Cher aux films d’Alfred Hitchcock, le story-board a su accompagner de nombreux réalisateurs pour la compréhension et la conception d’une scène. Au fil du temps, ce support graphique peut même devenir une œuvre précise car lié à un film mémorable.

Artiste proche de Moebius, Sylvain Despretz a su assister des réalisateurs comme Stanley Kubrick, Tim Burton, Ridley Scott, David Fincher ou encore Luc Besson. Le livre « Los àngeles » est d’ailleurs un ouvrage précis et révélateur de son travail et de son style graphique. Sylvain Despretz prépare actuellement son premier long métrage. Le film aura pour sujet le groupe de jazz-fusion britannique Brand X.

Entretien avec un artiste précieux- Sylvain Despretz.

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Comment le story board est-il devenu un support indispensable de nos jours ?

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Il l’est devenu par esbrouffe. Le story board l’est devenu car, à part les grands créateurs du 7ème Art, la grande majorité des cinéastes sont des imitateurs. Mais le story board, objectivement, n’est indispensable que dans des cas très spécifiques. Pour la plupart des films en prise de vue réelle, il ne l’est pas…Dans les années 80, il y a eu une renaissance du story board avec la redécouverte du cinéma d’Alfred Hitchcock sous le format vidéo. Il a été le grand utilisateur du support et donc il a été imité par de jeunes réalisateurs. Seules quelques scènes d’actions complexes ou avec effets spéciaux étaient auparavant story boardées. Dans les années 80, des dessinateurs ont été engagés pour énormément de films que l’on appelait des talking heads movies (des scènes avec seulement du champ contre champ). Par conséquent, les story boards n’étaient pas indispensables. Ce qui rend un story board indispensable, c’est le niveau de sophistication d’un metteur en scène…

L’arrivée de l’image de synthèse a justifié une utilisation du story board plus probante dans la mesure où, comme en animation, l’image de synthèse implique beaucoup de préméditation – Il en est de même pour les jeux vidéo. Cela concerne surtout le cinéma américain car souvent habitué au culte de la technique contrairement aux films français.

Le story board est devenu juste indispensable par croyance. De grands réalisateurs comme William Friedkin n’en ont jamais eu besoin car ils étaient suffisamment bons pour s’en passer et produire tout de même une mise en scène très sophistiqués et très graphique. Globalement, le story board est l’outil des réalisateurs qui ont une aptitude visuelle conséquente – c’est bête à dire mains ça n’est pas souvent le cas. Mais les studios ont maintenant aussi compris que le story board pouvait être utilisé comme produit dérivé. Ils arrivent à acquérir des dessins au moindre coût et peuvent ensuite les diffuser dans des livres qu’ils vont vendre.  

Quant à moi, c’est Joe Alves, le chef décorateur des « Dents de la Mer » (1975), m’a donné envie de réaliser des story boards. Enfant, même s’il existait peu de livres consacrés au cinéma à l’époque, j’ai pu découvrir dans un ouvrage deux pages de story board réalisées par Joe Alves. J’ai trouvé son dessin accessible même pour un enfant. Le producteur des « Dents de la Mer », Richard Zannuck, ne voulait pas engager de story boarder et a demandé à Joe Alves, le chef décorateur, de réaliser des dessins afin de préparer les scènes. En voyant son travail, je me suis dit que je pouvais travailler dans le cinéma si j’arrivais à en faire autant ou mieux.  

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Durant vos premières années d’apprentissage, vous suivez les conseils et recommandations de Jean Giraud alias Mœbius. Cette rencontre fut-elle capitale ?  

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Dès l’enfance, je lisais ses bandes dessinées et tout au long de ma vie d’illustrateur, j’ai grandi avec son influence. J’aimais beaucoup son style et je m’en suis inspiré. Vers 25 ans, j’ai pu rencontrer Jean à New York. Pendant une dizaine d’années, j’ai été son assistant de temps en temps. A ses côtés, j’avais l’impression d’être à l’école. Jean, avec sa grande faculté de transmettre, m’expliquait les règles d’excellence. Encore de nos jours, pour toute décision esthétique, je me réfère à ce qu’il m’a appris. Au bout d’un moment, j’ai compris comment Moebius regardait le monde. Il ne recherchait pas tant à être le meilleur, qu’il ne cherchait l’excellence, tout simplement.

