De par sa maîtrise saisissante du dessin, son imagination sans limites mais aussi de par sa personnalité hors du commun, Jean Giraud alias Moebius (1938-2012) a su révolutionner l’art graphique de la seconde moitié du XXème siècle.

Le lieutenant Blueberry, Arzach, l’Incal, « The Long tomorrow »,… Tous ces univers vivent par le trait génial du grand dessinateur. Co-fondateur de Métal Hurlant, dessinateur pour des films comme « Alien » (1979) et « Le Cinquième élément » (1997), Jean Giraud laisse une trace indélébile dans l’univers de la bande dessinée et du cinéma.

Entretien avec Christophe Quillien, auteur de « Jean Giraud alias Moebius » (Editions du Seuil), véritable référence biographique.

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Que représentait Jean Giraud pour votre génération de lecteurs ?

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J’ai effectivement commencé avec Jean Giraud et Blueberry. Il s’agissait d’une bande dessinée franco-belge tout à fait classique des années 60-70. Puis, j’ai suivi Moebius avec le magazine Métal Hurlant. Cependant, j’ai toujours gardé un attachement pour Jean Giraud.

Moebius a touché le lecteur qui va au-delà de ceux et celles qui lisaient souvent de la bande dessinée. En prenant ce pseudonyme, Giraud a voulu s’exprimer de façon plus personnelle. Avec Blueberry, il devait rester fidèle au scénario de Charlier.

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Blueberry © Dargaud

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Sa jeunesse assez typique des années 40-50 a-t-elle entraîné une envie chez Jean Giraud d’un destin exceptionnel ?

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Très jeune, Giraud sait qu’il sera dessinateur de bandes dessinées. Au collège, soutenu par ses camarades de classe, il décide de devenir le meilleur. Jean-Claude Mézières raconte que lorsque Giraud était aux Arts appliqués, il avait l’envie d’être en concurrence et d’être le premier. Giraud parle même d’« extase de la différence ».

Cependant, contrairement à Philippe Druillet, connu pour être une « grande gueule », c’est un artiste plus renfermé. Giraud évite tous les conflits.

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Jean Giraud était-il un artiste qui suscitait autant l’admiration que l’agacement ?

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Dès ses premières années à Pilote, il est admiré. Cependant, son discours de la nécessité de faire évoluer la bande dessinée pouvait aussi agacer les autres artistes. La série Blueberry était très classique. Giraud pouvait aussi susciter de la jalousie.

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Jean Giraud à Santa Monica © Claudine Giraud

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Quelle est la violence de Jean Giraud ?

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Elle n’est ni physique ni personnelle. La violence présente dans Blueberry n’est pas la sienne puisque les scenarios sont signés Charlier. Celle de Giraud se retrouve dans ses dessins libres – ceux qui ne devaient pas être publiés. Les femmes y sont maltraitées. Les histoires courtes comme « Ballade » de Moebius finissent souvent de façon violente.

Claudine, la première femme de Jean Giraud, narre des propos où l’artiste semble être tenté par la violence. Heureusement, cette dernière ne s’exprime que dans le dessin. Jean Giraud parle de cet aspect dans son autobiographie. Sylvain Despretz, qui a été son collaborateur, me disait qu’on ne pouvait pas vraiment parler de lui sans aborder la question de la sexualité. Dès l’adolescence, elle est une obsession pour Jean Giraud. Il aurait notamment été témoin de certains ébats de sa mère.

Dans son autobiographie, Giraud avoue que la prise de champignons hallucinogènes lors de son second voyage au Mexique a totalement modifié son rapport avec la sexualité. Il est entré dans un abime d’angoisse et d’obsession morbide.

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En quoi les voyages au Mexique ont-ils été déterminants ?

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Le Garage hermétique © Les Humanoïdes associés

En 1956, à 18 ans, Jean Giraud voyage au Mexique pour la première fois. Il découvre la marijuana, le sexe et le jazz. Giraud rencontre également le peintre Mario Falcón qui lui permet d’ouvrir davantage son champ artistique. Lorsqu’il retourne à Fontenay-sous-bois, il revient à une vie plus banale et rêve de partir à nouveau au Mexique.

En 1964, son second voyage est pourtant une déception. Jean Giraud rencontre plus tard l’écrivain Alejandro Jodorowsky qui, certes Chilien, a vécu au Mexique et devient une référence dans la BD. Lorsque Jean Giraud continue seul les aventures de Blueberry, il m’avait raconté qu’il avait le projet d’entraîner son héros dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Puis Blueberry devait se rendre au Mexique où il allait rencontrer Trotski en exil. Il s’agit d’un pays majeur dans la vie de Jean Giraud.

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Tête à la Belmondo, imaginé par Charlier, dessiné par Jean Giraud – qui est Blueberry ?

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C’est un personnage qui évolue et qui n’hésite pas à tenir tête à son monde. Cependant, il est complexe. Le dessinateur Christophe Blain décrit très bien Blueberry : C’est un héros loyal et moral. Il n’est ni joueur, ni alcoolique. Blueberry est également un bon soldat jusqu’au jour où il prend sa vie en main. Ce moment arrive lorsque Charlier décède et Jean Giraud continue les aventures seul. Le dessinateur dit même qu’en mourant son partenaire avait fait un geste scénaristique fort : Je devais reprendre le personnage seul. 

