Ukraine, Afghanistan, Rwanda. Ces noms de trois pays, pourtant éloignés géographiquement, résonnent dans notre esprit comme étant des lieux tragiques de notre époque contemporaine. Ces zones de guerre ont connu ou continuent encore de connaître des massacres. Les crimes de guerre voire les génocides perdurent et pour cesser de telles violences il faut raconter les faits et inlassablement donner la parole aux victimes.

En tant que journaliste, Patrick de Saint Exupéry a couvert une multitude de pays comme la Russie, le Libéria, le Cambodge ou encore l’Afrique du Sud. Il n’a jamais cessé de signaler les fraudes et crimes dont il avait pu être témoin. Dans « Raconter la guerre : Ukraine, Afghanistan, Rwanda« (2023), Saint Exupéry se souvient et met en garde contre la continuation des conflits. La violence s’est intensifiée partout dans le monde. A nous de ne pas accepter cette terrible généralisation.

Entretien avec Patrick de Saint-Exupéry.

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Ukraine, Haut-Karabakh, Israël, coups d’état en Afrique, montée des tensions en Asie… Le monde d’aujourd’hui doit-il s’attendre à une expansion de la guerre ?

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Il y a en effet une phase de réécriture des rapports entre les Etats sur la planète. Tout cela entraîne de l’instabilité pour l’axe Europe-Russie avec l’Ukraine, l’axe Asie avec les Etats-Unis et la Chine, l’Axe Afrique avec la perte de l’influence française au profit de celle de la Russie. Il y a également des montées de tensions dans de nombreuses régions.

Un certain nombre de mécanismes pour éviter les conflits ou au moins les minimiser ne sont plus opérants. Par exemple, la Russie ne respecte pas ses engagements pris en 1994 dans le cadre de l’indépendance de l’Ukraine. Kiev avait ainsi accepté d’abandonner son parapluie nucléaire contre la garantie de sa propre intégrité, sécuritaire et territoriale, par la Fédération de Russie et les autres Etats du monde. D’autre part, l’ONU a de moins en moins de prise sur la réalité des conflits qui se jouent aujourd’hui. Sa plus grande force de casques bleus est stationnée en RDC, mais est contrainte au retrait sous la pression des autorités congolaises. L’ONU ne parvient plus à résoudre les conflits.

Le risque dans le monde augmente certes, mais les guerres ne doivent pas être une fatalité.

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Vous avez connu la guerre du Golfe, la Libye, le Cambodge, le Libéria,… et pour raconter la guerre vous avez choisi l’Ukraine, l’Afghanistan et le Rwanda. Pourquoi un tel choix ?

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Il s’agit de trois conflits symptomatiques de notre époque. Ils ont également des racines différentes. Les combats en Ukraine s’apparentent à ceux de la Seconde Guerre mondiale. L’Afghanistan a connu avant tout de la guérilla. Quant au Rwanda, il s’agit du dernier génocide du XXème siècle.

Ces trois conflits, bien que différents, sont ancrés dans notre époque.

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Vous avez été présent au Rwanda avant, pendant et après le génocide des Tutsis. Est-ce plus traumatisant d’être témoin de crimes commis par son propre pays ?

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Il faut être précis dans les termes. La responsabilité de mon pays, la France, a en effet été engagée dans la tragédie du Rwanda. Cette responsabilité porte sur l’assentiment donné à l’accomplissement du crime avant, pendant et après, tant sur les plans politique, militaire que diplomatique. Il y a eu collaboration. Les rapports officiels parlent « d’aveuglement » : la conséquence immédiate de cet « aveuglement » fut une collaboration avec ceux qui commirent le crime. La discussion ne porte pas – et n’a jamais porté – sur une participation directe au crime. Aucun soldat français n’y a directement participé. En revanche, au travers des instructions politiques reçues et transmises par la hiérarchie militaire, il y eut un soutien avéré – et qui ne tint aucun compte des multiples avertissements – aux extrémistes qui mirent en œuvre le génocide des Tutsi. Au fil des années, j’ai pu interroger la majeure partie des responsables politiques de l’époque. Dès que je posais des questions précises et documentées, par exemple sur la livraison d’armes par la France, la réponse était immédiate et indignée : « Comment imaginez-vous des soldats français avec des machettes ? ». Mais ce n’était pas la question, cela n’a simplement jamais été la question.

