Après leur magnifique « Enfer de Dante » (voir notre entretien), les frères Brizzi, Gaëtan et Paul, explorent à nouveau l’adaptation d’œuvres classiques et aimées de tous : les nouvelles d’Edgar Allan Poe (« La Chute de la Maison Usher et autres histoires extraordinaires« ) et « Don Quichotte » de Cervantès – trésors de la littérature américaine et espagnole.

Le Scrabée d’or, la maison Usher ou les moulins de la Mancha sont magistralement représentés.

Après Gustave Doré, Harry Clarke, Hélène Azenor, les frères Brizzi apportent leur propre style graphique avec fine justesse. Qui aurait cru surprendre avec de tels monuments maintes et maintes fois analysés ?

Entretien avec les frères Brizzi.


.
.
.
.

Vous avez quitté l’Enfer de Dante pour vous plonger dans les cauchemars d’Edgar Allan Poe et la folie de Don Quichotte. Est-ce finalement l’étrange qui vous fascine ?

.
.
.
.

Gaëtan Brizzi : Le mystère est le dénominateur commun à l’ensemble de notre travail. C’est l’élément qui nous entraine à nous porter vers les écrivains visionnaires, même lorsque nous avions illustré les écrits de Boris Vian. Ce qui nous avait plu là, c’était son sens du surréalisme et du grotesque. 

.
.
.
.

Avec « La Chute de la maison Usher et autres histoires extraordinaires », dès le début vous vouliez vous inspirer d’illustrateurs comme Hélène Azenor ou Aubrey Beardsley ou au contraire garder votre originalité ?

.
.
.
.

Paul Brizzi : Notre grand maître est bien entendu Gustave Doré mais nous tenons avant tout à rester fidèles à nous-même. Notre style est conséquent de notre imaginaire.

Concernant les illustrations des nouvelles de Poe, même si ses descriptions sont très précises, nous nous  sommes laissés portés par notre propre interprétation.  Au fil des années, nos lecteurs nous ont suivis.

Gaëtan Brizzi : Avec notre formation de cinéaste, nous illustrons toujours de manière cinématographique. Nous avons un bagage qui s’est nourri entre autres de l’expressionisme allemand et du film noir. 

Ce qui nous plaît le plus c’est de mettre en scène. Il faut trouver le bon angle de vue, la bonne composition et la bonne lumière. L’illustration est une théâtralisation. Ainsi, nous dirigeons le regard du lecteur vers ce que nous voulons montrer.

.
.
.
.

Comment avez-vous conçu le décor de ces nouvelles fantastiques ?

.
.
.
.

Gaëtan Brizzi : Je me suis soumis aux règles historiques de l’architecture du XIXème siècle tout en laissant galoper mon imagination. La maison Usher est un bon exemple car quoique décrite par Poe il manquait des éléments pour l’illustrateur que je suis. J’ai alors dessiné à ma fantaisie ce que le texte n’informait pas.

.
.
.
.

Aperçoit-on le visage d’Edgar Allan Poe dans les différentes illustrations ?

.
.
.
.

Paul Brizzi : Il figure en effet sur la première page de la nouvelle « Les Souvenirs de M. Auguste Bedloe » (1844).

Il faut reconnaître que son visage est très particulier, carré et asymétrique. Front protubérant et quelques cheveux sur le crâne – son allure fait très « expressionisme allemand ».

Gaëtan Brizzi : Pour chaque nouvelle, nous avons fait le choix de représenter sur la première page le protagoniste. 

.
.
.
.

.
.
.
.

Quelle est la nouvelle qui vous a le plus inspiré graphiquement ?

.
.
.
.

Gaëtan Brizzi : Elle n’est pas dans notre recueil de nouvelles mais dans un premier livre paru il y a quelques mois dans la collection de « la petite littéraire ». Il s’agit de  « Double assassinat dans la rue Morgue » (1841). L’intrigue est savamment structurée et de plus, la révélation finale est incroyable.

Paul Brizzi : Pour ma part, J’ai particulièrement aimé dessiner les petits personnages du « Diable dans le Beffroi » (1839). Tout comme « Hop-Frog » (1849), il y a un caractère fantaisiste qui se démarque des autres nouvelles. Les personnages m’ont fait penser à ceux de l’univers de Tolkien.

.
.
.
.

« Dante Alighieri est à la belle Italie ce que Cervantès est à la fière Espagne ». Votre Don Quichotte puise-t-il son style dans les figures hispaniques et l’architecture de l’empire ?

.
.
.
.

Gaëtan Brizzi : La Divine comédie est un texte quasiment sacré pour les Italiens. C’est la même chose pour « Don Quichotte » pour les Espagnols. Nous aimons adapter des écrivains qui ont une part majeure dans leur pays. Dès le départ, Don Quichotte et son acolyte Sancho Panza nous paraissaient suffisamment fantasques pour nous plaire. Nous voulions les montrer ainsi mais également, au-delà d’un certain ridicule en ce qui concerne Don Quichotte lui-même, humains et touchants.

Adapter de telles œuvres nécessite un véritable travail de synthèse. Tout d’abord, nous lisons l’ensemble de l’histoire afin de bien comprendre l’œuvre. Ensuite nous réalisons un résumé analytique. A partir de cela, nous prenons la décision de garder ou de conserver certains aspects de ce résumé. La scène des moulins est certes emblématique de « Don Quichotte », cependant elle ne dure que quelques pages. Avec Paul, nous avons fait le choix de développer davantage ce moment qui a fait la célébrité du roman.