Giraud rêvait plus de liberté. Il a toujours eu la tentation d’injecter du Moebius chez Blueberry. Charlier le limitait sans cesse. Cependant, Giraud va connaître des difficultés pour faire vivre Blueberry sans son scénariste. Seul, il a toujours été bon dans les histoires courtes telles qu’Arzach. Giraud avait des difficultés à écrire des récits complexes comme ceux que Charlier imaginait avec talent.

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Blueberry © Dargaud

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Comment distingue-t-on Giraud et Moebius ?

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Par le dessin. Giraud c’est avant tout Blueberry : Un dessin franco-belge classique. Il y a une grande charge graphique. Avec Moebius, le style est bien plus libre et finalement proche de celui d’Hergé. Le dessin est aussi pur que le cristal.

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Le lien entre Moebius et Jodorowsky a-t-il été passionnel ?

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Jodo s’est toujours défendu d’être le « gourou » de Moebius. Vers 1974, Jean Giraud est en train d’évoluer vers Moebius. Jodorowsky arrive au bon moment dans sa vie. Cependant, Giraud ne le prend pas au sérieux au début. Claudine, l’épouse de Jean, racontait que les histoires de sorciers de Jodorowsky lui faisaient peur. Avant cette rencontre, Giraud était totalement athée. La spiritualité ne l’intéressait pas. Brusquement, avec Jodo, Giraud plonge dans un nouvel univers.

Avec le dessinateur, l’écrivain va connaître la notoriété en France. Jodorowsky devient un scénariste de bandes dessinées reconnu.

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Giraud à Los Angeles ©Claudine Giraud

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Moebius était-il « inhumain » (selon les propos de Jean-Pierre Dionnet) ?

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Ce qui comptait avant tout pour lui c’était son œuvre. Claudine indiquait que le véritable amour de son mari était le dessin. Il semble que Jean ne s’intéresse pas à autrui. Claudine a été d’une grande aide pour lui car elle faisait en sorte qu’il puisse se consacrer totalement à son art.

Moebius a tout de même contribué à la naissance et au succès de Métal Hurlant. Au moment où les Humanoïdes associés lancent le projet, les artistes reconnus pour être des auteurs de science-fiction c’est Druillet et Mézières – pas Giraud. Avec Arzach, il se façonne une nouvelle carrière de dessinateur. 

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La naissance d’Arzach (1976) a donc été un tournant ?

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Cette bande dessinée sans dialogue a en effet surpris. Giraud profite d’une dispute entre lui, Charlier et Dargaud, l’éditeur de Blueberry pour explorer des univers plus personnels.

« Le Garage hermétique » impressionne également son entourage.

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Arzach © Les Humanoïdes associés

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Le film « Tron » (1982) a-t-il été une bonne expérience pour Jean Giraud ?

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Contrairement à « Alien » (1979) où il n’a fait qu’envoyer des dessins depuis les Pyrénées, il part vivre quelque temps à Los Angeles. Suite à cette expérience, Giraud raconte à Philippe Manœuvre dans Métal Hurlant qu’il souhaite arrêter le dessin pour faire du cinéma. Mais Manœuvre ajoute que Giraud change souvent d’avis. Il pouvait raconter le contraire que ce qu’il avait dit peu de temps avant. Par conséquent, il faut être prudent lorsque Giraud prétend qu’il voulait arrêter le dessin.

Quand Ridley Scott lui propose de travailler sur le film « Blade Runner » (1982), il refuse. Giraud ne pouvait pas diriger une équipe de cinéma. De plus, c’était quelqu’un qui avait beaucoup de mal à dire non. Quand vous réalisez un film, vous devez pourtant prendre des décisions et gérer des conflits. Giraud était avant tout bien devant sa planche à dessin.
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Avec Blueberry, le Surfeur d’argent ou XIII – Jean Giraud pouvait-il aussi être un Américain ?

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Il fait partie de la génération marquée par le western et l’arrivée du cinéma américain en Europe. Giraud a aimé vivre aux Etats-Unis. A part la langue, il se sentait Américain. Lorsque Giraud reprend la série XIII, c’est le fantasme du Nouveau monde.

Même lorsqu’il se rend au Mexique, il passe par les Etats-Unis.

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Qu’est-ce vous surprend encore chez Jean Giraud ?

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Son dessin. Même s’il n’est pas parfait, c’est un style intrigant et puissant. Giraud avait une grande facilité dans le dessin. Pourtant, les premières aventures de Blueberry ne sont pas grandioses. Progressivement Giraud devient un maître du dessin.

Lorsque je l’ai interviewé pour la première fois, Giraud m’avait surpris et étrangement à la fin de nos échanges, il était parti se laver les mains. Il pouvait également avoir une image de baba cool et d’artiste sympa. Beaucoup dans son entourage disent que ce Giraud était un personnage fabriqué.

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L’Incal © Les Humanoïdes associés

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Photo de couverture : Giraud chez Iso-Zen ©Claudine Giraud

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