Véritable héros français, bravant les températures les plus glaciales et ambassadeur de la protection de l’environnement, Paul-Emile Victor (1907-1995) est une figure toujours aussi moderne. Jeune jurassien, il fait la découverte en 1934, auprès de l’explorateur Jean-Baptiste Charcot, du Groenland et du peuple inuit. Pilote d’avion dans l’armée américaine durant la Seconde Guerre mondiale, « PEV » fonde ensuite en 1947 les Expéditions Polaires Françaises. Ces missions scientifiques vont permettre de mieux connaître l’Arctique et l’Antarctique. Jusqu’à la fin de sa vie en 1995, Paul-Emile Victor sera un grand défenseur de la nature.

Avec le beau livre « Paul-Emile Victor – Le Rêve et l’Action« , le reporter Stéphane Dugast et Daphné Victor, fille de l’explorateur et Présidente du Fonds de dotation Paul-Emile Victor, retrace la vie d’un explorateur passionné.

Entretien.

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« Je suis du pays des buis, des cyclamens et des sapins noirs ». De par ses origines, sa personnalité, sa passion pour les sciences humaines, Paul (-Émile) Victor était-il destiné à être un explorateur (fort attachement à sa famille et au Jura) ?

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Daphné Victor : Peut-on parler de “destin“ ? Ce qui est sûr, c’est que Paul-Émile Victor jeune était un rêveur, plutôt solitaire et timoré, baignant dans un cocon familial très cosy, avec pourtant une éducation parentale très ouverte sur l’extérieur et sur autrui.  Peut-être le XXème siècle naissant a-t-il aussi joué un rôle dans sa formation, avec l’essor de l’avion, la naissance du scoutisme et, après les ravages de la Première Guerre mondiale, la rage de vivre et la soif de découvrir.

Stéphane Dugast : Sa soif d’aventures a également été nourrie par ses lectures de romans d’aventures comme Les voyages extraordinaires (1886) de Jules Verne. Il y a aussi chez ce jeune garçon un peu timoré, une curiosité insatiable pour les savoirs en tout genre, le goût de l’effort et celui du risque. Tout cela l’a ouvert sur les ailleurs, sachant que le Jura de son enfance a été son premier terrain de jeu, celui de ses années scoutes, de ses premières randonnées, été comme hiver. D’emblée, il a tissé un lien avec la nature, sa beauté et le vivant.

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Les expéditions de 1934 et 1936 (avec notamment le temps passé sur le Pourquoi-Pas ?) ont-elles été comme une sorte de rite initiatique pour le jeune Paul-Émile Victor ? Il se sent « Eskimo parmi les Eskimos »

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Daphné Victor : On ne peut pas dire que le temps passé sur le Pourquoi-Pas ? ait participé profondément à son initiation (à part, peut-être, ses tout premiers contacts avec les Inuits du Scoresby Sund, où le Pourquoi-Pas ? fait escale en 1934 avant de le déposer, lui et ses compagnons, à Ammassalik). Ce sont vraiment ses deux séjours (août 1934-août 1935 et juillet 1936-août 1937) qui l’ont “formé“, et principalement, lors du second, son hivernage avec sa famille d’adoption inuit à Kangerlugsuatsiak (aujourd’hui orthographié Kangerlussuatsiaq), vivant « comme un Eskimo parmi les Eskimos ».

1937- Avec l’aimable autorisation du Fonds de dotation Paul-Émile Victor

Stéphane Dugast : Son premier séjour chez les “Eskimos“ lui permet de vivre le voyage initiatique auquel aspire tous les jeunes de moins de 25 ans. Il vit l’aventure avec un grand A, avec les raids en traîneau à chiens, se confronte au froid mordant, au blizzard, aux ours. Il vit la nuit polaire, les aurores boréales. Il pratique par ailleurs son métier d’ethnographe, comme on disait à l’époque, avec passion et abnégation. Son charisme lui permet d’entrer en résonnance avec des gens encore chasseurs et nomades. De surcroît, il est si épanoui qu’il vit une belle romance avec Doumidia. Pour autant, son second hivernage est, selon moi, encore plus formateur car plus abouti. Il est même la matrice dans sa vie d’explorateur. Son immersion, lui le seul kratouna (« blanc » littéralement, et par extension, Européen) vivant comme « un Eskimo parmi les Eskimos », est une réussite. Cette période de sa vie ferait d’ailleurs un très bon film sur Netflix, car tous les ingrédients sont réunis, avec son lot d’obstacles et d’imprévus. J’adore cette période chez lui…

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« Ne croyant pas en De Gaulle », Paul-Émile Victor s’engage pendant la Seconde Guerre mondiale dans l’armée américaine, prend la nationalité et devient pilote conseiller polaire. Cette époque renforce-t-il son aspect de scientifique ?