Paul Brizzi : Certains passages nous semblaient évidents à supprimer. Je rappelle que Don Quichotte et Sancho rencontrent au fil de leurs aventures un grand nombre de personnes qui elles-mêmes racontent leur propre histoire. Pour l’Enfer de Dante, nous avions également enlevé les mentions de figures qui faisaient l’actualité au XIIIème siècle.

Gaëtan Brizzi : Dès que nous avons sélectionné les passages à retranscrire, nous écrivons notre propre scénario puis nous dessinons au brouillon l’ensemble de notre adaptation. Presque 200 pages pour Don Quichotte. Ensuite, je travaille les principaux décors. Je laisse alors un espace pour que Paul puisse intégrer ses personnages.

.
.
.
.

Avez-vous ri pendant la réalisation de l’œuvre ?

.
.
.
.

Gaëtan Brizzi : Au moment du scénario, nous aimons mimer les scènes afin de trouver les bons dialogues. Nous nous mettons véritablement dans la peau des personnages. Dès que nous éclatons de rire, nous savons que nous avons trouvé le bon ton. Notamment pour le Don Quichotte qui reste avant tout une comédie mais même pour l’Enfer de Dante, qui est une œuvre plus grave, il nous est arrivé de nous amuser. Le personnage principal ne pouvait rester impassible face aux horreurs dont il était témoin.

.
.
.
.

Avez-vous eu de l’affection pour le personnage de Don Quichotte ?

.
.
.
.

Paul Brizzi : A la lecture du livre de Cervantès, j’étais un peu affligé de voir que son personnage principal souffrait autant. Don Quichotte est une figure christique jamais épargné par les personnes qu’il rencontre sur son « chemin de croix ». Avec Gaëtan, nous avons fait le choix de développer certains passages notamment sur la chevalerie. Même si elle paraît aussi fantasque qu’illusoire, le lecteur aimerait épouser la cause de Don Quichotte. Il y a tant de moulins à vent à combattre…

Gaëtan Brizzi : Même s’il a conscience que son maître n’a pas toute sa tête, Sancho prend la décision de le suivre car sa propre vie est tellement morne. L’écuyer semble fuguer pour en sortir et aller voir du pays. Don Quichotte lui avait promis de lui offrir un archipel mais Sancho n’est pas dupe. A un certain moment du voyage, il sait que cela n’arrivera jamais mais qu’importe…

Paul Brizzi :Sancho dans son rôle d’écuyer, que lui a donné son maître Don Quichotte, se sent ainsi mis en valeur et bien que leurs mésaventures lui apportent quelques ennuis il lui reste fidèle. C’est en cela qu’il est attachant.
.
.
.
.

.
.
.
.

La folie de Don Quichotte est en couleurs tandis que la réalité est en noir et blanc. Ces pages sont-elles des évasions ?
.
.
.
.

Paul Brizzi : Absolument. L’arrivée de la couleur dans le livre est justifiée par le fait que l’on passe à la vision du personnage. Au cinéma, nous parlons de caméra subjective. Nous voyons tout d’abord un gros plan des yeux de Don Quichotte. Vient ensuite son hallucination colorée et sublimée. Au lieu de voir une simple paysanne, le chevalier croit apercevoir une superbe princesse de la Renaissance. Pour l’Enfer de Dante, nous avions déjà imaginé cette femme idéale en la personne de Béatrice. Il fallait qu’elle soit magnifique et fascinante pour que Dante puisse accepter de descendre en Enfer.

Gaëtan Brizzi : l’utilisation de la couleur est une démarche intellectuelle. Il était nécessaire pour nous d’entraîner le lecteur dans la vision délirante de Don Quichotte qui relève du pur roman de chevalerie.

.
.
.
.

Les classiques sont-des œuvres que l’on peut sans cesse modeler ?

.
.
.
.

Paul Brizzi : Même si beaucoup ne les ont pas lus, certains textes sont connus de tous. Il y a dans ces œuvres un imaginaire important. Nous faisons ce travail de vulgarisation pour que les lecteurs puissent enfin accéder à une histoire qu’ils ne liront sans doute jamais dans son intégralité. Les textes classiques auront toujours un intérêt à être lus et relus. Don Quichotte ou les nouvelles d’Edgar Alan Poe seront toujours pensés et repensés par d’autres que nous dans le futur.

Lors de notre adolescence, nous avions par exemple beaucoup aimé « L’Automne à Pékin » (1947) de Boris Vian – ce n’est pourtant pas son roman le plus connu. Au fil des ans, nous avons gardé au fond de nous-mêmes cette envie de l’adapter au cinéma jusqu’au jour où nous avons décidé de le faire en bande dessinée.

Gaëtan Brizzi : C’est finalement l’enthousiasme qui nous guide. Dès que nous lisons  tel ou tel classique, des images nous viennent en tête et quand nous prenons la décision de les dessiner que ce soit en simple illustration ou en bande dessinées, nous prenons garde à préserver la mémoire collective qui a fait la célébrité de ces histoires. Pour la Galerie Daniel Maghen, nous avions présenté une exposition qui s’appelait Opéra. Une importante série d’illustrations des grands opéras tels que La Traviata, Carmen ou encore Madame Butterfly. Ces histoires sont connues car elles sont à la fois passionnelles et passionnantes. Nous voulions les sortir du carcan classique de la mise en scène théâtrale pour donner une vision plus grandiose et les exposer au plus grand nombre.

.
.

PARTAGER