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Lorsque vous interrogez le président François Mitterrand sur la question du ou des génocides au Rwanda. Quel a été votre sentiment sur son état d’esprit ?

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La guerre civile éclate en 1990. Pendant les premières années, l’armée française est déjà bien présente avec un important contingent. Ce dernier se désengage en 1993 mais l’influence de Paris perdure. Le génocide contre la population tutsi dure trois mois, d’avril à juillet 1994, soit cent jours, cent fois 8.000 morts par jour. En novembre se tient une conférence France-Afrique organisée à Biarritz. Le Rwanda n’est pas invité. Dans la version écrite du discours de François Mitterrand est mentionné le terme « les génocides » rwandais. Dans la version orale, le président parle du génocide. Le problème était évident puisque le ministre Alain Juppé avait déjà parlé « des génocides ». Je pose alors la question au Président de la République : « Quelle est la bonne version ? » François Mitterrand va alors amorcer une réponse puis s’interrompre. Après deux ou trois questions, il va revenir sur le sujet mais sans réponse vraiment claire. A la troisième reprise, Mitterrand parle alors de double génocide. Il insinue cette hypothèse sous une forme interrogative et prédictive. Par la suite, cette hypothèse se trouvera développée sous différentes formes, jamais concluantes. Jusqu’à l’ultime tentative : l’hypothèse d’un génocide commis au Congo contre les Congolais par le nouveau Rwanda. On mentionne des chiffres aberrants, jusqu’à 8 millions de morts. Cette version construite de toute pièce ne tient pas la route. Il y a eu d’importants massacres au Congo, c’est indéniable – et cela ressort du crime de guerre, voire du crime contre l’humanité – mais des massacres ne font pas un génocide. Cela ne suffit pas. On ne peut jouer avec l’Histoire et la réalité des faits.

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Battus militairement en quelques semaines par la coalition, les Talibans ont finalement repris le pouvoir en 2021. L’Afghanistan est-il un pays à part ?

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L’Afghanistan est un pays particulier. Sa simple géographie est tout à fait surprenante. Le nord est niché dans les hautes montagnes tandis que le sud est un désert. L’environnement est majestueux mais les Afghans ont vécu de tous temps à l’os. L’Afghanistan n’a jamais connu de véritable colonisation. Pendant 10 ans, entre 1989 et 1989, l’URSS va à sa manière tenter de moderniser le pays mais ne peut rien faire contre la guérilla des moudjahidines. Après le retrait russe, le mouvement peu connu des talibans (même si Churchill les mentionnait déjà dans ses mémoires) vont s’établir dans une grande partie du pays. Je me suis rendu à Kaboul durant cette première période. J’ai été témoin dans un stade d’exécutions sommaires devant la foule avant une partie de football. Lors de ces atrocités, un responsable taliban me dit, en lançant une tasse de thé fendue contre le mur, « c’est comme une femme ».

Suite aux attentats du 11 septembre 2001, ayant accueilli Al-Qaïda dans le pays, les Talibans sont accusés de complicité. Les Américains envahissent alors l’Afghanistan et vont se lancer dans des opérations qui vont durer 20 ans. Les Talibans sont ensuite revenus au pouvoir. Les puissances étrangères n’ont pas compris le pays. Jamais elles n’ont su ou voulu s’adapter aux spécificités de l’Afghanistan.

A présent, quel est l’avenir du pays ? Il ne peut y avoir de changements dans un avenir proche et plus personne sur la scène internationale ne s’y intéresse. L’Alliance du Nord n’existe plus sur le terrain. Lorsque j’ai demandé un des grands responsables talibans son sentiment sur l’avenir de l’Afghanistan, il a juste rétorqué : « Allah y pourvoira ». Avec un tel programme, on n’aboutira nulle part.

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Vous avez été reporter en Russie au début des années 2000. Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine, la logique de reconquérir l’Empire russe est-elle née ou finalement cette idée n’avait jamais disparu ?

