Le 21 février 2024, Missak Manouchian entre au Panthéon, accompagné de son épouse Mélinée, 80 ans jour pour jour après son exécution au Mont Valérien. Pour la première fois, un résistant communiste d’origine étrange reçoit un tel honneur de la France. A travers cet événement, c’est également tous les étrangers engagés dans la Résistance du pays durant la Seconde Guerre mondiale qui sont commémorés.
Jeune orphelin arménien, Missak Manouchian n’a eut de cesse de combattre l’injustice. Malgré le refus de l’Etat par deux fois de le déclarer citoyen, l’apatride a décrit son amour pour la France, sa terre d’adoption. Résistant, sous le pseudonyme de « Georges », Manouchian mène une trentaine d’opérations armées contre l’occupant allemand entre août et novembre 1943. C’est avec Joseph Epstein, chef interrégional des FTP, qu’il est finalement arrêté . « Chef de bande » de l’Armée du crime, selon les propagandistes de l’Affiche rouge, Manouchian devient alors une figure du courage de la Résistance.
Entretien avec Denis Peschanski, historien, directeur de recherche au CNRS et co-auteur de « Manouchian » (2023).
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De par son passé, ses origines, ses conditions de vie, Missak Manouchian est-il à l’image du révolté face au totalitarisme ?
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Je me méfie toujours du « forcément ». En Histoire, il n’y a pas de règle absolue. Un itinéraire ne débouche pas forcément sur un engagement ou un non-engagement. Cependant, du fait que Missak Manouchian est un orphelin du génocide de 1915, il a une personnalité de révolté. Sur les 2 millions d’Arméniens de l’Empire ottoman, plus d’un million d’entre eux ont été tués. De plus, le père de Missak est mort les armes à la main. L’Allemagne ayant été l’alliée de l’Empire ottoman durant la Première Guerre mondiale, il n’y avait pas de surprise à voir Manouchian de l’affronter durant le second conflit mondial. Il était de plus connu que les Nazis avaient admiré l’action des Turcs vis-à-vis des Arméniens.
Le parcours de Manouchian n’est pas non plus surprenant. Au sortir de la Première Guerre, la France a besoin de bras pour reconstruire le pays et fait appel aux travailleurs étrangers. Avec un de ses frères, Garabed, Manouchian vit alors dans un orphelinat au Liban sous mandat français. A partir de 1924, les Arméniens victimes du génocide pouvaient disposer du passeport Nansen qui garantissait le statut de réfugié dans un grand nombre de pays. Les frères Manouchian s’installent donc en France et vivent de petits métiers, mais Garabed décède très jeune, en 1927. La vie dans les chantiers et en usine permet à Missak de connaître les mouvements syndicaux et politiques.
On savait Missak très attaché à la France et à sa culture, mais j’ai découvert en outre, il y a un an, deux documents inédits par lesquelles Missak demande sa naturalisation, en 1933 et en 1940. A chaque fois, on la lui refuse mais cela montre la volonté d’intégration de Manouchian à la France.
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Vivant de façon modeste pendant toute sa jeunesse, Missak Manouchian reste tout de même en contact avec des artistes. Il écrit des poèmes et devient même modèle (pour Jean Carzou ou Krikor Bédikian), fréquente les milieux arméniens à Paris. Est-ce un intellectuel qui n’est pas à sa place en tant que simple ouvrier ?
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Manouchian n’est pas à sa place à partir du moment où il n’arrive pas à vivre de sa poésie. La petite nièce de Mélinée a retrouvé il y a peu de temps la trace de plusieurs de ses carnets (trois originaux sont d’ailleurs exposés au Panthéon jusqu’au 8 septembre prochain). Depuis l’orphelinat de Jounieh, Missak était très attaché à la littérature et à la poésie arménienne et française. A son arrivée à Paris en 1925, il fréquente sans cesse la bibliothèque Sainte Geneviève à quelques mètres du Panthéon et est auditeur libre à la Sorbonne. Avec son ami arménien Séma, Manouchian fonde une revue artistique et politique qui s’appelle en français L’Effort. Dans les années 30, il adhère au Parti communiste. Malgré toutes ces activités, Missak se lamente de ne pas pouvoir se consacrer assez à sa passion pour la poésie.
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Le 17 mars 1943, Missak Manouchian participe à son premier attentat à Levallois-Perret. Il témoigne ensuite parlant de vengeance. Est-ce une personne qui finalement se démarque pendant la guerre ?
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Cette action est avant tout un test pour Missak. Il s’occupait de la branche politique de la section arménienne de la MOI (Main d’œuvre Immigrée). Peu après la Bataille de Stalingrad, la lutte armée de la résistance parisienne doit se renforcer. A cette période, elle était avant tout menée par des étrangers dans Paris. Les groupes français qui ne sont pas tombés sont surtout actifs en banlieue. L’action à Levallois-Perret a été réclamée par la direction des FTP-MOI. Manouchian, désigné comme premier attaquant, lance une grenade au milieu d’un groupe de soldats allemands qui sortaient de leur garnison. Pour le moins il avait fait ses preuves !
