Depuis sa fondation autour du VIIIème siècle avant Jésus-Christ, Rome s’est forgée au sein des mythes et des croyances. La République, autant que l’Empire, a fait appel aux Dieux pour vaincre ses ennemis. L’Empereur, lui-même, était Grand Pontife. Dès le règne d’Auguste, la figure du souverain est sacralisée et par conséquent le divin accède au pouvoir romain.

Après les persécutions, le Christianisme s’impose comme religion d’Etat à partir du IVème siècle et survit à l’Empire romain.

Entretien avec Yann Le Bohec, Professeur émérite l’Université Paris Sorbonne, à propos des liens entre pouvoir de Rome et religions.

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Le mythe de Romulus et Rémus se renforce-t-il avec l’aspect religieux (les jumeaux sont fils de Mars) ?

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Le mythe est fondamentalement religieux, parce qu’il permet au fidèle de connaître les dieux, surtout si ce dernier est peu ou pas cultivé. Mais il faut dire, dès maintenant, que les mythes n’avaient pas une valeur contraignante, comme dans les religions monothéistes : on ne peut pas être chrétien si on ne croit pas à Dieu et au Christ ; on peut être un bon Romain, qui plus est pieux, même si on ne croit pas à ces interventions divines.

En l’occurrence, Romulus est d’abord un dieu à 50%, un demi-dieu, parce qu’il est fils d’un dieu et d’une mortelle, et il l’est devenu à 100% par la suite, après avoir fondé Rome. Dans la légende la plus connue, Romulus et Rémus sont les fils de la vestale Rhéa Silvia et du dieu Mars. Roi usurpateur l’Albe-la-Longue, Amulius les fait abandonner en espérant qu’ils mourront et qu’ainsi ils ne pourront pas revendiquer son domaine, puisqu’ils ont droit à l’héritage par leur mère. Une louve les recueille et les nourrit. Il y a plusieurs versions de la légende, toutes reliées au panthéon. On lit dans un autre récit qu’ils sont fils de Vulcain.

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La « religion romaine » emprunte les codes et les personnages des mythes grecs. Se distingue-t-elle tout de même ?

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Pour connaître les mythes, nous avons des textes grecs, d’autres latins. Les archéologues spécialistes de mosaïques notamment, mais aussi de sculpture et de peinture, cherchent à expliquer les scènes qu’ils ont sous les yeux par ces récits.

Chez les Grecs, la Théogonie d’Hésiode raconte la généalogie des dieux à partir des divinités primordiales, Chaos, Terre et Éros. L’apparition des éléments et des grands dieux, Zeus, Hadès, Arès, …, vient ensuite. Mais toute la littérature grecque est remplie de récits divins qui apparaissent au détour d’une page. Il n’est pas jusqu’aux historiens qui, parfois, ne se laissent aller à reprendre des mythes.

Du côté des latins, il faut mettre au premier rang un poète de l’époque d’Auguste, Ovide, en particulier dans ses écrits appelés les Fastes et les Métamorphoses.

Les Métamorphoses, un long poème, rapporte des récits incroyables, par exemple, des transformations d’hommes en arbres. Citons un couple de vieillards, Philémon et Baucis, des Phrygiens. Ils font bon accueil à Zeus qui les transforme en un arbre pour les remercier. Ainsi, ils seront ensemble pour l’éternité. Dans les Fastes, Ovide propose un calendrier (incomplet : nous n’avons qu’une partie de l’année) où il fait la part belle aux mythes. Dans toute la littérature latine également, on trouve ça et là des récits de ce genre.

Quoi qu’il en soit, rappelons que les Latins ont tout appris des Grecs. Le poète Horace l’a joliment dit : « La Grèce vaincue conquit ses rudes vainqueurs et elle apporta la civilisation aux paysans du Latium ». Il y eut donc fusion plus que continuité.

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Les mythes sont-ils perçus par les Romains de façon réaliste ou sont-ils avant tout perçus comme des morales ?

