Avec Jacques Tardi, auteur et dessinateur, et Dominique Grange, autrice-compositrice-interprète, le dessin est bien souvent accompagné de paroles et de musique percutantes.  Percutantes car engagées. « 1968-2008…N’effacez pas nos traces! » (2008) de Pedro Fidalgo, documentaire intimiste des luttes d’hier et d’aujourd’hui en est un très bel exemple. « Elise & les nouveaux partisans » (2021), bande dessinée qui retrace le parcours d’une jeune chanteuse révoltée (ressemblant à Dominique Grange) est lui aussi un récit poignant et intense. La violence et l’injustice envahissent les cases. Malgré tout, le message humaniste perdure et le livre est aussi un magnifique hommage à l’entraide et à la solidarité.


Entretien avec Tardi et Dominique Grange, passeurs de luttes.

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Dominique Grange-Tardi. Est-ce une coopération naturelle? Des débats?

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Tardi: il y a plusieurs axes : d’abord le côté technique et narratif. Lors de l’écriture, nous avons tendance à être bavards. J’ai même dû dire à Dominique de laisser de la place à mon dessin. Celui-ci peut servir à remplacer des phrases. D’autre fois, le texte ne peut être substitué. Il faut un équilibre entre le texte et le dessin. Pour cela, il faut en parler. Lorsque la discussion dure, il faut à ce moment-là s’aérer l’esprit. Nous pouvons même aller jusqu’à sortir de la pièce de travail. Ce sont des aménagements techniques que nous connaissons bien.

Dès le départ, je connaissais très bien l’histoire de Dominique et je l’ai encouragée à la raconter par écrit. Je me suis lassé de lire les récits de cow-boys et de cosmonautes. Je préfère travailler avec du matériel vivant. J’aime montrer ce qui a vraiment existé.

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Vous avez travaillé avec d’autres auteurs comme Jean-Patrick Manchette ou Jean Vautrin. Est-ce différent de travailler avec Dominique Grange?

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Tardi: je m’adapte toujours aux personnes et aux registres. Lorsque j’ai travaillé avec Manchette sur « Griffu » (1981), le travail était intense chaque jour.  Il terminait l’écriture de « Fatal » et les éditions du Square sortaient un hebdo. De plus, l’album devait être un grand format. Le travail était direct avec l’auteur. Lorsque vous réalisez une adaptation, l’exercice est bien plus simple: vous connaissez déjà la fin de l’histoire et vous savez aller pour trouver de la documentation et faire du repérage.

C’est certes un plaisir de travailler avec Dominique mais il y a parfois de vrais bras de fer entre nous sur les aspects techniques.

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Est-ce difficile de travailler avec Tardi?

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Dominique Grange: Non mais c’est quelqu’un de très exigeant et rigoureux. Il m’a pose beaucoup de questions au sujet de détails pour « Elise & les nouveaux partisans » comme l’aspect de la 2 CV qui m’a emmenée dans le Midi. L’arrière était-il ondulé? Quel était le modèle ? Quels étaient les cars de CRS de l’époque? Ils étaient différents de ceux des gardes mobiles. Nous faisions donc des recherches sur Internet mais, finalement, on y retrouve peu d’informations. 

Nous sommes exigeants car nous ne devons d’être loyaux envers les lecteurs.

En donnant un pseudonyme au personnage de l’album, cela m’a donné une certaine liberté. Élise a été mise en scène comme si c’était quelqu’un d’autre et en même temps il y a beaucoup de moi chez elle. J’ai pu ainsi ne pas être dans le ressenti. Je l’ai regardée faire et agir sans faire de commentaires en permanence. J’ai témoigné avec une certaine distance. Ainsi, un public jeune peut s’identifier à Elise et ses camarades.

Travailler avec Jacques sur cet album a été un exercice formidable. J’écrivais au fur et à mesure et je voyais l’illustration apparaître. Nous avons vraiment travaillé jour après jour. C’est Jacques qui a par exemple eu l’idée de commencer l’histoire avec la manifestation  du 17 octobre 1961. Cela correspondait à mon cheminement. Cet événement m’a permis de prendre conscience des injustices qui existaient dans le monde. Jacques a également participé à l’histoire en rappelant des faits relatés et qui l’ont personnellement touché à l’époque.

