Chef de file du mouvement naturaliste, Emile Zola (1840-1902) a marqué profondément la littérature du XIXème siècle. Auteur de l’œuvre colossale (20 volumes) des Rougon-Macquart, il a été le grand témoin de son époque. Partisan d’une forme de réalisme emprunt de poésie, Zola était un artiste méticuleux qui n’hésitait pas à s’intéresser à de nombreux univers. Ami du peintre Paul Cézanne, critique d’art, il devint également à la fin de sa vie photographe. La passion est pourtant si forte que Zola va jusqu’à installer un laboratoire de développement dans chacune de ses résidences. Plus de 3000 plaques photographiques ont ainsi été réalisées.
Véritable étude, « Emile Zola et la photographe – Une page d’amour » nous plonge dans la vie familiale et les voyages de l’écrivain.
Entretien avec les co-directeurs d’ouvrage Mathilde Falguiere-Léonard, Bruno Martin, Céline Grenaud-Tostain et Jean-Sébastien Macke.
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En 2019-2020, les photographies réalisées d’Emile Zola ont pu être restaurées. En quoi cette campagne a-t-elle été une redécouverte voire une découverte ?
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Mathilde Falguière-Léonard et Bruno Martin : La restauration des négatifs abîmés, environ un quart des 2000 négatifs acquis par la Médiathèque du patrimoine et de la photographie en 2017, ne nous a pas fait découvrir une nouvelle thématique au sein de l’œuvre photographique de Zola, mais ces images ont complété et enrichi remarquablement les séries connues : portraits (Jeanne, les enfants), autoportraits, Médan, paysages, et surtout trois séries où il y avait beaucoup de négatifs dégradés : les vues de Paris, l’exposition universelle de 1900, et les portraits de chiens. La prise en compte de ces photographies jusqu’alors ignorées ou mal reproduites a permis de réévaluer l’importance respective des divers thèmes, et notamment de mesurer l’ampleur réelle et la qualité du reportage sur l’exposition de 1900 (environ 250 images).
C’est l’ensemble de l’œuvre photographique de Zola qui est aujourd’hui une redécouverte, valorisée par tous les projets menés en commun par les spécialistes de Zola (ITEM, CNRS, Sorbonne Nouvelle) et la Médiathèque du patrimoine et de la photographie : restauration (2019-2020), journée d’études (2021), exposition (2022), le livre publié chez Hermann venant couronner cette collaboration.
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Emile Zola devient réellement photographe qu’à la fin de sa vie et après avoir achevé la saga des Rougon-Macquart. Ses œuvres, qui illustrent son quotidien, sa vie de famille mais aussi les villes qu’il visite, montrent-elles une certaine joie ?
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Céline Grenaud-Tostain : La pratique de la photographie s’accompagne chez Zola sinon d’une joie, du moins d’une appétence et d’un élan vers les forces vitales en mouvement. Forces vitales de l’intimité, avec par exemple l’éclairage enthousiaste d’une famille vouée à rester dans l’ombre et qu’il s’agit par conséquent de mettre à l’honneur, à la faveur d’une stratégie compensatoire et réparatrice. Forces vitales tournées vers le progrès, telles qu’elles se déploient dans toute la série des photographies de l’Exposition universelle de 1900. Cela dit, l’album de l’ouvrage donne aussi à voir des fêlures qui viennent considérablement nuancer la palette des émotions zoliennes. On pense ici aux photographies de l’exil, en particulier à deux d’entre elles qu’on sent régies par le doute et la tentation du morbide : celle du terrain vague laissé à l’abandon, dans un état de désolation inquiétant et celle du corbillard dont la noirceur vient contraster avec la lumière, en arrière-plan, du Crystal Palace.
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Les photographies traduisent-t-elles une passion pour Paris ?