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Les mythes étaient compris par chacun comme il l’entendait ; et chacun faisait un tri. Un intellectuel de Rome, évidemment, se montrait moins crédule qu’un paysan du pays des Arvernes. En revanche, ce dernier avait connaissance de moins de récits, car il est peu probable qu’il ait eu accès à Ovide. L’intellectuel faisait le tri et il acceptait certains récits comme réels, d’autres comme des métaphores, des images.

Un philosophe pouvait rejeter la mythologie mais, sans trop y penser, il lui arrivait de faire intervenir tel ou tel dieu, sans qu’on sache bien s’il y croyait ou s’il y voyait une image du réel, une métaphore. Le lecteur du XXIe siècle ne sait pas toujours si la mention de Zeus dans Marc Aurèle est une façon de parler ou une croyance, et si cette croyance était consciente ou inconsciente.

Chez les anciens, la religion n’a rien à voir avec la morale. Parfois même, bien au contraire…

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Mars, Jupiter, Junon, Minerve, … Y’a-t-il concurrence des cultes au sein de Rome à travers les siècles ?

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Il ne pouvait pas y avoir de concurrence entre les dieux, parce que des fidèles étaient polythéistes, ce qui signifie « adorateurs de plusieurs de dieux », et même de beaucoup de dieux. Chacun pouvait avoir son préféré pour telle ou telle raison : un marchand de poissons aimera de préférence Neptune, un producteur de légumes fera une place à part à Demeter ou Tellus, la Terre, et un ivrogne aimera Bacchus. Mais chacun pouvait rendre un culte à d’autres dieux. Le marchand qui part en voyage demande la protection de Mercure ; s’il prend le bateau, il s’adresse à Neptune ; s’il achète du blé, il s’adresse à Demeter, et ainsi de suite.

On dit qu’une personne de la famille impériale au début du IIIe siècle avait plusieurs statuettes de dieux dans son laraire, son petit autel familial ; elle y aurait ajouté Moïse et Jésus. En considérant les mentalités du temps, ces syncrétismes ne sont pas étonnants. Ce qui surprendra nos contemporains, c’est que les polythéistes ont trouvé que les monothéistes, Juifs et chrétiens, étaient intolérants parce qu’ils n’acceptaient pas leurs dieux. Alors que, eux, ils auraient volontiers honoré tous ceux qui étaient connus Jéhovah et le Christ.

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Les Saturnales sont-elles des fêtes qui permettent de parodier toute autorité et par conséquent accordent une éphémère liberté ?

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Les Saturnales étaient des fêtes qui se plaçaient entre le 17 et le 23 décembre, autour du solstice d’hiver. Quelques auteurs ont voulu mettre en rapport cet événement astronomique et cette célébration religieuse, sans trop dire comment ils établissaient un lien entre eux, en appuyant leur thèse audacieuse seulement sur une coïncidence de calendrier. Ils ont également rapproché Noël et les Saturnales, ce qui est plus étonnant encore.

Le poète Macrobe a rapporté un mythe qui expliquerait l’importance de ce dieu. Il serait venu dans le Latium et il y aurait établi un code de lois qui aurait établi un ordre intérieur parfait. C’est pourquoi cette période a gardé un sens particulier : le bonheur peut exister si le pouvoir politique pratique la justice (cela n’a rien à voir, évidemment, avec le XXIe siècle).

Extrapolant quelque peu, des historiens ont imaginé des fêtes pendant lesquelles les barrières sociales étaient totalement oubliées, où les esclaves et les pauvres se comportaient comme les citoyens libres et les riches. Pourquoi pas ? Mais nous pensons que les petits se montraient tout de même prudents avec les grands, car les saturnales avaient un lendemain.

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Le syncrétisme religieux a-t-il permis d’accepter plus facilement la romanisation ?

