Guerriers de ce Japon si lointain, les samouraïs ont toujours su enrichir nos interrogations et notre imagination. A juste titre puisque cette figure à cheval et en armure s’est imposée pendant plus de 700 ans sur l’île nippone.

Une abondante production littéraire, relayée par un foisonnement d’œuvres cinématographiques (des films d’Hakira Kurosawa à Nagisa Ōshima , a nourri cet engouement, les auteurs ne s’autorisant toutefois que très exceptionnellement un léger pas de côté en dehors de cet univers martial. Le samouraï est par conséquent respecté voire craint et sans aucun doute admiré.

Entretien avec Julien Peltier, historien spécialiste du Japon et auteur notamment du livre « Sekigahara, la plus grande bataille de samouraïs« .

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Serons-nous un jour quelle est l’origine des samouraïs ?

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Celle-ci n’est pas si nébuleuse si l’on prend soin de l’inscrire dans le temps long. À l’instar de notre chevalerie à laquelle elle est souvent comparée, à tort ou à raison, la classe guerrière japonaise se définit en effet sous plusieurs angles. Au plan tactique, ses racines se situent principalement dans le Kantô, la plaine environnant l’actuelle Tôkyô, et où se forme dès les premiers temps de la période Heian, au VIIIe siècle, une archerie équestre qui servira ultérieurement de socle aux pratiques martiales des samouraïs. Tout au long de la période Heian, ces derniers gagnent en importance sur le champ de bataille, mais aussi dans la sphère politique, en particulier les cadets qui servent en qualité de gardes auprès des grands aristocrates de la cour. Des rejetons issus des branches collatérales de la maison impériale, dépêchés dans les provinces pour y exercer un mandat de gouverneur, jouissent ainsi d’un prestige qui leur permet d’agréger autour d’eux une clientèle, manière de proto-clan dont les membres s’arrogent peu à peu un monopole sur la force publique. Il faut toutefois attendre le XIIe siècle pour que les principaux chefs guerriers usent à plein du formidable outil de conquête du pouvoir dont ils disposent. Quant à la prise de conscience d’appartenir à une communauté partageant les mêmes valeurs, elle n’émerge que très progressivement, la culture guerrière poursuivant sa gestation jusqu’à la période Kamakura au XIIIe siècle.

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Le cheval est l’animal compagnon du samouraï ?

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Absolument. Le destrier est même si étroitement lié aux premiers samouraïs que ceux-ci parlent de Kyuba no Michi, la « Voie de l’arc et du cheval » pour désigner leur éthique et leur art de la guerre singulier. Certes, les animaux robustes et trapus issus des races insulaires évoquent davantage leurs cousins steppiques que les grands palefrois médiévaux, mais le combat monté constitue la marque distinctive du guerrier nippon. Il en sera ainsi jusqu’à la fin des guerres civiles à l’orée du XVIIe siècle, même si le privilège équestre demeurera attaché aux rangs supérieurs de la noblesse d’épée.

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Le code Bushido est-il surestimé ?

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Son influence l’est vraisemblablement, et c’est là tout le paradoxe. Si les seigneurs mettent tant d’insistance à exiger de leurs vassaux qu’ils se conforment à cet idéal, et si les samouraïs, qui tiennent le haut du pavé au sein de la hiérarchie sociale, s’en réclament si bruyamment, c’est précisément parce que les vertus prônées par le Bushidô ne vont pas de soi ! La loyauté, pierre angulaire de cette « Voie du guerrier », est ainsi souvent déçue, et mieux vaut la garantir à l’aide de ressorts plus pragmatiques, comme la prise d’otages par exemple, généralisée à la période Edo durant laquelle les grands féodaux laissent épouse et progéniture à la garde du shôgun. Même à mots (de moins en moins…) couverts, la critique sociale et la satyre persistent, et l’on peut douter d’une large diffusion de l’ethos guerrière auprès des catégories populaires jusqu’à ce que – autre paradoxe – le nouveau pouvoir entreprenne d’en faire un instrument du récit nationaliste au siècle dernier.

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Pour quelles raisons, les samouraïs se sont détachés de la cour impériale au profit des propriétaires terriens et seigneurs locaux ?