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Daphné Victor : S’il a voulu partir aux USA en 1940, ce n’est pas parce qu’il “ne croyait pas en de Gaulle“… ou en Pétain. C’est dans le but avoué de poursuivre sa carrière polaire. Mais, paradoxalement, ses activités dans l’armée américaine l’ont éloigné de ses passions d’ethnologue et d’ethnographe en lui faisant découvrir la formidable logistique qui était celle des Américains en matière polaire. Cela lui a certainement ouvert la voie vers l’organisation d’expéditions polaires plus modernes, plus “confortables“ (tout est relatif !), et donc, plus accessibles à des jeunes gens sortant de quatre ans d’occupation, le plus souvent résistants, et désireux de permettre à la France de se reconstruire et d’exister sur le plan international.

Par P-E Victor – Noël 1944 – avec l’aimable autorisation de la Famille Victor

Stéphane Dugast : La guerre est un puissant marqueur pour tous les gens de sa génération. Il a 32 ans quand la guerre est déclarée en 1939. Il est un ethnologue très médiatique, une « vedette » comme on disait. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Il envisageait de faire le tour des terres polaires pour étudier les dernières populations nomades. Et tout bascule. En bon patriote, il ne va pourtant pas se défiler, et sert sous les drapeaux comme adjoint de l’attaché naval en Scandinavie. Tout va de nouveau vite s’effondrer avec l’Armistice de juin 1940. Son exil l’obligera à transiter par le Maroc, puis la Martinique, avant de débarquer en Amérique et de partager des moments avec un écrivain et aviateur, lui aussi en proie au doute : Antoine de Saint-Exupéry. Faut-il faire confiance à Pétain ou à De Gaulle ? En 1940-41, la question est loin d’être évidente, et les deux hommes partagent leurs doutes. Nouveau virage chez Paul-Émile, qui fait le choix d’incorporer un corps d’armée alors naissant : l’US Air force. Lui, l’officier de Marine de réserve devient simple soldat. La science n’est alors clairement pas au cœur de ses préoccupations. Elle le deviendra plus tard, quand il sera le fondateur et chef d’orchestre des Expéditions Polaires Françaises, les EPF, avec à la clef des missions d’envergure conduites sur les deux grandes calottes glaciaires de notre planète : le Groenland et l’Antarctique. 

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Avec la fin de la guerre, c’est le temps des naissances pour Paul-Émile Victor. Entre 1947 et 1952, il a ses premiers enfants. Était-ce un père attentionné, pédagogue (il écrivait déjà des livres pour les enfants) ou absent ?

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Daphné Victor : Attentionné : oui. Pédagogue : oui, très pédagogue. Absent : oui. Donc : attentionné et pédagogue, oui… quand il était là, c’est-à-dire très peu. Du fait de ses expéditions – au Groenland à partir de 1948 et en Antarctique à partir de 1957 ; du fait de leur organisation – qui lui demandait une présence physique et une “charge mentale“ de tous les instants ; puis du fait de sa séparation conjugale à partir de 1960.

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Que révèlent les dessins (depuis sa jeunesse jusqu’à sa retraite – des marins aux Eskimos) de Paul-Émile Victor sur sa propre personnalité ?

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Daphné Victor : Ce qui en ressort, c’est son indéniable don pour le dessin, sa curiosité et son amour des gens, son sens de l’observation, et sa fantaisie.