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Ce ne sont pas les syncrétismes qui ont facilité la romanisation dans le domaine religieux, mais l’interpretatio romana, et ses compléments l’interpretatio gallicana, — africa, etc. L’expression interpretatio romana se trouve dans Tacite et elle veut dire que tous les hommes sur terre honorent les mêmes dieux. Seulement, sous-entend-il, en fonction de la langue qu’ils parlent, ils leur donnent des noms différents. Ainsi, les Gaulois appellent Lug le Mercurius des Romains et les Romains appellent Mercurius le Lug des Gaulois ; mais c’est le même personnage. Il en va de même, par exemple, pour Jupiter-Taranis, et tous les autres. Il n’existait qu’un seul panthéon, se disait Tacite, chaque divinité étant connue sous des noms différents suivant les langues.

Pensant qu’ils adoraient tous les mêmes dieux, les anciens n’ont pas pu utiliser la religion comme moyen de s’opposer aux autres, culturellement. Toutefois, Marcel Benabou, dans un livre qui a fait date, a considéré que les Africains restaient attachés aux dieux locaux et que ce choix exprimait leur refus de la romanisation. Tout en reconnaissant les qualités scientifiques et l’érudition de cet auteur, que nous respectons, nous ne le suivons pas du tout sur ce chemin.

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Quel est l’impact des autres religions (Gaule, Orient, Egypte) au sein de la société romaine ?

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Les religions régionales se sont exprimées à travers tout l’empire, et elles n’ont jamais été interdites. L’empereur Tibère, qui gouverna de 14 à 37, décida seulement de proscrire les sacrifices humains, notamment en Afrique, et le druidisme en Gaule. Ces décisions ont donné matière à débats. Quelques savants originaires du Maghreb contestent l’existence des sacrifices d’enfants. Mais des inscriptions disent clairement que le sacrifice d’un agneau est un sacrifice de substitution : substitution de l’agneau à quoi ? De toute façon, les sacrifices humains possédaient la force la plus grande qui soit, car l’homme a plus de valeur que n’importe quel animal. Quant aux druides, il semble qu’ils aient évolué. Prudents au temps de la guerre des Gaules, ils seraient ensuite devenus les porteurs d’une idéologie anti-romaine.

En fait, les religions régionales ont au contraire profité de la conquête romaine, qui leur a donné de nouveaux moyens d’expression. Une enquête faite sur la Gaule montre que tous les temples de tradition celtique qui ont été conservés datent du Haut-Empire.

Des religions venues de l’est, les « religions orientales », ont connu un certain succès en Occident : Ab Oriente lux, idée développée par un Belge, Franz Cumont. Isis, Mithra, Demeter et d’autres se seraient répandus comme traînées de poudre sur un monde jusqu’alors imperméable au mysticisme. Actuellement, les historiens tendent à relativiser ce succès.

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Quel est l’impact de la divinisation des empereurs ?

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Le culte impérial a connu un étonnant développement, bien qu’il n’ait pas été imposé avant le milieu du IIIe siècle. Et peut-être, d’ailleurs, parce qu’il n’avait pas été imposé. Il présentait en outre une grande diversité de pratiques et de sentiments. Il pouvait convenir à tous et à chacun.

Le fidèle avait la possibilité d’honorer la personne impériale comme divine, ou de se borner à son Numen (volonté agissante) ou son Genius (sorte d’ange gardien du polythéisme). Il pouvait le faire à titre individuel ou en s’agrégeant à une communauté. Les citoyens des villes de province désignaient chaque année un flamine et une flaminique qui célébraient le culte au nom de la cité. Pour les exclus de la vie civique, étrangers et affranchis, des collèges avaient été institués : seviri, augustales et seviri augustales. Il y eut même un culte provincial.

Au moment de son élection, chaque prêtre devait manifester sa générosité à l’égard de ses compatriotes, en offrant des monuments, des jeux ou en faisant des distributions d’argent, d’huile, de blé, etc. Cette générosité a pris une telle importance que les chrétiens (concile d’Elvire) se sont sentis obligés de se faire élire comme flamines et on a eu des « flamines chrétiens », ce qui est un oxymore. Il leur était seulement interdit de célébrer des sacrifices.