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La répulsion est réciproque. L’aristocratie n’a que mépris pour ces « bêtes fauves » qu’elle instrumentalise en se pinçant le nez. En face, les guerriers s’efforcent de développer leur propre culture, glorifiant le sacrifice et la bravoure au combat, et défiant du même coup les idéaux bouddhiques et confucéens. De la même manière, le pouvoir des samouraïs se construit d’abord à l’échelle locale, provinciale, par opposition à la culture urbaine et raffinée de Heian, la future Kyôto. La cour impériale s’en mordra les doigts lorsqu’elle comprendra, trop tard, que le pouvoir véritable est désormais entre les mains de ceux qui sont capables de tenir, voire de confisquer les domaines par la force des armes.

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Au XIIème siècle, le shogunat de Minamoto no Yoritomo est installé et met en place un régime qui va perdurer jusqu’en 1868 sous l’autorité des samouraïs. Est-ce une période de terreur pour le Japon ?

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De terreur, non, si ce n’est peut-être dans certains cercles lettrés extrêmement minoritaires, qui témoignent d’une conscience que le temps des guerriers est en train d’advenir. Si les guerres civiles sont pour ainsi dire incessantes durant plus de quatre siècles, il convient de bien distinguer celles ponctuant la période Kamakura, d’amplitude très limitée et principalement intérieures à la classe combattante, des conflits désastreux de la période Sengoku, « l’Âge des provinces en guerre » au XVIe siècle, qui sème le chaos dans tout l’archipel. La paysannerie en subit aussi les conséquence, et vit alors en effet dans un climat de peur, lorsqu’elle ne prend pas elle-même les armes pour se débarrasser de ses oppresseurs !

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Quelle est la part démographique des samouraïs au Japon au fil des siècles ?

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Elle va varier considérablement au fil des temps. Au cours de la période Heian, les combattants professionnels ne sont que quelques milliers essaimés à travers tout l’archipel. La plupart des historiens s’accordent à considérer qu’ils représentent entre 5 et 10% de la population six siècles plus tard, au début de l’époque Edo. Lors de ces deux siècles et demi de paix, malgré les édits visant à cloisonner les classes, la porosité demeure telle que la proportion de familles guerrières atteint parfois le quart de la population. C’est le cas dans certaines provinces connues pour leur tradition militaire, comme le Satsuma, et du fait des transfuges par adoption, majoritairement issus du milieux des marchands aisés qui épongent les dettes de leurs « parrains » en échange d’une promotion sociale pour leurs fils.

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Légendes (crabes), surnoms d’animaux, possible cannibalisme (« manger la chair »)… les samouraïs perdurent-ils avec un certain apport mystique ?

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Ce rapport à l’animalité n’est guère différent, en l’occurence, des divers symboles ou animaux totémiques revendiqués par nombre d’élites militaires à travers l’histoire. En toute logique, le guerrier tend à s’identifier aux grands prédateurs, même si l’on retrouve au Japon des emblèmes plus inattendus, tel le lapin apprécié pour sa célérité, ou bien la libellule, qui ne recule jamais…

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Comment comprendre que la pédérastie (shudo) était-elle aussi courante au sein des samouraïs ? L’image des femmes était-elle négative ?

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Difficile de l’expliquer, même si l’on peut imaginer que les mêmes mécanismes sont à l’œuvre que l’on peut retrouver dans d’autres sociétés guerrières avant l’avènement des grands monothéismes. On songe évidemment à la Grèce antique. Soulignons du reste une conception particulière de la virilité, ou plutôt de l’androgynie qui, au Japon, ne s’oppose nullement à la valeur martiale, tant s’en faut. Bien que l’histoire du Japon comporte de nombreuses figures de femmes puissantes, y compris sous l’hégémonie des samouraïs, et même des empereurs-femmes (et non impératrices) durant l’Antiquité, il est incontestable que la montée en puissance de ces derniers, puis leur suprématie, promeuvent au sein de la société insulaire un modèle patriarcal et des valeurs associées à la masculinité. Aux yeux de certains historiens, même l’idéal de fidélité à l’égard du seigneur ou la fraternité d’armes peuvent revêtir la forme d’un attachement presque amoureux reléguant la relation hétérosexuelle à un rôle utilitaire de perpétuation de la lignée.

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Le 21 octobre 1600, la bataille de Sekigahara engendre plus de 30 000 morts. Quelle sont les conséquences pour les samouraïs ?