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Céline Grenaud-Tostain : La ville en général, Paris en particulier est perçue comme un « personnage muet et immense » dans les romans de Zola. Qu’on relise Une page d’amour et les cinq descriptions de la cité qui viennent clôturer chacune des cinq parties du récit, directement connectées aux émotions intérieures d’Hélène, le personnage principal. Ce sont déjà, dans la fiction, des représentations très photogéniques de la ville qui attestent d’un attrait jamais démenti et d’un parti pris pour l’imaginaire urbain. En ce sens, il n’y a pas solution de continuité entre l’œuvre écrite et l’œuvre photographique. Zola, tout à la fois, donne à voir des tableaux très réalistes, presque documentés d’une ville en pleine effervescence et – ce qui confère leur intérêt aux clichés – vient poser un regard très personnel, touchant à certains égards, qu’on sent redevable d’une vision impressionniste tout en nuances.
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Emile Zola est-il selon vous photographe à défaut d’être peintre ou au contraire c’est un amoureux des nouvelles technologies (agrandissements, chambre noire, papiers au gélatino-bromure…) ?
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Mathilde Falguière-Léonard et Bruno Martin : Zola était le fils d’un ingénieur, entrepreneur et bâtisseur, mort quand le petit Émile avait sept ans. Ce père, même s’il l’a peu connu, est resté dans son imaginaire comme un référent, un modèle. Faut-il voir dans cette admiration l’une des sources du goût de Zola pour la science et la technologie ? Ce goût s’exprime aussi bien par son engagement dans « l’artisanat » et l’art photographique que dans sa fascination pour l’exposition universelle de 1900, vitrine de tous les progrès techniques supposés améliorer la vie des hommes. Deux photos le représentent dans le jardin de Médan, habillé d’un tablier et examinant le contenu d’un verre gradué. Il fit plusieurs tirages de l’une d’elles, avec des papiers et des virages différents, preuve de l’importance qu’il lui accordait. Il a de fait exploré les possibilités de plusieurs appareils, types de papier, virages, mises en page… Il était passionné de ce que la photographie avait de plus technique et l’abordait de manière méthodique, ce que ses notes viennent nous confirmer.
Même si Zola dessinait, même si la peinture l’a longtemps passionné et hanté, il ne nous semble pas qu’il ait été « photographe à défaut d’être peintre », mais il est clair qu’il a toujours eu, parallèlement à sa vocation littéraire, une ambition d’ « artiste graphique » ou d’ « artiste plasticien » – comme on dirait aujourd’hui – et que la découverte tardive de la photographie a été pour lui l’occasion de concrétiser cette ambition. Et ce qui a beaucoup joué, dans l’élaboration de son mécanisme créatif, ce sont toutes les images engrangées, méditées, toute son expérience d’amateur de peinture et de critique d’art, qui remontait au début de sa carrière de journaliste et d’écrivain.
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Que ce soit dans « La Curée » (1872), dans « L’Assommoir » (1876) ou encore dans « La Bête humaine » (1890), les références aux photographies sont présentes. Les livres relèvent-ils d’une envie de leur auteur de s’évader par l’image ?
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Céline Grenaud-Tostain : La question de l’image fait directement signe vers celle de l’imaginaire et des représentations mentales. En ce sens, elle permet de considérablement nuancer la perception d’un Zola accaparé par le procès-verbal de la réalité et, pour ce qui est de la photographie, soumis à un regard froid, à une pratique strictement référentielle et figurative. On connaît la fameuse formule de l’écrivain dans une lettre à Henry Céard : il s’agit d’assumer « le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte ». L’image n’est donc pas tant un support d’évasion qu’un moyen de déployer une poétique universelle et, même si elle reste tributaire du réel, pour ainsi dire trans-figurative. Ce qui est vrai pour le roman – la métaphore est évidemment une déclinaison très prégnante de l’image – reste valable pour le présent ouvrage. On doit absolument éviter de voir dans les photographies de Zola une accumulation de documents privée d’intention esthétique et incapable de s’intégrer à un système sémiologique ambitieux. Ce qui n’est pas sans interpeller relativement aux obstacles rencontrés pour mener à bien ce projet. La transparence et la lumière sont inscrites au fronton de l’entreprise zolienne, mais sans cesse réévaluées et problématisées.