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Comment expliquer la persécution épisodique du christianisme ? Est-il perçu comme un danger pour l’unité de Rome ?

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Il n’y a pas eu « une » mais « des persécutions » avec des motifs divers.

D’abord, et très tôt (IIe siècle), des chrétiens ont provoqué les autorités pour trouver le martyre et rencontrer Dieu au plus vite. Ils sont appelés montanistes du nom de l’inventeur de cette idée. Elle gagna Rome (De corona de Tertullien), puis l’Afrique (ce même Tertullien et peut-être les saintes Perpétue et Félicité).

Néron (54-68) fit des chrétiens (et des Juifs) des boucs-émissaires : il leur reprocha d’avoir provoqué l’incendie de Rome pour détourner l’attention car beaucoup l’accusaient d’en être l’auteur.

Trajan (98-117) ne comprenait pas une religion qui lui paraissait absurde, une vraie superstition. Il conseilla à un gouverneur, Pline le Jeune, de ne pas pourchasser les chrétiens, de leur interdire leurs pratiques et de les punir pour désobéissance s’ils s’obstinaient.

Des persécutions localisées furent provoquées par la foule et/ou attisées par des gouverneurs zélés et bornés à la fois. Ce fut le cas de Vienne-Lyon avec Sainte Blandine et les siens, de Carthage avec les saintes Perpétue et Félicité.

Il n’y eut de vraies persécutions que sous Dèce (249-251), Valérien (253-260) et Dioclétien (en 301-304) : ces empereurs rendaient les chrétiens responsables des « invasions » barbares.

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L’interdiction des cultes non-chrétiens en 391 par Théodose provoque-t-elle des conflits au sein de l’Empire ?

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Vous aurez remarqué que je n’emploie pas le mot « païens », parce qu’il est une insulte des chrétiens adressée aux polythéistes. L’historien, même chrétien, ne doit pas prendre parti (du moins, c’est mon point de vue). Je ne dis pas, non plus, que l’empereur Julien fut un « apostat » pour la même raison.

« Païens » vient de paganus, « paysan » ; les chrétiens voulaient dire que leurs adversaires étaient des semi-analphabètes. C’est injuste. On compta dans leurs rangs des intellectuels de très haut niveau : Ammien Marcellin, le plus grand historien de Rome à mon avis, le rhéteur Libanius d’Antioche, l’empereur Julien, les philosophes Plotin et Hypatie, et beaucoup d’autres.

De 382 à 402, le Sénat de Rome résista aux pressions impériales dans la célèbre affaire de l’autel de la Victoire. Les empereurs successifs exigeaient que cet autel « païen » disparaisse ; les sénateurs, majoritairement, refusaient. Finalement, ils durent céder. Les polythéistes les plus convaincus et les plus riches créèrent des « maisons de la cachette » : ils enfermaient des statues de dieux dans une pièce dont ils muraient les accès ; la plus célèbre de ces demeures a été découverte à Carthage.

La prise de Rome par les Goths, en 410, permit aux polythéistes d’accuser les chrétiens en reprenant un reproche ancien : à cause de leur impiété, les dieux ont abandonné la cause des Romains ; c’est ce qui explique les défaites militaires et l’impensable, la prise de la Ville par des barbares. C’est pour répondre à cette accusation que Saint Augustin écrivit « La Cité de Dieu » : la cité terrestre est peu de choses ; la cité céleste est tout. Orose écrivit des Histoires (contre les païens) pour montrer que le monde avait toujours connu des malheurs bien avant la naissance du Christ, ce qu’on lui accordera très volontiers.

Il est à noter que les païens eurent peu de martyrs, du moins de morts, à l’exception d’Hypatie. Mais ils subirent des persécutions diverses, notamment l’interdiction d’accès aux fonctions officielles.

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