Artiste fascinant et bien souvent incompris, Roland Topor (1938-1997) reste une référence incontournable du monde de l’art. Dessinateur, peintre, écrivain, acteur, réalisateur… l’homme au rire tonitruant était un pur créateur.

Dès 1958, avec une image réalisée pour la revue Bizarre, Roland Topor se démarque par son originalité et son talent. Compagnon de route du journal Hara-Kiri, co-fondateur du (anti-)mouvement artistique Panique, il voue sa vie à un art total qui mêle violence, angoisse, rêve, poésie et humour.

Le génie graphique de Roland Topor est présenté et analysé dans le livre « Le Monde selon Topor » (Editions les Cahiers dessinés).

Entretien avec Alexandre Devaux, historien de l’art et co-commissaire de l’exposition en 2017 à la Bibliothèque nationale de France
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Ecrivain, dessinateur, peintre, poète, dramaturge, décorateur,… Roland Topor était un artiste aux multiples talents. Était-il avant tout un sérieux déconneur ?
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Topor aimait en effet employer le terme de déconnage pour parler de ses activités. Il faut probablement entendre par ce terme celui d’un homme qui abhorre l’esprit de sérieux.  Il expliquait la multiplicité de ses activités par le fait que l’une était récréative de l’autre. Topor avait juste besoin d’un crayon pour noircir du papier. Ecrire était pour lui une autre façon de dessiner.

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Le monde de Topor est-il un monde tourmenté ?

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Je distingue le rire de l’humour en particulier quand il est noir. Ce dernier  n’a pas forcément vocation à faire rire. Chez Topor, le noir de l’humour était une façon de faire surgir la partie sombre de l’être humain ainsi que le non-dit.

C’était un artiste angoissé et paniqué. Issu d’une famille juive polonaise, son enfance pendant la Seconde Guerre mondiale a été marquée par l’exclusion, le racisme, la traque, la nécessité de changer d’identité, l’obligation de se cacher, de mentir pour se protéger. Des situations d’une insécurité extrême. Jeune garçon, avant même de savoir qu’elles peuvent être les significations d’une appartenance quelconque à une communauté ou une culture, Roland Topor a dû comprendre que lui et ses proches étaient en danger.

Sans doute peut-on voir dans son œuvre l’expression d’un certain nombre de tourments, les siens et par extension ceux de tout être humain. Topor a su donner une forme à la souffrance en décrivant ses cauchemars ou ceux de personnes qui les lui confiaient. Les images que créent Topor ne sont pas consensuelles et ne se donnent pas a priori comme aimables. Pourtant, grâce à l’humour, cette noirceur du refoulé devient supportable, voire même jouissive, pour peu que l’on accepte de fournir un petit effort. En ce sens, je dirais que chaque œuvre de Topor participe d’un yoga mental.

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Roland Topor s’est-il inspiré des œuvres de son père, Abram ?

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Jeune sculpteur, Abram Topor a obtenu un prix de sculpture aux Beaux-arts de Varsovie. C’est ainsi qu’il a pu obtenir un passeport et une bourse pour effectuer un séjour d’étude à Paris. Cela devait durer  6 mois. Abram n’est finalement jamais rentré en Pologne.

Les péripéties et déplacements successifs qu’il a dû encourir durant la guerre l’ont incité à troquer l’ébauchoir pour le pinceau ; les toiles étant plus faciles à transporter que les sculptures.

Les œuvres d’Abram ont souvent quelque chose d’inquiétant derrière leur apparence naïve. Les perspectives sont souvent interrompues par des éléments qui font écran et des effets de flou rendent la perception parfois incertaine. Difficile de savoir si l’on peut se fier à cette douceur, cette quiétude et ce silence émanant des toiles d’Abram.  Quelque chose d’inquiétant semble sourdre.

En ayant comparé deux vues d’une rue, l’une dessinée par le père et l’autre par le fils, je me suis fait la réflexion que Roland rendait manifeste ce qui chez Abram est latent. Chez Abram la rue est vide, les fenêtres des immeubles comme les portes sont closes. Le dessin de Roland représente également une rue, il la construit sur un point de fuite commun, mais de chaque fenêtre sort un canon pointé sur la rue. Roland Topor révèle le danger.

