De par sa taille (1m88), sa carrure et ses poings redoutables, Jack Johnson (1878-1946) a su impressionner son monde. De par ses victoires sur le ring, il a su le conquérir. Boxeur de légende, « le géant de Galveston » est le premier champion du monde poids noir entre 1908 et 1912.
Une telle vie (de souffrance et de gloire) méritait d’être racontée. C’est le choix du poète américain Adrian Matejka et du dessinateur marocain Youssef Daoudi. « Le Dernier debout » est un portrait mais pas celui de Jack Johnson. L’album est aussi le tableau d’une époque (le début du XXème siècle), d’une mentalité et d’une rage (de vaincre). Johnson est montré avec son talent, son énergie mais aussi ses défauts.
Entretien avec Youssef Daoudi, conteur.
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Comment est né le projet de réaliser une biographie de Jack Johnson ? Comment s’est déroulé le travail avec l’Américain Adrian Matejka ?
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Après la sortie du livre « Monk ! », j’ai été approché par Adrian et son agent pour un projet sur Jack Johnson. Il avait déjà écrit un recueil de poèmes ‘The Big Smoke » (2013) sur ce boxeur. Adrian cherchait un collaborateur et non un illustrateur (terme que d’ailleurs je récuse lorsqu’on parle de bande dessinée – le dessin est une écriture à part entière) pour un nouveau projet sur Jack Johnson.
Je me suis alors mis à étudier le personnage. Etant amateur de jazz, j’ai également écouté l’album de Miles Davis, « A Tribute to Jack Johnson » (1971). Je voulais faire un portrait et non une biographie. La période du début du XXème siècle m’intéressait beaucoup. C’est l’irruption de l’automobile, et du cinéma, de la célébrité et de l’argent dans le sport. Les combats de boxe commençaient à être filmés et l’opération était très lucrative. Jack Johnson avait compris ces changements et en a tiré le maximum.
« Le Dernier debout » est également un livre qui mêle dessin et poésie.
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Y’a-t-il une place à l’improvisation ou au contraire le livre devait avoir une maîtrise totale ?
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« Le Dernier debout » est le résultant d’une très longue conversation entre Adrian Matejka et moi, « Le Dernier debout » a été co-écrit. Il m’est arrivé de demander à Adrian d’écrire des poèmes spécifiques pour certaines séquences. Il y a eu une véritable fluidité. En-dehors de l’ossature dramatique du combat du 4 juillet 1910, chaque round pouvait être un récit métaphorique de la vie de Jack Johnson. Nous avions la liberté de faire des flash-backs et des flash-forwards.
Moi-même, je ne travaille pas de façon linéaire. C’est l’occasion parfois de dessiner la fin en plein milieu du projet. Je mets un point d’honneur à me mettre à la place du lecteur. Avec l’enchainement des pages, je veux toujours le captiver. De plus, je réalise des résonnances. Dans un livre, il y a des échos et des résonnances. J’aime installer de la pulsation dans le récit. Je ne m’interdis aucune liberté par exemple dans la taille des cases. Le dessin n’a pas été finalement le plus gros travail. Environ 80% de nos efforts se sont concentrés sur le découpage du livre.
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Bien que « Le Dernier debout » est essentiellement en noir & blanc, le rouge est partout. Etait-ce une évidence ?
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C’est ma couleur préférée. Je voulais un rouge passé qui symbolisait la défiance et une certaine rage qui nourrissait le personnage.
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Tout au long du livre, la haine et la violence envahissent l’histoire. Etait-ce parfois pesant de dessiner ?
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Le sujet m’avait passionné précisément pour cette raison-là. « Le Dernier debout » présente de grandes facettes de Jack Johnson, un riche contexte historique, une dramaturgie certaine du sport. Lorsque je regarde une épreuve sportive, je soutiens toujours le plus faible. J’aime les combats à la David contre Goliath. De par mon dessin, je soutenais Jack Johnson.
Ce qui a été pesant est le nombre de pages qu’il y avait à faire ! J’ose à peine dire combien de temps j’ai pris pour réaliser « Le Dernier debout ». Bien entendu, j’ai tout de même pu travailler sur d’autres projets en même temps. Comme lorsque je travaillais dans le monde de la communication, certains sujets entraînent chez moi de multiples inspirations.