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Il ne faut pas confondre Poutine et les Russes. Les sondages aujourd’hui sont biaisés et le contrôle typique de l’URSS est revenu. Depuis le Soviétisme, le contrat social n’a pas changé : les dirigeants font ce qu’ils veulent tant que la population n’a pas de réelles difficultés pour vivre. Cette vie en parallèle est le mode de fonctionnement profond de la société russe. Le projet de l’entourage de Poutine est mixte : il s’agit de fusionner la grandeur de l’Union soviétique avec l’espace impérial de Catherine II. Le discours a été construit de manière élaborée pendant des années, sur la base d’une humiliation imaginaire. Entre 2000 et 2005, j’ai vécu en Russie. J’ai pu voir des délégations étrangères se faire littéralement humilier par les autorités russes. Sans que cela n’influe en rien sur l’antienne du Kremlin qui parle sans cesse d’une Russie méprisée, comme si les mots étaient plus forts que la réalité.

En Russie, vous pouvez rencontrer des personnes très cultivées et tolérantes mais lorsque vous approchez le pouvoir, vous vous rendez compte que le rapport de force prime sur tout. Un jour, j’ai réalisé un portrait peu élogieux d’un député de la Douma. Celui-ci m’a appelé au téléphone et a menacé d’enlever mes enfants. Face à une telle violence, vous devez répondre de la même manière. Sans dire un mot, j’ai alors raccroché. En Russie, si vous ne rentrez pas dans le rapport de force, vous êtes broyé. 

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Vous revenez d’Ukraine, avez-vous senti que les choses bougeaient ?

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D’un point de vue militaire, il n’y a pas d’évolution notable. En revanche, la société ukrainienne évolue profondément. Il y a 10 ans, il s’agissait d’un des pays les plus corrompus au monde. La révolution orange continue de vivre. La population ukrainienne fait pression sur les autorités pour faire évoluer le pays. Sur la base des bataillons de volontaires, l’armée a su s’organiser. De nombreux bénévoles font également pression sur l’administration. J’ai réalisé déjà 4 séjours en Ukraine depuis le début de la guerre. Personne ne fait mention de Volodymyr Zelensky face à moi. Les Ukrainiens ne se réfugient pas derrière les autorités. J’ai été fasciné de voir pendant les premiers jours de l’invasion que tous les villages étaient barricadés avec des sacs de sable. La population entière résiste face aux Russes. Malgré leurs difficultés économiques et logistiques, les Ukrainiens tiennent. La faiblesse semble plutôt venir du soutien occidental…

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L’Ukraine peut-elle gagner ? La Russie peut-elle perdre ?

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Lorsque Vladimir Poutine décide de lancer l’invasion de l’Ukraine, il fait tapis. Les interventions en Géorgie, en Crimée et en Syrie ont été des tests. A chaque fois, l’Occident a laissé faire. Le 24 février 2022, Poutine décide de conquérir l’ensemble de l’Ukraine. Lorsqu’on fait tapis, il n’y a qu’une alternative : on perd ou on gagne. Poutine ne renoncera jamais à son projet d’invasion en Ukraine et pourtant il est condamné à être défait.

Dans le discours russe, il y a un côté foire aux monstres que l’on sort afin de faire peur : les milices tchétchènes, le groupe Wagner, les armes « invincibles », l’alliance russo-nord coréenne… Rien de cela n’a pourtant fonctionné. Poutine veut terroriser, il n’y arrive pas. L’armée russe s’épuise de jour en jour et l’économie du pays s’effondre peu à peu. Or côté ukrainien, il n’y a aucun choix face à l’envahisseur. Il faut se battre.

Le jeu de Poutine se réduit de jour en jour.

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Est-il de plus en plus difficile de raconter la guerre ?

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La guerre a toujours été racontée, plus ou moins bien, mais nous la connaissons, nous savons son prix. La véritable difficulté est de raconter un génocide. Là, la parole est absente : tous les témoins sont morts. Or les témoignages sont la clé du récit possible. Sans témoignage des victimes (mais dans un génocide, presque tous ont été tués), la parole des bourreaux s’impose pour minimiser voire nier les faits. Il faut des années avant que le plateau de la balance se rééquilibre. Il faut des années pour accepter que l’horreur suprême du génocide, le « plus jamais ça », puisse revenir à tout instant.
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