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Que retenez-vous de votre travail avec des stars comme Madonna (Like a prayer) ou Michael Jackson (Dangerous) ?

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En travaillant dans le monde de cinéma, je n’avais pas le souhait de rencontrer des stars mais des artistes visuels du cinéma qui m’ont grandement influencé tout le long de mon enfance. J’ai travaillé avec David Fincher car j’ai senti qu’il y avait une intensité artistique autour de lui. Il a certes réalisé le clip « Like a Prayer » de Madonna mais cette dernière ne m’intéressait pas : c’est le réalisateur qui m’intéressait.

Ce fut la même chose avec Michael Jackson. Voulant réaliser ses propres clips, il m’a demandé de le rencontrer pour que je puisse concevoir les story boards. Son personnel m’avait prévenu de ne pas hausser trop la voix face à lui. Je me suis retrouvé à travailler de nuit, seul face à lui dans son immense appartement, le « Hideout », perché au 14ème étage d’un hôtel de luxe à Brentwood. Ne pouvant pas me donner de cassette, Michael Jackson chantait a capella certaines de ses chansons pour moi et j’étais là, affaissé dans son canapé : c’était surréaliste. Le moment était extraordinaire mais cela ne me touchait pas car je ne l’admirais pas particulièrement. Sur deux étagères, Jackson avait entreposé des classeurs noirs contenant des coupures de journaux sur lui-même : des centaines de poses photographiques. Dès qu’il avait une idée, il allait puiser à l’intérieur pour me montrer l’image rangée. Il voulait que je m’inspire de ses poses de dance pour illustrer les story boards que nous faisions.

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Est-ce difficile de retranscrire par le dessin l’imagination d’un réalisateur ?

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Bien sûr, car la plupart des réalisateurs ne visualisent malheureusement pas, et donc, demandent des choses qui peuvent être incohérentes dans l’espace. Une partie du travail consiste parfois à les aider à accepter la réalité du cadre. Un bon réalisateur est capable de visualiser et aborde le story board comme un simple aide-mémoire visuel : on peut y ranger autant ou aussi peu de détails et d’idées qu’on est capable d’imaginer. Plus un réalisateur est compétent, plus ce travail devient cohérent. Ce qui peut être délicat pour un débutant c’est de survivre à la peur initiale des projets. Dès mon premier projet, j’ai connu l’angoisse. Face à un réalisateur comme Ridley Scott, vous pouvez vite être terrifié. Mais j’ai d’excellentes relations avec lui car, en premier lieu, mon dessin lui rappelle le style de Moebius et en second lieu, j’ai suffisamment travaillé à ses côtés pour comprendre où Scott veut aller. Je sais maintenant que j’ai sa confiance. Ridley m’avait prévenu que si on engage quelqu’un pour passer des jours et des jours ensemble du matin au soir, il a intérêt à avoir de l’humour (rires). A un moment, vous rentrez dans une bulle de communication et le travail devient alors naturel.

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Quels sont vos souvenirs de travail avec Stanley Kubrick pour « Eyes Wide Shut » (1999) ?

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Comme avec Ridley Scott, j’ai travaillé au départ dans la peur. J’avais été engagé pour le film « Chapeau melon et bottes de cuir » (1998) qui m’ennuyait beaucoup. Le réalisateur Jeremiah S. Chechik était souvent absent pendant la pré-production car trop occupé avec sa galerie d’art à New York. Le tournage se faisait dans le même studio à Londres que « Eyes Wide Shut ». J’ai pu alors croiser à la cafétéria les deux directeurs artistiques de Kubrick que je connaissais. Ils m’ont encouragé de passer voir Kubrick afin que je lui montre mes dessins érotiques (j’avais pris l’habitude de dessiner des jolies filles dans des postures compromettantes). Cela a plu mais j’ai dû travailler sur « Eyes Wide Shut » en cachette étant déjà sous contrat pour « Chapeau melon et bottes de cuir ». J’ai donc dessiné dans ma chambre d’hôtel. Je regrette de ne pas avoir eu accès à tout le scénario. Le film étant très secret, Kubrick m’avait juste autorisé à lire seulement deux pages. Si j’avais connu toute l’histoire, je lui aurais proposé plus de concepts. Kubrick a travaillé avec moi comme si j’étais acteur : en voulant voir des idées, sans m’influencer, il voulait voir ce que je pouvais lui proposer des idées nouvelles. Je ne suis pas comme Mœbius qui  intervenait sur un film en qualité de maître génial, et qui pondait ses merveilles, puis rentrait chez lui – à prendre ou à laisser. Moi, je suis un ouvrier : lorsque je travaille pour un réalisateur, je suis à son service et je préfère donc un maximum d’information pour restituer sur le papier ce que le réalisateur imagine. Même si je suis parfois appelé à le faire, je ne considère pas mon rôle comme étant d’apporter des idées ou de faire le travail du réalisateur à sa place.