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Que relèvent les autoportraits photographiques d’Emile Zola ?
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Céline Grenaud-Tostain : Emile Zola accepte de se livrer tel qu’en lui-même. Ce qui n’est pas sans faire écho à sa déclaration suite aux expériences menées dans les années 1890 par le docteur Édouard Toulouse, occupé à décrypter sa personnalité : « Mon cerveau est comme dans un crâne de verre, je l’ai donné à tous et je ne crains pas que tous viennent y lire. » Car les autoportraits donnent à voir un homme, pas simplement un écrivain soucieux de son image publique. Bien sûr, certaines poses viennent trahir une mise en scène et un souci de la posture que le choix des vêtements peut éventuellement confirmer (je pense à Zola coiffé de son béret). Mais des photographies prises par Alexandrine et intégrées au système des portraits, comme celles de l’écrivain sur une meule de foin ou allongé en compagnie de son chien, viennent illustrer une forme de jusqu’auboutisme dans le lâcher-prise et l’abandon. En ce sens, l’album s’intègre à un pacte autobiographique sans concession que vient déterminer une forme d’audace, voire de courage.
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Les animaux sont-ils des modèles à part ?
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Céline Grenaud-Tostain : Les animaux sont effectivement des modèles privilégiés et sont associés à une démonstration de tendresse là encore parfaitement assumée. Pour se rendre compte de l’attachement de Zola à ses chiens, par exemple, on peut renvoyer aux lettres à Alexandrine écrites durant l’exil en Angleterre. L’écrivain, par ailleurs livré aux affres de l’affaire Dreyfus, s’épanche longuement sur la mort de son loulou de Poméranie, « le chevalier Hector Pinpin de Coq-Hardi » qui s’est laissé dépérir en son absence. L’un des manuscrits de cette correspondance donne à voir une écriture tremblée et témoigne d’un véritable anéantissement suite à la mort du fidèle compagnon. L’intérêt des photographies est donc de rendre visible ce que Zola nomme dans un article un sentiment « ridicule et délicieux ». On connaît déjà la place occupée par les animaux dans son œuvre : l’auteur parlait des « chères bêtes de son cœur et de son imagination ». On visualise désormais, grâce aux photographies, les bêtes qui peuplent son quotidien et qui, a fortiori aux côtés d’Alexandrine qui n’a pu lui donner d’enfants, viennent composer une véritable famille dans la famille.
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Les portraits de l’épouse, de Denise et de Jacques, les enfants de Zola, sont-ils des instantanées ou au contraire de solides mises en scène (vous parlez de manifeste esthétique) ?
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Céline Grenaud-Tostain : Il faut reconnaître dans les photographies un savant dosage entre la prise de vue instantanée et la mise en scène élaborée qui vient servir un projet plus ou moins conscient et avoué. Deux projets plus précisément, qui se télescopent et se complètent. D’un côté, il s’agit pour Zola de consolider auprès de son épouse des liens mis à mal par la présence de Jeanne. Le dispositif scopique vient servir une volonté de reconnaissance qui transparaît directement, dans les portraits d’Alexandrine, mais aussi indirectement, quand les jouets offerts à Denise et Jacques attestent d’une présence médiatisée. Mais de l’autre côté, Zola souhaite également pourvoir sa liaison avec Jeanne d’une forme de légitimité. Les photographies sont des indices de ce vœu intime : qualitativement, elles donnent à voir un Zola amoureux et très investi dans son rôle paternel ; quantitativement, elles attestent d’une pulsion irrésistible. La pulsion sans cesse renouvelée de capter la lumière d’une vie condamnée à être vécue dans l’ombre.
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Photo de couverture : 01k000130 : à Médan, Émile Zola allongé dans l’herbe, en compagnie de son chien Pinpin. – Ministère de la Culture, Médiathèque du patrimoine et de la photographie, fonds Zola, diffusion RMN-GP