Stéphane Dugast : Paul-Émile est un artiste sacrément doué. Montrez ses dessins à quiconque et les commentaires vont pleuvoir, souvent élogieux. J’aime ses dessins car il savait saisir en quelques traits une posture ou un visage. Ses dessins, leur esthétisme comme leur efficacité, révèlent sa personnalité et son attachement à l’humain. Car, que vous soyez chasseur-nomade ou soldat, peu lui importe, il avait ce talent de croquer sur le vif. Dommage qu’il n’ait pas plus creusé dans cette voie artistique, comme dans celle d’ailleurs de l’écriture où, là aussi, il était très doué.

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1958 autoportrait – avec l’aimable autorisation de la Famille Victor

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Quelle est la particularité des autoportraits ?

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Daphné Victor : À part deux autoportraits faits à 15 ans, tous les autres (une quinzaine) ont été réalisés à des moments de cafard, qui, avec le doute, pouvait le tenailler profondément.

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Pour Paul-Émile Victor, la science est « une guerre contre l’ignorance ou pour la connaissance ». Les Expéditions Polaires Frances (EPF) étaient-elles pensées comme une mission sans limites (fièvre polaire) ?

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Stéphane Dugast : Les premières campagnes des Expéditions Polaires Françaises (EPF) sont celles de l’insouciance et de la prise de risque totale. Paul-Émile et ses compagnons ont l’intuition que les calottes glaciaires peuvent jouer un rôle dans le climat de notre planète, mais ce n’est qu’une intuition. Ils ont surtout envie d’en découdre en vivant les premières expéditions polaires mécanisées, qui vont permettre à l’homo sapiens de pouvoir enfin séjourner dans les glaces pendant de longues durées. La dimension scientifique va néanmoins peu à peu s’étoffer. Elle est le fruit de leurs exploits et de leurs incessantes recherches sur le terrain. Quand surviennent les premiers drames, comme la disparition d’Alain Joset et Jens Jarl en 1951 au Groenland, les gars des EPF vont prendre pleinement conscience des dangers, certes, mais aussi de la portée de leurs expéditions. Les temps héroïques, ceux de la bravoure et des premières, sont définitivement révolus. Leurs explorations polaires se doivent d’être utiles à la science et au bien commun.

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Avec l’aimable autorisation du Fonds de dotation Paul-Émile Victor

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Avec le contexte de la guerre froide, les « Expolaires » étaient-ils préparés à des rencontres avec les Soviétiques ?

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Daphné Victor : Non, ni les “Expolaires“ eux-mêmes (c’est-à-dire les membres des EPF), ni les EPF en tant que tels. Par contre, en 1952 et 1953, en qualité de Conseiller technique spécial pour le Groenland auprès du Transportation Corps de l’armée américaine, PEV a participé, avec les meilleurs des Expolaires, à l’“Opération Nord“ américaine, dont l’objectif était d’installer, avec l’accord du Danemark, deux gigantesques radars sur la calotte glaciaire, au plus près du territoire soviétique, afin de pouvoir détecter d’éventuels tirs de fusées ennemies.

Stéphane Dugast : Les polaires n’évoquaient guère cette dimension, trop occupés qu’ils étaient sûrement à mener leurs expéditions sur des terrains difficiles. Concernant Paul-Émile, il est en revanche clair qu’avec son passé dans la marine française et l’armée de l’air américaine, et ses connexions à Paris comme à Washington, la « chose » militaire le préoccupe, et le concerne en premier lieu. Pour certains communistes français, Paul-Émile était d’ailleurs un compatriote à la solde de la CIA. Mythe ? Réalité ? Une chose est certaine, PEV était très américanophile, mais son appétit pour les sciences, et son goût pour les autres, l’ont sûrement incité à discuter avec des Soviétiques lors de colloques internationaux. Car, en pleine guerre froide, nombreux ont été les scientifiques à solliciter des collègues de l’autre camp pour faire avancer leurs travaux. La preuve, une nouvelle fois, que les sciences n’ont pas de frontières.
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Par Paul-Emile Victor – Fort Benning 1944 – avec l’aimable autorisation de la Famille Victor

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Quel fut l’élément déclencheur du combat écologique de Paul-Émile Victor ?

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Daphné Victor : Hôtesse de l’air long-courriers, Colette, la seconde femme de PEV, connaissait bien les États-Unis et leur culture. En 1963, elle a découvert et s’est enthousiasmée pour le livre Silent Spring, écrit par Rachel Carson, biologiste, qui alertait sur l’importance de préserver la nature souillée par les pollutions de l’Homme. Elle l’a fait lire à Paul-Émile, d’abord hésitant puis franchement convaincu.

