La Première Guerre mondiale est le temps des combats dans le ciel. Le progrès scientifique se met au service des différents belligérants.

Alors que les Etats-Unis restent toujours neutres, une poignée d’individus du nouveau monde prend la décision de s’engager dans l’aviation française. Face aux plus grands as allemands, ces 38 aviateurs montrent leur bravoure dans le ciel des Vosges jusqu’à la mer du Nord. La N124 « La Fayette » devient au fil du temps une unité d’élite. Les exploits américains sont contés dans la presse, leurs excentricités racontées et leurs pertes commémorées avec honneur.

Entretien avec Maurin Picard, auteur du livre « L’Epopée La Fayette – Une escadrille de volontaires américains combat pour la France 1914-1918 ».

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Depuis la Révolution américaine, les liens entre la France et les Etats-Unis. La création d’une unité aérienne qui réunissait des volontaires d’outre atlantique était-elle pourtant une évidence ?
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La création d’une telle escadrille de volontaires américains n’avait absolument rien d’une évidence, et sa gestation ne fut d’ailleurs pas un long fleuve tranquille. Premièrement, la France redoute les conséquences diplomatiques d’une telle initiative. Les États-Unis restent neutres, mais fournissent de l’armement et soutiennent financièrement l’effort de guerre franco-anglais, émus par le sort de la Belgique occupée depuis 1914. Des protestations allemandes pourraient remettre en cause cette assistance industrielle et financière. Deuxièmement, l’aviation est une arme embryonnaire, et incarne la pointe de la technologie. Chaque mois ou presque accouche d’une innovation dans les airs. Le GQG n’est pas vraiment friand de confier ses machines révolutionnaires à des étrangers. Il freinera des quatre fers pour les volontaires américains.

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La constitution d’une escadrille américaine en 1916, une unité militaire moderne et impressionnante, a-t-elle avant tout le but politique de sensibiliser l’opinion du Nouveau monde à la cause française ?

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Hôtel de la Pomme d’or – Luxeuil

L’argument s’impose peu à peu au GQG, sous la pression de quelques personnalités influentes de la communauté américaine à Paris et d’un diplomate français plus visionnaire que la moyenne : le méconnu Jarousse de Sillac. Aidé d’une poignée d’aviateurs possédant eux-mêmes un certain entregent, il parvient à rallier à l’idée les décideurs au ministère de la Guerre. Oui, exposer quelques aviateurs américains au feu, et dans les médias, pourrait changer la donne outre-Atlantique. Peut-être même achever l’Administration Wilson de changer de cap et renoncer à un pacifisme de plus en plus difficile à défendre. La guerre sous-marine à outrance menée par l’Allemagne dans l’Atlantique nord et l’affaire du « télégramme Zimmermann » seront les déclencheurs ultimes de l’entrée en guerre de « l’oncle Sam », mais les pilotes volontaires font déjà parler d’eux dans les chaumières depuis de longs mois, et suscitent des vocations.

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En quoi l’ancien président américain Théodore Roosevelt aurait été celui qui donne l’idée de nommer l’unité volante de volontaires américains La Fayette ?

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Le 29 juillet 1916, Teddy Roosevelt, qui fut président de 1901 à 1909 et aura bientôt trois fils sous les drapeaux, écrit dans le magazine Colliers’ un article dithyrambique consacré aux pilotes de l’escadrille américaine. Il l’intitule « Les Lafayette des airs » et trace un lien filial entre le glorieux marquis et ces aviateurs téméraires. L’existence de l’article est-elle arrivée aux oreilles du docteur Edmund Gros, de l’hôpital américain à Paris, qui s’attribue la paternité du nom de baptême de la N 124 en décembre 1916 ? Lui ne l’a jamais évoqué, mais on peut s’imaginer qu’un exemplaire de Collier’s lui est parvenu entre les mains.

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Chaudun, juillet 1917, la SPA 124 au complet. Assis de g. à d. Lufbery, Masson, Bigelow, Thaw, Thénault, Parsons, Hewitt, Willis, Haviland (Washington & Lee University)

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En lisant le parcours de certains membres de l’Escadrille La Fayette, peut-on résumer qu’il s’agit avant tout d’aventuriers ?

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Il y a indéniablement plusieurs aventuriers authentiques : Bert Hall, James Norman Hall, Didier Masson, Paul Pavelka, Bill Thaw, Victor Chapman, ont reconnu à un moment ou un autre de leur vie qu’ils ne pouvaient pas manquer ce conflit définissant leur époque. Il y a aussi une part d’idéalisme variable chez certains, à commencer par Kiffin Rockwell, qui dans ses nombreuses lettres à ses parents insiste bien sur la cause de la civilisation, qu’il oppose à la barbarie nazie. D’une manière générale, tous choisissent la France parce que les « boches » ne sont pas très populaires dans l’opinion. Le militarisme prussien incarné par le Kaiser Guillaume II n’a pas la cote. Pour reprendre le bon mot d’un député français en 1914, « la France a des volontaires (étrangers), l’Allemagne elle, a des déserteurs ! »

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La question de l’insigne de l’escadrille (le guerrier Séminole puis le Sioux) a-t-elle été sujet de débat ?