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À la charnière entre deux siècles, Sekigahara marque également un point de bascule d’une importance capitale pour les samouraïs, et par extension pour tout le corps social japonais. La victoire des Tokugawa écarte le spectre du retour aux guerres civiles, et concrétise les réformes visant à pacifier l’archipel, entreprises par leurs prédécesseurs des vainqueurs. Le nouveau régime a ainsi les coudées franches pour réorganiser la carte politique du pays afin de garantir une paix durable. Il s’attelle aussi à fournir à ses obligés, les guerriers, les outils idéologiques qui leur permettront de justifier leur suprématie, désormais qu’ils sont privés d’opportunités de démontrer leurs talents militaires. C’est dans ce contexte que se développe le discours entourant le bushidô, qui confère au samouraï un rôle de modèle, de guide. De combattant de métier, le guerrier japonais se mue ainsi en fonctionnaire armé au service du pouvoir domanial ou shogunal. D’arme mortelle, le sabre devient une marque distinctive d’appartenance à la classe dominante.

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Le ronin était-il une figure méprisée car finalement libéré ?

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J’incline à la croire, oui. Et c’est à mon sens l’une des raisons pour lesquelles les Occidentaux, Américains en tête qui y voient un miroir de leur cow-boy emblématique, vont s’emparer du mythe. Le rônin est une figure insaisissable, évoluant aux marges d’une société que le pouvoir voudrait soigneusement compartimentée. Plus tout à fait samouraï, parfois demi-brigand, le plus souvent déraciné, il incarne les limites du contrôle social que le régime d’Edo entend instaurer, d’où ce rejet qui n’exclut par une dose de fascination. 

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L’ère Meiji (1867) est-elle une révolution contre les samouraïs ?

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Encore un paradoxe, ce processus qui aboutira à une modernisation – en réalité une occidentalisation – à marche forcée du Japon et à l’abolition de facto de la classe guerrière est amorcé par des samouraïs. Certes, ce ne sont pas les mieux lotis, souvent des vassaux de rangs intermédiaires issus des clans écartés de la gouvernance après leur défaite à Sekigahara plus de deux siècles auparavant. Les soutiens aux principaux activistes militant pour le retour au primat politique impérial ne sont donc pas dénués d’arrière-pensées, et nombreux sont ceux qui espèrent surtout une éviction des Tokugawa. Reste que le mouvement prend une telle ampleur qu’il en viendra à révolutionner l’archipel de fond en comble. Les samouraïs en seront en effet les grands perdants, même s’il faut relativiser leur déclassement car ils disposent toujours de la majorité des leviers du pouvoir, y compris ceux régissant les institutions militaires qui jouent un rôle moteur dans la transformation.

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Au sein du Japon impérial, notamment durant la Seconde Guerre mondiale, le samouraï perdure-t-il ou est finalement singé ? (seppuku, sabre comme apparat,…)

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La figure du samouraï devient effectivement un outil de propagande au service du nationalisme à compter de la fin du XIXe siècle et singulièrement durant le second conflit mondial, qui s’inscrit au Japon dans une dynamique d’expansion coloniale brutale. C’est donc une version simplifiée, façonnée pour servir ces desseins qui est convoquée afin de militariser la nation japonaise. Sans surprise, l’accent est évidemment mis sur l’obéissance aveugle, la discipline farouche et l’abnégation face au sacrifice. Cela n’empêche par, pour autant, certains jeunes officiers fanatisés, partisans de la ligne la plus dure et se réclamant du guerrier traditionnel, de faire régner un climat de terreur qui tétanise jusqu’aux échelons les plus élevés de l’état-major. Les autorités d’occupation américaines ne s’y trompent pas lorsqu’elles identifient le samouraï comme un symbole puissant du militarisme, de l’impérialisme et de la violence politique insulaires.

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Pris en photo dès le XIXème siècle, mis en scène au cinéma ainsi qu’en bande dessinée, le samouraï fascine. Est-il devenu trop idéalisé selon vous ?

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C’est inéluctable, tant le personnage, fort de son code de conduite et de sa panoplie, a acquis d’emblée une dimension mythique. Tout concourt à nourrir un imaginaire d’une prodigieuse force évocatrice. Pour autant, il appartient aux chercheurs et historiens d’interroger ce mythe, ce à quoi ils s’emploient. Aux côtés des maîtres bien établis, pléthore de jeunes auteurs produisent des articles et ouvrages aussi passionnants que documentés, qui contribuent à renouveler des études en histoire militaire souvent déconsidérées en France. Il faut les encourager.

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