Alors que nous allons commémorer le 80ème anniversaire du débarquement allié en Normandie et de la Libération, de nouvelles études historiographiques apparaissent prouvant que la Seconde Guerre mondiale reste un sujet à la fois vaste et passionnant.

Entre 1939 et 1945, plus de 100 000 aviateurs (alliés et forces de l’Axe) ont été précipités au sol par la chute de leur avion. Face à ces hommes « tombés du ciel », les civils ne réagirent pas tous de la même façon : les Français de mai-juin 1940 résistèrent à l’envahisseur ; les Anglais firent prisonniers les aviateurs de la Luftwaffe avec une certaine retenue ; les Français occupés cachèrent les Alliés et les aidèrent à rejoindre l’Angleterre ; les Allemands, quant à eux, ont commis des actes de grande violence sur les rescapés des airs à partir de 1943.

Entretien avec Claire Andrieu, Spécialiste d’histoire politique et sociale du XXe siècle et autrice « Tombés du ciel : le sort des pilotes abattus en Europe -1939-1945« , à propos d’un phénomène hors du commun et qui pourtant a été enregistré un peu partout.

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Pour quelles raisons avez-vous décidé de réaliser une étude comparée et internationale ?

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Le projet est venu progressivement. En premier lieu, je souhaitais travailler sur la place des femmes dans la Résistance française. Avec la parution d’un article en 1997, je me suis rendue compte que seules des galeries de portraits et quelques typologies (l’agent de liaison à bicyclette) avaient été publiées. Je souhaitais étudier des problématiques liées au social et à la politique.

Avec cet article, j’avais noté qu’un ouvrage anglais existait où était notée en bas de page une source indiquant que les aviateurs alliés tombés dans les pays occupés pendant la Seconde Guerre mondiale étaient débriefés après leur sauvetage et leur arrivée en Angleterre. Ce type de document décrivait également le comportement des populations civiles à leur égard.

Je me suis donc rendue à Londres et j’ai demandé non seulement les debriefings des aviateurs mais également les dossiers de ceux et celles qui les avaient aidés lorsqu’ils étaient en zone ennemie. Les autorités anglaises m’ont alors répondu que ces sources avaient été récupérées par les Américains. Je suis donc allée à Washington où j’ai retrouvé une quantité importante de dossiers des helpers d’Europe. J’ai donc pris la décision d’écrire un livre sur le sujet.

Les dossiers étaient classés par pays. Il manquait l’Allemagne. L’archiviste américain m’a alors conseillé d’étudier les cas de lynchage commis sur des aviateurs tombés du ciel.

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Plus de 100 00 aviateurs ont été abattus en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. 50% d’entre eux ont été tués. 40% des survivants sont faits prisonniers. Le sauvetage de ceux tombés du ciel est-il finalement peu courant ?

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Le terme de sauvetage n’est pas forcément approprié car les aviateurs alliés n’étaient pas menacés de mort. Ils risquaient d’être envoyés dans un camp de prisonniers de guerre. Cependant, le terme d’aide n’est pas non plus le meilleur car trop anodin. Ceux et celles qui protègent et cachent les aviateurs étaient par contre, eux, menacés de mort par les autorités allemandes.

Au début de la guerre, ces actes de résistance sont improvisés car on imagine mal qu’un jour un aviateur puisse atterrir dans son jardin. Au fil du temps, des organisations se mettent en place dans tous les pays occupés. Les territoires qui aident le plus les aviateurs alliés sont la France, la Belgique et l’Italie occupée, après la chute de Mussolini.

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Comment peut-on expliquer la motivation de ces civils qui prennent le risque d’aider et protéger un aviateur tombé du ciel ?

