, et il lui faut progressivement grandir et devenir une femme autonome, à partir de ce modèle féminin et des autres influences qui l’aident à se construire. Les deux femmes s’aiment, mais c’est un amour construit sur la durée, sur les expériences partagées et sur la transmission. Cela le rend peut-être plus profond. Il ne s’agit pas là d’instinct maternel, ou de force magique liée au destin : c’est un amour d’autant plus fort qu’il est choisi et entretenu par les deux héroïnes. Yennefer construit son rôle de mère alors qu’elle-même n’a pas eu de modèle aimant ni véritablement bienveillant. De même, Ciri construit sa personnalité et son rapport aux autres entre son expérience d’enfant privilégiée d’une part, et d’autre part ses mésaventures de princesse traquée. Les relations des magiciennes entre elles, de façon générale, reposent aussi sur des sentiments ambivalents : amitié, admiration, jalousie, compétition, etc. Sapkowski parvient à peindre des relations qui nous paraissent profondément réelles, ou peut-être réalistes, justement parce qu’elles sont complexes.

.
.
.
.

Ciri est-elle un personnage qui évolue plus que Geralt de Riv ?

.
.
.
.

Justine Breton : Disons surtout qu’elle évolue plus rapidement, et pour cause. Entre le début et la fin de la saga, Ciri passe de gamine prétentieuse, avec déjà un sacré caractère, à jeune femme accomplie et capable de tenir tête à des armées entières. La saga donne à voir la fin de son enfance, son adolescence et son entrée dans l’âge adulte, ce qui dans son cas se fait souvent dans la souffrance. Ciri évolue de façon naturelle, parce qu’elle grandit, mais elle évolue aussi du fait des nombreux obstacles qui s’imposent à elle. Pour moi, et malgré tout l’attachement que j’ai pour le personnage de Geralt, Ciri est véritablement la clé de la saga du Sorceleur, parce qu’elle condense en elle tous les enjeux narratifs : la guerre, la magie, l’amour, l’humanité.

La situation est plus subtile pour Geralt. Parce qu’il est un sorceleur présenté à l’âge adulte, il vieillit très lentement, ce qui signifie qu’il change peu, tant sur le plan physique que du point de vue de sa personnalité. Il lui faut alors beaucoup plus de temps que Ciri pour évoluer, mais c’est justement au contact de la jeune fille qu’il revient sur ses idées très arrêtées – notamment sur le fait de se lier aux autres personnages, ou de choisir la neutralité dans les combats qui déchirent le Continent. Devenir père bouleverse sa façon de voir les choses, pas de façon automatique, mais parce qu’il apprend doucement à comprendre le point de vue de la jeune fille. Ciri est celle qui le fait changer, et c’est une prouesse d’autant plus intéressante que les sorceleurs ne sont pas censés évoluer.
.
.
.
.

Après études, qu’est-ce qui vous surprend encore dans les romans de Sapkowski ?


.
.
.
.
Justine Breton : Je crois que je reste toujours autant fascinée par la richesse des personnages et des intrigues secondaires. Le parcours de Geralt, Ciri et Yennefer est grandiose, et crée une matière épique digne des plus grandes sagas de fantasy. Mais tout l’univers prend vie dans des détails à l’arrière-plan, dans des commentaires discrets que font des personnages à peine nommés, au détour d’un chapitre. À chaque relecture, je m’arrête sur des détails dans les dialogues ou dans la description. Je suis par exemple captivée par le personnage du courrier Aplegatt : il n’apparaît que brièvement dans la saga, mais il est parfaitement représentatif de tous les enjeux de cet univers, de l’omniprésence de l’information et de la rumeur, de la force des complots politiques et magiques, mais aussi de la prédominance du hasard, et de la façon dont la « petite histoire » individuelle rencontre et forme la « grande ».

.
.
.
.

PARTAGER