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Automobiles, soldats français, extraits de journaux,… Certaines images font écho à nos références. « Le Dernier debout » est-il aussi un album photographique ?
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« Le Dernier debout » est un portrait à deux facettes : celui de Jack Johnson et celui de son époque. Il fallait ainsi ancrer le récit dans un réalisme proche du documentaire. Et pour cela, il fallait invoquer l’imagerie de cette période. C’est une des façons d’immerger le lecteur dans l’époque et ça apporte aussi une solidité historique au récit et au graphisme de l’album en général.
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Sur plusieurs aspects, « Le Dernier debout » fait écho à « Monk ! » [même à « Tripoli »]. L’Amérique, l’Histoire, la couleur de peau,… et à nouveau l’importance des mains. Jack Johnson enfile les gants et pourtant ses poings sont omniprésents. Ce fut une longue réflexion esthétique ?
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J’essaye toujours de trouver des ressorts dramatiques particuliers, les mains expriment d’autres émotions, peut-être de manière plus abstraite. Bien sûr qu’avant d’entamer un projet, j’essaye de partir d’un concept assez bien défini. Par exemple, je commence un livre par son identité visuelle ; le titre est pour moi un des moteurs essentiels, et il faut que je le conçoive dès le début (ce que nous avons fait avec Adrian), ensuite la typographie même du titre, les polices de caractères, les couleurs, etc.
« Monk ! » est une étape majeure dans cette démarche conceptuelle. Le graphisme, à savoir la mise en page, la composition, le rythme, jouent un rôle aussi important que l’image-case et le texte.
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Qu’avez-vous intégré de vous dans le parcours de Jack Johnson ?
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Lorsque vous concevez des personnages, au fil du temps, ces derniers acquièrent leur propre indépendance. Ils ne doivent jamais être des marionnettes. Les personnages doivent façonner leur propre logique selon les situations. Ainsi, l’auteur perd le contrôle. L’essence même de Jack Johnson c’est la défiance. En tant que dessinateur, vous aussi vous êtes dans l’affrontement. Face à la page blanche, vous devez vous battre.
Une galerie de portraits africains apparaît dans un moment précis du récit. Lors du combat, Jim Corbett lance à Johnson : « Retourne en Afrique ! ». Ces dessins sont la réponse du personnage principal mais aussi la mienne.
À travers Jack Johnson, j’ai voulu dessiner la richesse culturelle du continent Africain dont je suis originaire.
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Avez-vous présenté James J. Jeffries, l’adversaire de Jack Johnson, comme un pur antagoniste ou y’a-t-il des ambiguïtés ?
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L’enjeu du combat du 4 juillet 1910 est considérable avec la quantité invraisemblable d’argent parié et l’exploit sportif. C’était aussi un enjeu racial dans la mesure où Jeffries a été incité à sortir de sa retraite pour arracher le titre à Johnson. Jeffries était le « Grand espoir blanc » (The Great White Hope).
Jeffries avait lui aussi ses propres motivations dans ce combat. L’argent, son orgueil d’ancien champion. Nous avons décidé de traiter Jeffries de façon loyale. Il n’est pas le méchant dans cette histoire. C’est juste un type qui remet les gants pour, d’une certaine manière, ne pas mourir.
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Jack Johnson, loin d’être un protagoniste parfait, ne semble faire face qu’à des blancs. Souhaite-t-il être seul contre tous ?
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Dès le début de sa carrière de boxeur, Jack Johnson gagne bien sa vie. Il ne faisait pas seulement des combats sur le ring mais aussi des démonstrations. C’est un homme de spectacles et un provocateur. Par défiance, il s’adonne à des passions réservées aux blancs riches comme l’automobile. Etant issu d’une minorité, Johnson était donc encore plus visible. Dans ce cas-là, il n’avait pas vraiment le choix.
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Souhaitez-vous à nouveau dessiner l’Amérique ?
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Je n’ai pas de d’obsession particulière avec les Etats-Unis. Il se trouve que certains sujets sont reliés à l’Amérique, que j’écris en anglais et que je publie aux USA. Je travaille actuellement sur un livre à propos d’un autre Américain. Cependant, mais le portrait va au-delà de la nationalité et ce que je recherche dans mes sujets sont des thèmes humains et universels.
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