Tardi: L’exigence permet aussi d’avoir une authenticité. Je ne veux pas que le lecteur imagine autre chose. C’est dessiné ainsi et pas autrement. Comme pour les Nestor Burma, j’ai été sur les lieux de l’histoire d' »Élise et les nouveaux partisans ». J’utilise également beaucoup de documentations. Nous avons notamment retrouvé des photos de l’immeuble où Elise se réfugie afin de fuir les CRS. C’était à l’angle de la rue Saint Michel et de la rue des Écoles. L’immeuble avait été filmé au lendemain de la manifestation de la nuit du 24 mai 1968. Ce qui est amusant lorsque j’ai commencé à dessiner la séquence de la poursuite dans l’immeuble, c’était la première fois que j’ai entendu parler à la radio du coronavirus. Nous avons poursuivi la réalisation de l’album pendant le confinement.

Par contre, nous avons manqué de photos des événements.

Dominique Grange: Ce fut notamment difficile de reconstituer le quartier Saint Roch à Nice. Il était auparavant ouvrier mais cet aspect a disparu de nos jours.

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À qui s’adresse « Élise et les nouveaux partisans »?

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Dominique Grange : À tout le monde mais en particulier aux jeunes. J’aimerais que ces derniers puissent se poser des questions à la fin de cet album. Nous étions dédiés 24 heures sur 24 à nos idéaux. Il n’y avait aucun doute, aucune peur car nous étions si nombreux à y croire. Il y avait un vrai côté aventureux.

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En 1981, Jacques, vous illustrez l’album de Dominique, « Hammam Palace ». Était-ce un acte d’amour ?

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Tardi: Bien sûr que c’était un acte d’amour tout comme la bande dessinée « Élise et les nouveaux partisans ». Dominique est dessinée en couverture sur le pont de Tolbiac car je venais de réaliser l’album « Brouillard sur le pont de Tolbiac ». Dans « Élise et les nouveaux partisans », je me suis illustré en train de dessiner des casques de la Première Guerre mondiale car je démarrais l’album « C’était la guerre des tranchées ».

Nous vivions à l’époque dans un appartement au 7ème étage sans ascenseur. Dessiner nous rappelle des souvenirs mais il ne faut pas se laisser emporter et casser le rythme de l’histoire.

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Comment avez-vous eu l’idée de dessiner Hélène Châtelain, la secrétaire de Nestor Burma, sous les traits de Dominique ?

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Tardi: Vous vous inspirez toujours des personnes qui vous entourent. Lorsque vous adaptez une histoire, d’une certaine manière, on se l’approprie. J’ai trouvé que Dominique pouvait être très bien en Hélène Châtelain et elle a posé pour moi. Lorsque vous dessinez, vous devez rester dans la passion.

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Vous adorez notamment dessiner les lieux.

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Tardi: Avec les aventures de Nestor Burma, j’aimais en effet surtout retranscrire les extérieurs et donc d’aller sur les lieux même de l’intrigue.  J’ai préféré illustrer les quartiers populaires plutôt que le 16ème arrondissement de Paris. Comme l’histoire se passe dans le passé, je prends également un malin plaisir à retirer les MacDonald’s et les antennes de télé.

Dominique Grange: Pour « Élise et les nouveaux partisans », nous sommes allés notamment dans le quartier de la Goutte d’or. Je n’arrivais pas à reconnaître les lieux ni retrouver l’atmosphère de l’époque. C’était un quartier très pauvre pendant la guerre d’Algérie.

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Même si « Élise et les nouveaux partisans » raconte des épisodes de votre vie et des événements historiques, l’album reste une fiction. Pourquoi avoir fait ce choix?

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Dominique Grange: Je n’ai pas eu de difficultés à écrire trois livres sur l’adoption même si le personnage a tout de même un pseudonyme [« L’Enfant derrière la vitre – 1985; « Je t’ai trouvé au bout du monde – Journal d’une adoption » – 1987; « Victor, L’enfant qui refusait d’être adopté » – 1993].

Mais avec « Élise et les nouveaux partisans », nous traitons du lien avec l’État, la police et les forces capitalistes. C’est une sphère encore de nos jours soumise à la répression. Militer c’est s’exposer à la répression de l’État. Par conséquent, il faut garder de la distance par rapport à cela. Même 50 ans après, je reste prudente et je ne veux donner aucune information, aucun détail à l’État. « Élise et les nouveaux partisans » est à la fois une fiction et à la fois un réel témoignage. Je me suis ainsi faite une armure. Élise est un personnage qui s’est détaché de moi pour parler au plus grand nombre.