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Les populations ont pris de grands risques en accueillant des fugitifs. Cela concerne toutes les classes sociales et ce n’est en aucun cas une question de parti politique. Je pense que l’on peut expliquer ce phénomène d’entraide par l’importance de l’éducation scolaire. Dans les écoles privées françaises, l’enseignement patriotique (voire une sacralisation de la patrie) est très fort durant l’Entre-deux-guerres. Dans les écoles publiques, le terme patrie n’est certes pas employé mais il y a une incitation à protéger la souveraineté nationale liée à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

Ce phénomène est peut-être plus profond et peut remonter au XVIème siècle avec la question du « charbonnier – maître chez soi ». Les Français se pensent comme maîtres chez eux. Il y a un véritable souhait de chasser l’envahisseur. Il y a une part de xénophobie dans la germanophobie durant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, ce sentiment n’existe pas vis-à-vis des Anglo-américains. Même au début de 1944, où les bombardements alliés sont intenses (en France 75% des victimes civiles de bombardements de toute la guerre meurent à ce moment-là), les rapports préfectoraux soulignent que les populations des communes tiennent pour responsables des destructions l’occupant allemand et leurs défenses.

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Y’a-t-il un pays occupé qui suscite plus de méfiance de la part des Alliés ?

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La Hongrie est occupée par les Allemands à partir de mars 1944 tout en conservant un gouvernement local fasciste. Les Alliés remarquent un comportement hétérogène de la population. Soit les Hongrois sont très accueillants avec les aviateurs tombés du ciel, soit ils sont brutaux.

La Bulgarie et la Roumanie sont des pays qui rejoignent le camp allié uniquement à la fin de la guerre. Je ne pense pas avoir relevé de cas d’helpers dans ces territoires.

La Pologne est à part. Il s’agit d’un pays totalement avalé par l’Allemagne. Des aviateurs s’échappent de camps de prisonniers et sont aidés par des civils qui courent de très grands risques.

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Pilote allié et fugitif visitant le zoo de Vincennes à proximité d’officiers allemands
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Le lynchage d’aviateurs par des populations civiles peut-il aussi s’expliquer par le patriotisme voire le nationalisme ?

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Je distingue le cas français du cas allemand. Lors de la Blitzkrieg, les aviateurs allemands abattus sont armés d’un revolver. La Wehrmacht, progressant rapidement en France, est souvent proche d’eux. Les aviateurs allemands souhaitent donc s’échapper. Par conséquent, les arrestations sont mouvementées. Quelques lynchages ont pu être provoqués par des Français en colère.

Sur le territoire allemand, on note une violence permanente de la population qu’elle soit urbaine ou rurale. Tout au long de la guerre, en ville ou à la campagne, une partie des aviateurs alliés tombés du ciel sont lynchés par la population allemande. Ne disposant pas d’arme automatique, ils étaient sans défense face à la foule. Les violences étaient plus fortes si l’ennemi en question avait la peau sombre. Il s’agit d’actes de nazisme populaire. J’ai relevé des milliers de cas tout comme en Union soviétique. Le front de l’Est connaît une violence totale. 

Même lors du Blitz, la population britannique ne commet pas d’actes de violences envers les aviateurs allemands. Tout au long de la guerre, les autorités ont diffusé dans les médias beaucoup d’humour afin que les civils restent calmes face aux événements. Je n’ai relevé qu’un seul épisode de lynchage. Le 15 septembre 1940, un aviateur allemand, grièvement blessé et brûlé, saute en parachute et atterrit dans la région de Londres. Il est battu par des civils anglais.

Je n’ai pas relevé de lynchage en Italie du temps de l’occupation allemande et de la République de Salo.

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Les aviateurs alliés tombés du ciel sont confrontés à un temps plus ou moins long de sauvetage. Ils doivent se cacher, traverser une frontière et rejoindre leurs unités. Des traumatismes ont-ils été remarqués ?

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Dès son arrivée en Grande-Bretagne, l’aviateur est interné et interrogé. Il doit ensuite écrire son histoire de façon manuscrite. Cette dernière est dactylographiée à la fin du processus. Cette étape finale retire toutes les formes d’émotions décrites par l’aviateur. J’ai pu constater qu’un de ces rescapés avait été secoué par les événements. L’aviateur raconte que son avion était tombé en septembre 1942 dans le ciel du Pas-de-Calais. Alors que le reste de l’équipage avait sauté de l’appareil, étant pilote, il avait dû rester à bord jusqu’au bout. L’aviateur avait réussi à survivre à l’atterrissage. Perdu au milieu d’un champ en pleine nuit, traumatisé par l’épisode, il ne s’est pas enfui tout de suite. Il est resté à proximité, probablement sous le choc. Dans les jours et les semaines qui ont suivi, alors qu’il était caché en France, ceux qui étaient à ses côtés ont relevé son côté irascible, comme blessé mentalement.