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Il semble qu’il n’y ait pas eu de débat. Les membres de l’escadrille cherchaient un emblème évocateur, mais l’idée tardait à s’imposer. Elle serait le fait de mécaniciens français, frappés par la tête de guerrier Séminole ornant les caisses de munitions de la firme (américaine) Savage Arms. Aussitôt proposé, aussitôt adopté ! À l’automne 1916, lors de l’arrivée dans la Somme, à Cachy. La suite, c’est un des nouveaux pilotes qui l’impose : Edward Hinkle trouve que le Séminole sur les Nieuport fait un peu trop « grand-mère ». Architecte dans le privé, doté d’un bon coup de crayon, il soumettra la version « modernisée », un peu plus belliqueuse, du guerrier Sioux, au capitaine Thénault, le chef d’escadrille, qui l’accepte. C’est cette tête de Sioux-là qui existe toujours et qui orne la dérive des Rafale de l’escadron 2/4 « La Fayette » de Saint-Dizier.

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Comment sont perçus les Américains par les autres unités de l’armée française ?

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Ils s’intègrent parfaitement, malgré une réputation initiale de « cowboys » liée à la difficulté de certains jeunes gens de respecter la discipline de vol. Quant aux frasques une fois revenu à terre, les folles équipées nocturnes parisiennes, elles ressemblent en tous points à celles des autres aviateurs français et anglais, Les meilleurs pilotes de la N 124, en outre, seront honorés par leurs pairs et couverts de décorations prestigieuses, comme l’as Raoul Lufbery, qui se tue malheureusement avant la fin de la guerre, en chutant de son avion désemparé sans parachute.

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Robert Soubiran, Didier Masson, Whiskey et Raoul Lufbery
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« All blood runs red » – Le cas du pilote Eugène Bullard est-il à part ?

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« Gene » Bullard est un personnage extraordinaire, qui mérite à lui seul louanges, livres, films, … Il a vécu 9 vies, fui la ségrégation et sa condition de noir américain, survécu à la guerre des tranchées avec la Légion, et décroché ses ailes au sein du Service aéronautique, Mais la rancune et le racisme de ses compatriotes, à commencer par l’influent docteur Edmund Gros, feront en sorte qu’il ne partage jamais les lauriers de la victoire avec ses pairs aviateurs … à l’occasion d’une rixe dont on le tient responsable, il est démis de ses fonctions et rejeté du Service aéronautique, Alors qu’il a affronté les Fokker triplan du « Cirque Richthofen » et en a abattu au moins un avec son Spad ! Mais sa vie ultérieure sera tout aussi aventureuse que sa guerre, et il trouvera sur le tard la gratitude sans bornes de la France, là où son pays d’origine, les États-Unis, lui ont tourné le dos. Il faut juste regretter que ce racisme tenace ait réussi à écarter son nom lors de l’inauguration du mémorial La Fayette, à Marnes-la-Coquette, en 1928.

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Edification du mémorial La Fayette à Marnes-la-Coquette avec des noms oubliés, historique de l’unité controversé, tensions entre les anciens camarades,… la fin de la Première Guerre mondiale est-elle finalement la paix pour les aviateurs ?

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Outre l’affaire Bullard, l’érection du mémorial donne lieu à des querelles sans fin dans les années vingt. Le père de Norman Prince, immensément riche, tient à en faire un mausolée à la gloire de son fils, tué accidentellement dans les Vosges un soir d’octobre 1916. Les survivants de l’escadrille se battront pied à pied pour interdire cette confiscation mémorielle, mais le patriarche furieux retire sa contribution … et fait rapatrier le corps de son fils. Il lui fait construire une chapelle individuelle au sein de la cathédrale de Washington ! Et réussira à faire altérer les mémoires du capitaine Georges Thénault – à l’insu de ce dernier et avec l’aide d’un traducteur malhonnête – en faisant réécrire un paragraphe qui attribue la seule paternité de l’escadrille La Fayette à son fils Norman. Celui-ci a joué un rôle déterminant, c’est vrai, mais il fut loin d’être le seul à se démener en coulisses.

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Après la Première Guerre mondiale, peut-on dire que l’unité La Fayette perdure dans l’armée française ? (Guerre du Rif, Seconde Guerre mondiale,…)

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Les traditions de l’unité franco-américaine ont été transmises d’une escadrille à l’autre depuis 1918, dans l’armée de l’air française, qui fête officiellement ses 90 ans cette année. Lorsque la Seconde guerre mondiale éclate, le GC II/5 arborant des têtes de Sioux combat sur chasseur Curtiss H-75 de fabrication américaine, durant la bataille de France. Par un triste coup du sort, le II/5 sera obligé de s’opposer au débarquement allié en Afrique du nord en novembre 1942, depuis son terrain de Casablanca. Il est décimé durant ce combat fratricide, mais un heureux hasard fait atterrir un haut gradé américain au milieu des Curtiss, le lieutenant-colonel Harold Willis, qui est un ancien du La Fayette en 1917-1918 ! Emu aux larmes, il retourne ciel et terre pour faire rééquiper l’escadrille en chasseurs et éviter ainsi sa dissolution.

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Quelle est la place de l’Escadrille La Fayette dans la mémoire américaine ?

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« L’Escadrille américaine », comme on l’appelait à ses débuts, a laissé une marque très forte dans la culture militaire aux États-Unis. Les pilotes de la N 124 sont des précurseurs, et pour ceux qui survivent aux premiers mois de guerre, le cœur opérationnel du futur Service aéronautique américain créé en 1918 sur le front occidental. L’association Lafayette, après-guerre, maintiendra des liens étroits, au moins jusqu’à la dernière réunion de ses membres à Asheville en 1960 (Caroline du nord) et à temps pour transmettre le flambeau à des historiens talentueux, tels que Philip Flammer et Steven Ruffin, pour n’en citer que deux. On croise aujourd’hui encore des Spad et des Nieuport, dans les musées et lors de shows aériens, affublés de la célèbre tête de Sioux.

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Le lieutenant Raoul Lufbery et son Spad VII C.1 (Collection Willis B. Haviland)
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