Véritable trouble-fête, le trio des Pieds-Nickelés (Croquignol, Filochard et Ribouldingue) a su tromper mais aussi faire rire son monde. Apparus pour la première fois en 1908 avec le dessin de Louis Forton (1879-1934), les clochards anarchistes sont les personnages de bande dessinée française qui ont connu la plus grande longévité (107 ans) puisque leur dernier album est sorti en 2015. Ennemis de la sainte morale, les Pieds-Nickelés font rire les lecteurs grâce leur tour de passe-passe. Ce sont des canailles attachantes.
Réédité cette année, le livre « Les Pieds-Nickelés s’en vont en guerre » (éditions Vuibert) retrace l’engagement des fameux compères lors de la Première Guerre mondiale. Bandits certes mais patriotes également(!).
Entretien avec Jean Tulard, Professeur émérite à l’université de Paris-Sorbonne, grand spécialiste de Napoléon Bonaparte mais aussi passionné des aventures des Pieds-Nickelés.
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En quoi peut-on dire que Louis Forton invente la bande dessinée avec les Pieds-Nickelés ?
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La bande dessinée n’est pas véritablement inventée par Forton. Elle apparaît avant avec notamment « L’Idée fixe du savant Cosinus » (1893) de Christophe ou la série du sapeur Camembert. Un autre artiste, Benjamin Rabier, publie en même temps que Forton. Je dois dire que, né en 1933, j’ai commencé à lire les œuvres du premier comme les Fables de la Fontaine. Rabier, dessinateur animalier, est le premier à s’imposer chez les jeunes lecteurs. A l’âge de 7 ans, j’ai commencé à lire le journal de Mickey. Ce n’est que 4 ans plus tard que je découvre les Pieds-Nickelés. C’est une lecture pour jeunes adolescents.
L’univers des Pieds-Nickelés évoque Fantômas ou Arsène Lupin. C’est par conséquent un niveau supérieur de la bande dessinée. Les Pieds nickelés ont réussi à s’imposer dans la mythologie littéraire.
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Avec les cases, les Pieds-Nickelés ont-ils un côté cinématographique ?
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Dans leur conception, il s’agit d’histoires qui relèvent autant de la bande dessinée que de l’expression cinématographique. Il n’y a pas encore de bulles mais un texte accompagne les dessins en-dessous. D’ailleurs, les histoires de Forton ont été immédiatement adaptées au cinématographe par Emile Cohl. Benjamin Rabier aurait même participé à la conception du film. L’œuvre est tout de même primitive mais mérite d’être rappelée.
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Vous dites vous-même que Louis Forton n’était pas un passionné de travail ni de dessin. Les pieds nickelés sont-ils ses alter-égos ?
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Forton s’est en effet projeté dans les Pieds-Nickelés. Il fréquente aussi bien les bistrots que les grands restaurants. Forton aime manger et boire. Il le paiera très cher puisqu’il meurt en 1934 d’une cirrhose du foie. Forton fréquente également les champs de course. Tout ceci est l’univers des Pieds-Nickelés. Ce sont des gens du peuple qui s’introduisent ici ou là pour mieux se révolter. Cela peut expliquer leur succès populaire. Les Pieds nickelés offrent des leçons de non conformisme aux jeunes lecteurs.
Contrairement à Arsène Lupin qui vole pour les pauvres, les coups des Pieds-Nickelés, bien qu’astucieux, sont tordus. Les trois comparses n’ont jamais de scrupules et escroquent tout le monde. La force des Pieds nickelés c’est qu’il n’y a aucune morale.
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Les anarchistes ont terrorisé l’Europe avec de nombreux attentats. Louis Forton utilise le rire pour mieux dénoncer la propriété et l’autorité. Les Pieds nickelés sont-ils perçus par l’Etat comme une menace ?
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L’Etat va publier des circulations d’interdiction de lecture des Pieds-Nickelés dans les prisons. Les détenus auraient pu être inspirés pour s’évader. A l’intérieur des églises, à côté des lectures recommandés, les livres des Pieds-Nickelés sont quant à eux condamnés car immoraux.
La force des Pieds-Nickelés c’est que leurs combines peuvent être imitées par n’importe qui. Il y a notamment la recette pour ne pas payer dans un grand restaurant. Les Pieds-Nickelés s’installent dans un salon particulier et dégustent les meilleurs mets. A la fin du repas, Ribouldingue demande l’addition et assomme le serveur. Le malheureux est alors installé sous la table. 15 minutes plus tard, les Pieds-Nickelés appellent le patron du restaurant. Ribouldingue raconte qu’ayant changé de costume, il a oublié son chéquier. Les Pieds nickelés ont alors donné une grosse coupure au serveur afin de payer l’addition. Une part de cet argent devait être placé à la banque. Malheureusement, le serveur n’est jamais revenu. Le patron en conclut qu’il est parti avec la grosse coupure. Il revient alors à la table des Pieds-Nickelés avec des digestifs et des cigares afin de présenter ses excuses et enfin la monnaie. Les trois malotrus ressortent alors du grand restaurant plus riches qu’à leur arrivée.