Certains aviateurs secourus ont dû retourner au combat aérien des mois plus tard.

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Que révèle l’iconographie réalisée par les populations civiles de la guerre aérienne ?

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Elles sont fascinées par cette nouvelle technologie. Il y avait eu certes des avions dans les guerres précédentes mais pas à cette échelle. Les enfants dessinent et reconnaissent à l’ouïe parfaitement les moteurs des différents appareils. Lors des crashs d’avion, certains civils, malgré les interdictions, vont dérober des objets, comme dans une chasse au trésor.

Les aviateurs, étant plus instruits, avaient un certain prestige social. Les rapports de classe ont dû jouer entre eux et les populations civiles moins éduquées.

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Des aviateurs alliés ont-ils fait le choix de rester pour intégrer la Résistance locale ?

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Je prendrai un exemple. Des membres d’équipage britannique ont eu pour mission de déposer un agent dans la Drôme. L’avion est pris de nuit dans une tempête de neige, les aviateurs sautent en parachute. Les survivants sont aidés par des civils et prennent la décision de combattre au sein d’un maquis local.

Dans la majorité des cas, les aviateurs cherchaient à quitter le territoire car ils avaient pour consigne de rejoindre leur base. Certains supérieurs ont dû le rappeler à des soldats qui souhaitaient rester en territoire ennemi pour se battre avec le maquis ou au contraire pour rester hébergé à l’abri.

150 aviateurs ont également été regroupés dans un maquis de Sologne mais cette opération a été menée après le débarquement du 6 juin 1944.

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Pour quelles raisons les femmes sont les oubliées de cette historiographie ?

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Elles sont perçues comme jouant des rôles secondaires ou remplissant leurs fonctions habituelles. Leur activité de résistance ne présentait pas de spécificité par rapport à l’ordinaire. Au sein de réseaux, peu de femmes jouent le rôle de responsable. Lors de la Seconde Guerre mondiale, la présence des femmes est avant tout au foyer. Ce sont elles qui prennent la décision d’accueillir ou de rejeter l’aviateur fugitif. De ce fait, elles ont un rôle déterminant même si elles n’apparaissent pas dans les sources. Pourtant, les risques étaient immenses. Un millier de femmes, environ, ont été déportées pour avoir caché chez elles un aviateur.

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De nos jours, il y a une résurgence de cette histoire (monuments, témoignages, retour des aviateurs des années plus tard…). La mémoire des sauvetages est-elle avant tout chaleureuse ?

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La plupart du temps, la mémoire de ces aviateurs tombés du ciel est positive. Certains d’entre eux ont pu revenir sur les lieux et le souvenir est encore commémoré. Il y a du bonheur dans ces retrouvailles. 

Cependant, certaines histoires ont fini dramatiquement. J’ai étudié l’épisode de trois aviateurs alliés tombés sur la grève de Plestin-les-Grèves (Bretagne). Les femmes qui les ont aidés ont été arrêtées et déportées. Quelques-unes ne sont pas revenues. Lors des interrogatoires, un aviateur et une des prisonnières ont probablement divulgué des informations aux Allemands. Le souvenir de cette action de résistance est donc pour partie douloureux, même malheureux.

De plus, au printemps 1944, avec l’intensification du conflit, 168 aviateurs arrêtés par les Allemands en France n’ont pas été envoyés dans un camp de prisonniers en Allemagne mais directement au camp de concentration de Buchenwald.

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Les réseaux d’aide envers les aviateurs tombés du ciel ont-ils perduré dans des conflits post-Seconde Guerre mondiale ?

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En France, le souvenir des réseaux n’a pas ou peu perduré, mais à l’échelle locale, la mémoire de l’aide est très vivace. Cette aide est un phénomène récurrent. Un exemple me revient en mémoire. En 2022, lors de la guerre en Ukraine, un aviateur ukrainien est tombé en territoire occupé par les forces russes. Grâce à la solidarité des civils, il a réussi à s’échapper.

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‘Almost home’ – Gil Cohen

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