Stéphane Dugast : Là encore, cet événement est un nouveau point de bascule dans la vie de Paul-Émile Victor. J’avoue que j’étais sceptique sur le sujet avant de co-écrire sa biographie avec Daphné. J’étais même, avouons-le, persuadé qu’il avait enjolivé l’histoire… Eh bien, pas du tout… La lecture du Printemps silencieux de l’océanographe Rachel Carson, qui dénonce l’usage des pesticides dans l’agriculture, va agir comme un électrochoc. Il va dès lors se lancer dans un nouveau combat, celui, selon ses propres mots, de la «défense de l’homme et de son environnement ». L’humain et l’environnement, les deux sont liés. Cette écologie avant l’heure, il va la décliner à l’envi à travers de nombreux projets sur le terrain, comme des conférences, des opérations en tout genre – livrets pour les scolaires, jeux, concours… Avec Cousteau et Tazieff, ils vont impliquer la jeunesse dans ces combats avant-gardistes et visionnaires durant les années 1970 et  début 1980, très “bling-bling“ et insouciantes. Je suis un des enfants qu’ils ont sensibilisés et alertés. Ils ont néanmoins prêché dans le désert. Lui et ses amis explorateurs ont été des lanceurs d’alerte trop en avance sur leur époque.

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Après une vie dans le froid glacial, Paul-Émile Victor s’installe en Polynésie. Du fait de l’aspect paradisiaque de sa “retraite“, délaissait-il la question polaire ?

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Daphné Victor : Non, pas du tout. D’une part, parce qu’il est resté longtemps l’interlocuteur des ministères et des organisations internationales pour ce qui concerne le financement des EPF. D’autre part, parce que, à partir de 1974 avec le Groupe Paul-Émile Victor pour la défense de l’homme et de son environnement, son combat écologique englobait forcément la protection des pôles, entre autres.

Antarctique – Avec l’aimable autorisation du Fonds de dotation Paul-Émile Victor

Stéphane Dugast : Non ! Malgré l’âge et une santé déclinante, il se rend d’abord en Antarctique avec son fils Teva. La même année, il va également se déplacer dans un lieu symbolique de l’Arctique, grâce à deux jeunes explorateurs intrépides, Hubert de Chevigny et Nicolas Hulot, qui ont insisté pour que leur parrain les rejoigne à leur arrivée en ULM sur ce que les “Eskimos“ appelaient le « grand clou », c’est-à-dire au pôle Nord. Ce n’est pas totalement givré, ça ? Nous sommes en 1987, et à bientôt 80 ans, Paul-Émile voyage une dernière fois en Arctique et en Antarctique. Un brin facétieux au cours d’une interview télévisée, il ira même jusqu’à dire qu’il a toujours eu horreur du froid. Quant au traité de l’Antarctique, PEV n’hésitera pas à plaider en faveur de sa prolongation, discutée au début des années 1990, et même à monter au créneau pour défendre cette formidable utopie, qui fait que l’Antarctique n’a ni police, ni armée, ni frontières, ni barbelés, et que ce continent est une terre entièrement dédiée à la paix et aux sciences, jusqu’en 2048.

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Après toutes ces années, qu’est-ce qui vous surprend encore de la part de Paul-Émile Victor ?

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Daphné Victor : Sa simplicité, son humilité, sa générosité. Et sa non-allégeance au pouvoir, qu’il soit politique ou financier.

Stéphane Dugast : L’ouverture aux autres, la conscience environnementale, la puissance des sciences… Son legs est immense, et fait écho à nos préoccupations actuelles, que l’on soit de la génération X, Y, Z ou de celles d’avant !

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Par Paul-Emile Victor 1968 – avec l’aimable autorisation de la Famille Victor

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Le site Paul-Emile Victor :  https://paulemilevictor.fr/ 

Le site de Stéphane Dugast : – Stéphane DUGAST (stephanedugast.com)

Photo de couverture : Paul-Emile Victor en Antarctique en 1966 – Avec l’aimable autorisation du Fonds de dotation Paul-Émile Victor

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