Début juillet 1943, il devient commissaire technique des FTP-MOI de Paris et rejoint donc le triangle de direction. Suite à son action, Manouchian paraît être un choix évident. Un mois plus tard, une tactique de combat est adoptée. Des équipes de 5-6 personnes sont organisées afin de mener des actions armées plus efficaces. Boris Holban, originaire de Roumanie et chef militaire des FTP-MOI, est en désaccord avec cette décision. Le colonel Rol-Tanguy l’écarte de la direction parisienne et le remplace par Manouchian.
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Le terme groupe Manouchian efface-t-il injustement Boczov et Rajman ?
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Ce ne sont pas les trois qui sont nommés nécessairement. On pourrait aussi parler d’Olga Bancic, seule femme résistante du procès dit de l’Affiche rouge guillotinée en Allemagne. Un groupe a été injustement oublié au fil du temps c’est celui des Italiens. Il n’y a aucune mise à l’écart mais avec la mémoire, on se concentre sur un individu qui représente le combat de tous. Le terme « groupe Manouchian » n’existait pas pendant la guerre. C’est finalement la propagande allemande et le Centre d’études antibolchévique dirigé par des Français collaborationnistes qui vont se mettre à diffuser l’Affiche rouge et le reportage sur Manouchian et ses camarades menottés.
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L’exécution du Dr Julius Ritter, responsable du STO en France, le 28 septembre 1943 par le groupe de Manouchian à Paris est-il un tournant pour les FTP-MOI ?
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Cette exécution n’est certes pas la première mais elle est la plus symbolique du combat politique et militaire des FTP-MOI. Le service du renseignement dirigé par Christina Boico avait pour mission de repérer les cibles allemandes de « haute valeur ». Il notait les habitudes d’officiers dans l’espace public de Paris. Cependant, aucun membre du groupe ne savait qu’il s’agissait de Ritter qui venait d’être abattu. Ce n’est que le lendemain de l’action que la presse a dévoilé le nom du tué.
La mort de Ritter, colonel SS, est d’une importance politique majeure. La population française est terrorisée par le STO. Depuis février 1943, tout jeune individu doit aller travailler en Allemagne. A l’époque, on parle même de déportation. L’exécution de Julius Ritter, responsable du STO en France, par un groupe de résistants étrangers, est sans doute perçue avec admiration et a minima sympathie par l’opinion publique.
Il y eut peut-être 80 à 100 Allemands tués en 18 mois, mais, si l’on mesure, avec l’exemple de Ritter, la dimension politique de telles actions, on ne doit pas pour autant négliger la dimension militaire de cette guérilla urbaine. Quand on feuillette l’Agenda de la Brigade Spéciale n°2 où sont listés les attentats et sabotages, on comprend que c’était insupportable à l’Occupant d’être ainsi sous la menace constante, qui plus est en plein cœur de Paris.
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La Brigade Spéciale numéro 2 des renseignements généraux capture au fur et à mesure les membres du groupe Manouchian. Est-ce une police efficace ?
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La police parisienne étaient la seule à disposer des dossiers des étrangers. Ils connaissaient les noms et les habitudes de ceux et celles qui avaient combattu en Espagne ou qui avaient été les victimes des actes antisémites et anticommunistes d’Europe centrale et orientale.
Au milieu des années 1980, j’avais déjà pu mettre à jour qu’elle avait opéré trois filatures successives entre janvier et novembre 1943 contre la MOI et les FTP-MOI qui, parmi d’autres, ont pu permettre l’arrestation de nombreux résistants. Les actions de la BS 2 ont été d’une grande efficacité. Le 2ème détachant, qui est composé majoritairement de Juifs, est notamment décimé début juillet 1943.
Dès le 24 septembre 1943, soit quatre jours avant l’assassinat de Ritter, Manouchian est repéré par ces policiers français lors d’un rendez-vous avec Boczov, et il sera donc suivi deux mois durant. Quant à Rajman il était repéré depuis… février 1943.
On mesure ici la responsabilité du régime de Vichy qui a accepté de mener cette répression et a fourni ainsi la légitimité d’un Etat français à ses policiers.
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Malgré le fait qu’ils sont conscients d’être suivis, pour quelles raisons les résistants ne quittent pas la région ?
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Ils sont avant tout des soldats. Ce fait n’est pas l’apanage des communistes. Par exemple l’espérance de vie en liberté d’un membre d’un réseau de renseignement en lien avec l’Angleterre en France était d’environ 6 mois. Autre exemple, Jean Moulin était lui aussi parfaitement conscient d’être en danger et l’a écrit dans son dernier télégramme à De Gaulle. Cependant, malgré les arrestations et les dénonciations, le fonctionnement de la lutte armée, dans le cas qui nous occupe, ne pouvait pas connaître de changements brusques.
Suite à l’arrestation et les aveux du commissaire politique des FTP-MOI parisiens, Joseph Davidovitch, en octobre 1943, la BS2 enchainent plusieurs arrestations en démantelant notamment le groupe des Italiens.