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La révolte face aux injustices et aux violences vous pousse-t-elle à dessiner?

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Tardi: Il est en effet nécessaire d’avoir la hargne pour dessiner de tels épisodes.

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« Le Dernier assaut » (2016) est un album qui mêle bande dessinée et chansons. Devait-il être une œuvre complète ?

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Dominique Grange: Je faisais déjà des concerts sur le thème de la Première Guerre mondiale au moment où Jacques réalisait le premier tome de « Putain de guerre! » (2008). Les concerts ont pris de l’ampleur et je lui ai alors demandé de m’accompagner sur scène pour lire des textes et chanter. Nous avons également projeté des dessins en arrière-plan et agrandi le nombre de musiciens. C’est devenu un véritable spectacle visuel d’une heure et demie. Depuis presque 10 ans, c’est un vrai succès. Cela m’arrive que lors de mes autres concerts, les illustrations me manquent.

Tout naturellement, au moment de la réalisation du « Dernier assaut », il était pour nous évident de réaliser un album de nos chansons.

Lors de la conception d' »Élise et les nouveaux partisans », nous n’avons pas pensé à faire la même chose. Ce n’est qu’après que l’idée est venue. Les chansons qui sont chantées peuvent tout de même se retrouver dans mes différents albums de musique.

Tardi: Pour « Le Dernier assaut », nous sommes allés sur les différents champs de bataille de la Grande Guerre. Il était nécessaire d’aller s’asseoir contre un arbre et d’imaginer les évènements. Des soldats se sont battus au lance flammes dans les couloirs de forts militaires. Pour retranscrire de telles scènes, il faut aller sur les lieux. Pour la sortie de « Putain de guerre! », nous avions amené des journalistes à Vauquois près de Verdun. C’était la guerre des mines où les soldats devaient passer la nuit dans les galeries et entendaient l’ennemi creuser en-dessous pour y installer des explosifs. Les journalistes ont été surpris d’être bouleversés par les lieux. Dès que nous pouvons le faire, nous allons sur le terrain. J’ai fait le même exercice pour « Élise et les nouveaux partisans ».

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Vous aimez toujours Paris ?

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Tardi: C’est une ville qui a gardé son architecture du XIXème siècle. Je dessine de la même façon pour Adèle Blanc-sec, Nestor Burma ou Élise. Mais j’aime de moins en moins ce que devient Paris.

Dominique Grange: Au moment de ma venue, Paris était synonyme de liberté. Je n’avais qu’une idée en tête : c’était de quitter ma ville natale, Lyon et son terrible brouillard. Paris est devenu pour moi le lieu des luttes et l’est toujours. Cependant, la rue est bien plus difficile à occuper que dans les années 70. Très rapidement, vous êtes évacués et gazés. De plus, on ne chante durant plus les manifestations. La sono vous l’empêche. C’est un espace d’expression politique qui disparaît.

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Vous personnifiez la violence et le fascisme par le monstre. Pour « Élise et les nouveaux partisans », c’est la police et les militants de l’Ordre nouveau. Le mal doit-il avoir une face dans vos albums?

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Tardi: Le mal a en effet un visage. Vous devez représenter les SS ou les CRS lorsqu’ils lancent les Algériens par-dessus les ponts de la Seine le 17 octobre 1961. Le mal doit être dessiné avec sa panoplie de casques et de lunettes.

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Avec « Élise et les nouveaux partisans », vous traitez des événements tels que le soutien à la guerre d’indépendance en Algérie, mai 68 mais aussi la commune de 1871. Les luttes libertaires sont-elles des luttes permanentes ?

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Dominique Grange: Nous n’avons pas le choix, ou sinon nous subissons. La télévision est un outil effrayant qui empêche d’avoir sa propre critique. Il faut réveiller la conscience et montrer à l’État qu’il y a encore des résistances.  Beaucoup d’hommes politiques sont devenus des représentants de commerce.

Tardi: Il faut savoir utiliser ce que l’on sait faire pour dénoncer ce qui nous paraît inadmissible.

Dominique Grange: La musique, la chanson ou le dessin sont des armes légères universelles. Ce sont pour moi comme des oiseaux migrateurs puisqu’ils vont partout. « Les Nouveaux partisans » (1968) continue d’être chantée et traduite dans plusieurs pays comme en Chine. J’ai d’ailleurs remercié le garçon qui avait traduit les paroles en chinois.

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© Brieuc CUDENNEC
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