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En 1958, Topor réalise son premier dessin pour une couverture de la revue Bizarre. Un personnage y représenté en deux temps : dans le premier il  va se prendre un pavé sur la tête, dans le second il est assommé ou mort. Topor rit-il de ce qui nous fait mal ?

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Il joue avec les peurs archétypales de l’être humain. Physiquement, le rire peut être une échappatoire à une situation oppressante. Intellectuellement ou spirituellement aussi. Il s’agit alors d’une autre sorte de rire. Topor a raconté que lors d’interviews, lorsqu’il trouve des questions ridicules ou pièges, voire même quand il se sent lui-même ridicule, il s’échappe par le rire ou par une pirouette. Toute œuvre parle de son auteur. Même si je n’ai jamais rencontré Topor et même si je n’ai jamais vécu les drames qu’il a vécus, je me sens proche de lui lorsque je regarde ses œuvres. Je suis très reconnaissant envers Topor des efforts qu’il m’incite à fournir pour comprendre ce qu’il raconte. C’est tout bénef ! En essayant de mieux comprendre l’autre, malgré les difficultés qu’il expose, je me comprends un peu mieux moi-même. Car nos peurs en disent beaucoup plus sur nous que toute autre idée à laquelle nos croyances s’attachent. Quand on a compris que l’on construit beaucoup de choses qui ont pour cause nos peurs, on comprend mieux la beauté des lieux de culte.

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Travailleur acharné, Roland Topor avait également le besoin de sortir de son bureau. Était-il un faux misanthrope ?

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C’était un véritable noctambule. Il disait ne pas aimer se coucher par peur de mourir. Il disait aussi ne pas aimer se réveiller par peur de naître.

Il fréquentait toutes les couches sociales et toutes les nationalités. Une de ses compagnes raconte que Topor pouvait rentrer chez lui tard dans la nuit avec quelqu’un qu’il avait rencontré dans un bar, et qui devenait le meilleur ami d’un instant. Parfois l’amitié a duré.

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En 1962, il fonde avec Alejandro Jodorowsky et Fernando Arrabal le mouvement Panique. Y’avait-il l’envie de fonder un art offensif ?
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Comme Jodorowsky et Arrabal, Topor était un déraciné, d’une grande sensibilité et très influencé par le surréalisme. Cependant, il était angoissé par les doctrines de tout poil dont celles qui noyautent la plupart des mouvements artistiques. André Breton avait un discours doctoral qui n’était pas du goût de Topor. De plus, Breton n’avait aucun goût pour la science-fiction, le polar, le be-bop et le rock naissant ; autant de genres dont raffolait Topor et ses amis. Topor était également très au fait des publications lettristes et situationnistes.

En fondant Burlesque puis Panique, Jodorowsky, Arrabal et Topor avaient l’ambition de singer l’idée de mouvement ; ce genre de dérision ou de mystification revient souvent dans l’histoire de l’art. Cela commence par une plaisanterie, puis une dynamique se crée et s’il y a une cohérence, une articulation, cela devient un mouvement. Panique s’est mis à exister par l’usage du mot accolé aux pratiques de chacun. Les dessins de Topor sont devenus « dessins panique », Arrabal a fait du « théâtre panique », Jodorowsky a écrit des « contes paniques » et a fait des « films paniques »… Ensemble ils ont réalisé à Paris des « éphémères paniques » qui étaient des performances scéniques, initiées par Jodorowsky au Mexique. En 1985, une grande exposition  a eu lieu à Rennes qui s’intitulait Panique internationale. Le Panique existe et tout le monde peut s’en revendiquer, puisque tout le monde a la trouille. Même les cons. Le con, c’est probablement quelqu’un qui ne sait pas qu’il a peur. Dommage pour lui, il passera à côté du Panique. Avoir le courage d’identifier ses peurs les plus profondes, cela permet de savoir qui l’on est. Passer à côté du Panique c’est aussi passer à côté de soi.

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Quel est le lien entre Roland Topor et Marcel Aymé ?