Forton avait le génie de l’astuce qui dérange.
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La morale est-elle parfois nécessaire ? Les Pieds nickelés ne sont pas toujours victorieux.
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Lorsqu’ils volent les bijoux de la couronne d’Angleterre, les trois bandits s’enfuient mais les joyaux tombent dans la Tamise. Les Pieds-Nickelés ont raté leur coup. La morale revient car le crime ne doit pas triompher. Les Pieds nickelés sont même parfois jetés en prison. Ces défaites les rendent finalement plus attachants.
Même si je suis un inconditionnel, je critique le fait que les Pieds-Nickelés ne sont pas individuellement caractérisés. C’est un trio uniforme. Les trois mousquetaires sont chacun caractérisés. Athos représente la sagesse, Portos la force, Aramis la fourberie.
Ribouldingue semble être le chef car il est souvent mis en avant. Croquignol est souvent dans des situations impossibles. Cependant, les Pieds-Nckelés ne sont pas caractérisés. Vous ne pouvez pas avoir de préférence pour un personnage.
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Les gogos sont-ils indissociables des Pieds-Nickelés ?
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Ce sont les ancêtres des bobos. Le mot vient de la Monarchie de Juillet. Les gogos sont les victimes idéales des Pieds-Nickelés. Comme ce sont des crétins, le lecteur ne peut pas avoir de sympathies. Un gogo vient au cabinet de médecin des Pieds nickelés car il a un ver solitaire dans le corps. On lui préconise de boire un verre d’eau tout en fermant les yeux. Les Pieds-Nickelés lui disent alors que la situation est réglée : le ver n’est plus solitaire.
Les gogos ne comprennent rien des entourloupes. Il est de tradition française d’aimer celui qui détrousse les imbéciles. Le Roman de Renart pose les premiers jalons de cet humour.
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Bien qu’ils ne soient pas militaristes, les Pieds-Nickelés affrontent les Allemands lors de la Première Guerre mondiale de façon habile. Sont-ils la preuve d’une unité nationale ?
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Bien qu’ils gardent des méthodes controversées, les Pieds-Nickelés prennent la décision d’être du bon côté. Les gogos sont remplacés par les Allemands. Les casques à pointes succèdent aux gilets à montre.
Dans le contexte d’unité nationale, Bécassine tout comme Arsène Lupin sont eux aussi engagés dans le combat contre les armées du Kaiser. A l’instar d’Alain Fournier et Jean Bouin, les élites du pays meurent au combat. Ce n’était pas le cas dans les guerres napoléoniennes où la conscription ne touchaient pas les classes les plus favorisées. Tous les Français sont mobilisés durant la Grande Guerre y compris les Pieds nickelés.
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Tintin, Bibi Fricotin et Mickey Mouse sont-ils les pires ennemis des Pieds-Nickelés ?
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Tintin est même le grand rival. Dans les églises, il est recommandé par opposition aux Pieds-Nickelés. Tintin représente la morale. Dans les patronages, on montrait ses aventures en image fixe.
Au cours de l’écriture de mon livre sur les Pieds-Nickelés chez Armand Colin. Au moment de trouver des illustrations, nous avons demandé les autorisations à d’autres maisons d’éditions. Toutes ont accepté de nous transmettre des images d’Astérix ou de Mickey. Cependant, on nous a refusés de montrer Tintin. Encore de nos jours, l’antagonisme avec les Pieds nickelés perdure.
Bibi Fricotin est un personnage mignon et naïf de Louis Forton. Il est l’antithèse des Pieds-Nickelés.
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Comment les aventures des Pieds-Nickelés ont survécu à Louis Forton ?
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Les héritiers n’ont jamais été aussi loin que lui. Aristide Perré reprend le dessin en restant fidèle. Albert Badert reprend le flambeau en 1938 avec un trait sophistiqué. Sous le régime de Vichy, les Pieds-Nickelés sont interdits tandis que Tintin est diffusé partout.
René Pellos, dessinateur sportif, reprend les aventures des Pieds nickelés après la guerre. Cependant, l’esprit du chacun pour soi est remplacé par une ambition proche de celle de Robins des bois des temps modernes. Les astuces sont moins fortes que celles imaginées par Louis Forton.
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Êtes-vous finalement un Pied-Nickelé dans l’âme ?
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Je n’ai pas leur génie. Ces bandes dessinées font écho à mon adolescence. Ma thèse avait pour sujet la Préfecture de Police sous Napoléon. J’ai pu étudier les actions de policiers sans scrupules. Ils étaient dignes des Pieds-Nickelés. Fouché aurait aimé engager Croquignol, Filochard et Ribouldingue (rires). Talleyrand, lui aussi, était cynique. En pleine guerre napoléonienne, le diable boiteux n’hésitait pas à vendre des renseignements militaires aux Autrichiens. Avec Fouché et Vidocq, il est un ancêtre des Pieds nickelés.
J’ai toujours aimé ce type de protagonistes aux héros positifs.
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