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L’Affiche rouge avait pour but de dénoncer les actes d’étrangers mais devient finalement l’emblème de la résistance du groupe Manouchian. Est-ce une réussite sur le plan de la communication ?
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Du point de vue graphique, des couleurs et du discours sensationnaliste, les efforts de la propagande sont une réussite. Cependant, ils ont finalement été contre-productifs pour l’Occupant et ont même servi la cause de la Résistance.
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A la veille de la Libération, le PCF a-t-il laissé tomber les FTP-MOI (polémique en 1985 dans la suite du documentaire « Des Terroristes à la retraite ») ?
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Cette question a été réglée depuis 1989 avec l’étude des archives et la découverte des trois filatures. Mais, comme la polémique revient de temps en temps, je propose qu’on réfléchisse à ces hypothèses complotistes avant même de recourir aux archives.
« Des Terroristes à la retraite » est une grande réussite car c’est un documentaire qui reconstitue les événements avec les derniers résistants du groupe encore vivants à l’époque. Ce projet est malheureusement gâché par l’interprétation des faits. Le documentaire prétend que la direction du Parti communiste et Boris Holban, à l’approche de la Libération, a pris la décision de se débarrasser de ses combattants étrangers.
Jospeh Epstein, chef militaire des FTP-MOI de toute la région parisienne, a été arrêté le 16 novembre 1943 à Evry avec Missak Manouchian. S’il avait parlé, toute la direction communiste de France aurait été arrêtée. D’ailleurs, une autre filature qui a suivi l’arrestation du groupe a débouché sur celle de toute la direction des FTP français de la Région parisienne. Pour le cas d’Holban, cela ne peut être exact puisque renvoyé par le colonel Rol-Tanguy de Paris, il était à présent dans le Nord de la France. Il n’est rappelé qu’après la chute de Manouchian.
Mélinée Manouchian parle également de trahison avec pour exemple la dernière lettre de son mari (21 février 1944). Missak écrit : « Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. »
« Celui » désigne Davidovitch qui a parlé aux Allemands. Le pluriel est ici employé pour les forces de Vichy. Si l’on va au bout de la logique, Manouchian pardonnerait à tous, donc … à la police de l’Etat français !
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La panthéonisation de Missak Manouchian en Février 2024 va-t-elle permettre de plus grandes études sur les actions des FTP-MOI selon vous ?
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La panthéonisation de Manouchian est une véritable révolution mémorielle. Il est le premier résistant communiste et étranger à avoir un tel honneur. Le 18 juin 2023, lorsqu’Emmanuel Macron annonce la panthéonisation de Manouchian, il descend dans la clairière du Mont Valérien où les résistants et les otages étaient fusillés. Il est le premier président de la Ve République à le faire un 18 juin, jour de commémoration de la mémoire gaullienne sur le seul lieu de l’esplanade du Mont Valérien devant une crypte où se trouvent des cercueils de héros, mais il ne s’y trouve aucun des fusillés de la clairière. Il y a ici une volonté de faire converger la mémoire de l’ensemble des résistants. En effet, sur les 1 000 exécutés du Mont Valérien, une grande majorité était des communistes.
Dans le contexte de la panthéonisation, l’Elysée m’a demandé en 2022 de retrouver des survivants des FTP-MOI afin de leur décerner la légion d’honneur. Je découvre alors la question épineuse des Morts pour la France que me signalent des descendants, associatifs, qui menaient un combats de reconnaissance depuis longtemps déjà. Ainsi, tous les Français fusillés au Mont Valérien ont eu la mention « Mort pour la France » automatiquement mais pour les étrangers, c’était une chance sur deux… Une loi de 1915, adoptée dans le contexte de la Première Guerre mondiale, posait comme condition qu’on soit… de nationalité française. Avec le rôle des étrangers dans la Seconde Guerre mondiale, qui plus est au sein d’une armée qui n’était pas vraiment régulière, la situation avait changé, mais pas la loi. L’administration a traité au coup par coup sans vraie ligne de conduite. Le président de la République prend alors la décision de donner la mention « Mort pour la France » pour tous les fusillés étrangers du Mont Valérien qui ne l’étaient pas encore. Sur les 185 étrangers en question, 92 avaient été oubliés dont Szlama Grzywacz qui non seulement était membre du groupe mais était présent sur l’Affiche rouge (Le premier en haut à gauche). Précisons que Missak Manouchian lui-même, entré dans la mémoire collective dans les années 50 grâce à la chanson de Léo Ferré, n’a eu la mention « Mort pour la France » qu’en 1971.
Avec Astrig Atamian et Claire Mouradian, lorsque nous avons pris la décision d’écrire ensemble l’histoire de Manouchian, nous pensions réaliser uniquement un livre de synthèse. Cependant, au cours de nos recherches, nous avons trouvé de nombreux documents inédits. Et ce n’est pas terminé. Nous avons aussi évoqué, bien entendu, ses camarades de combat, mais ils méritent de plus amples recherches, comme ont pu le faire Dimitri Manessis et Jean Vigreux pour Rino della Negra.
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