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Topor a illustré les romans de Marcel Aymé. Ce dernier a écrit des histoires où les personnages nourrissent beaucoup d’espoir et se font finalement avoir. Topor aimait l’univers désespéré de Marcel Aymé et la part de fantastique présente dans ses histoires.

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« Le Locataire chimérique » (1964) est-il une sorte d’autobiographie ?

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Topor a toujours eu des problèmes de voisinage. Etant Juif polonais, Abram, son père a été arrêté et incarcéré au camps de Pithivier, d’où il a réussi à s’enfuir. Recherché par la police, il s’est caché pour ne pas mettre en danger sa famille. Les Topor se voyaient clandestinement. Le voisinage, dont la propriétaire de leur appartement, passait régulièrement les enfants à la question pour tenter de savoir s’ils avaient vu leur père. Afin d’échapper à la rafle du Vel d’hiv toute la famille a finalement dû quitter l’appartement parisien. Après la guerre, les Topor ont pu récupérer leur logement mais la propriétaire restait la même. Cette situation est dingue ! Une même personne qui allait vous envoyer à la mort quelques mois plus tôt redevenait une personne « normale ».  

Topor a gardé ce sentiment de panique où, potentiellement, tout un chacun peut devenir un risque pour ta survie. Le sujet du « Locataire chimérique » reste encore très moderne. Topor est décédé alors qu’un de ses voisins de son appartement du 16ème arrondissement avait porté plainte contre lui pour ses nuisances sonores. Il riait trop fort. Le voisin a même gagné son procès. Après la mort de Topor…

Dans « Le Locataire chimérique », le personnage principal rejoue la vie, tragique, du précédent locataire. C’est un aspect psychanalytique : vous tentez de vivre votre propre vie mais des événements vont contraignent à jouer ou rejouer des scènes de la vie d’un autre. Les scènes traumatiques se revivent de locataire en locataire. C’est de la psycho-généalogie immobilière.

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Quel est le Paris de Roland Topor ?

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Il aimait Paris pour son cosmopolitisme, sa richesse artistique, ses bistrots… Abram, son père, partageait cet amour. Il a quitté Varsovie pour Paris en 1930. La première chose qu’il a faite en arrivant c’est de visiter le Musée du Louvre. Enfants, Roland et sa sœur, Hélène, y étaient emmenés chaque dimanche par leur père pour une visite d’une heure.

Topor aimait le Paris « métèque ». Il avait une bande d’amis suisses, américains, belges, espagnols… Topor était également un grand voyageur mais avait une peur (panique) de l’avion. Il se limitait par conséquent à la voiture ou au train. À Paris il se déplaçait en taxi.

Il aimait l’ambiance des bars et des restaurants parisiens ; à l’époque, on y pouvait encore fumer. Au même titre que le professeur Choron, il aimait être le roi de la fête. 

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Roland Topor était également acteur. Etait-ce avant tout un amusement ?

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Oui. Le photographe et réalisateur américain William Klein disait de lui qu’il était un acteur authentique. Topor faisait certes du Topor mais il avait tant de personnalités qu’il pouvait jouer des rôles très différents. C’était une personnalité multiple. Il est toujours difficile d’identifier Topor car toujours en mouvement.

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Téléchat a marqué bon nombre d’enfants des années 80 et 90. Roland Topor se plaisait-il à se mettre au niveau des enfants ?
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Comme Dubuffet, il aimait la capacité créative des enfants – aussi bien par le jeu et que par le mensonge. L’imagination peut devenir géniale.

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Dans le dessin animé « La Planète sauvage » (1973) de René Laloux et Roland Topor, l’enfant androïde domine les humains.

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Topor voyait dans l’enfant un potentiel exacerbé de l’être humain dans tous les domaines. Bien que très jeune, quelqu’un peut être très créatif dans la tyrannie et la cruauté. 

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« Marquis » est-il le meilleur hommage au sulfureux Marquis de Sade ?

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Topor aimait utiliser l’esprit des fables pour raconter ses histoires. « Marquis » exprime quelque chose de cet ordre. En empruntant la métaphore, Topor livre une réflexion humaniste. Humaniste ne veut pas dire bien-pensant. Comme dans la fable, les hommes dans Marquis ont des masques d’animaux.
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La Planète sauvage © Argos Films
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