J’avais vu tous les films de Kubrick à l’époque, et je pense donc que j’aurais également été plus performant notamment pour les masques vénitiens de la scène d’orgie s’il m’avait un peu plus informé sur ses intentions de style.  J’ai besoin d’information de la part d’un réalisateur car je ne cherche pas à me projeter dans le film : je cherche à entrer en télépathie afin de mieux livrer ce qu’il veut.

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Vous travaillez notamment sur « Alien Resurrection » (1997) avec quelques Français. La French touch est-elle si appréciée à Hollywood ?

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« La French touch » est un concept fantasmagorique. Je n’ai entendu ce terme qu’en France. Je ne sais pas si elle l’a vraiment été mais pour vraiment s’intégrer au système Américain il faut déjà parler parfaitement anglais, bien comprendre la culture anglo-saxonne et il ne faut en aucun cas déborder de « qualités hexagonales » au point d’étouffer la pièce. Être seulement Français à l’étranger n’est pas un atout. Les Américains n’engagent pas les gens venus d’ailleurs pour faire autre chose que d’ajouter leur ADN au melting pot qui est leur culture. Quand on va aux USA, on devient un Américain, en ce qui les concerne, ou bien on ne s’intègre pas et ça finit mal.

« Alien Resurrection » a été un tournage difficile car nous étions sans cesse mis en compétition les uns avec les autres et il y avait une attente générale trop pesante sur le sujet pour permettre au travail de s’accomplir dans la paix. Nous ne pouvions pas travailler sereinement. Pour moi, les suites de films à succès sont très souvent des entreprises malhonnêtes. Et soyons honnête : ce film est absurde… Je ne sais même pas ce que c’est par rapport à l’original, qui est un chef d’œuvre.

Comme je suis totalement bilingue, l’équipe Américaine venait souvent me faire part de leur frustration avec Jeunet et son entourage de Frenchies, comme Pitoff, et d’autres, qui formaient une petite clique, comme à l’école et qu’ils décrivaient comme étant hautains et un peu méprisants. Ils sentaient que les Français se disaient des choses à leur insu… Ça m’a marqué car visiblement, l’équipe française ne se rendait pas compte de ce qu’ils dégageaient. C’était franchement dommage car ces équipes Hollywoodiennes ne voulaient qu’une chose, c’était de donner le meilleurs d’eux-mêmes à Jeunet. On peut reprocher plein de choses aux anglo-saxons au niveau de leur focale intellectuelle, mais ils sont intouchables au niveau de leur technique cinématographique. Surtout du point de vue de gens venus de France. Tout le truc était une opportunité ratée, j’ai trouvé : on peut profiter des avantages américains, mais pour cela, il faut être humble.

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Vous avez également travaillé sur des projets français récents (« Les Voleuses » et « Le Règne animal 2023).

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« Le Règne Animal » est un film français inventif, et plus ambitieux que la moyenne. J’ai trouvé Thomas Cailley fort sympathique et très cinéphile ; il n’est pas bavard, mais il est très concentré. Nous avons beaucoup de références en commun. À mon sens, cela s’est très bien passé sur le story-board, mais je ne veux pas donner l’impression que j’ai apporté grand-chose. Thomas venait très préparé et sachant exactement ce qu’il voulait, et je lui renvoyais une version illustrée de ses désirs. Le produit final est exactement ce que j’imaginais quand il me l’a décrit, à part une petite scène de quelques plans à la toute fin qui a sauté, et que je trouvais incroyablement importante, mais bon… 

Je parle souvent de ma relation à l’équipe mais au final, c’est parce que c’est la seule chose qui m’importe : je ne m’intéresse pas tellement au film tant qu’à la relation humaine des gens que je fréquente au quotidien. Le produit final artistique n’est de toute façon pas quelque chose que je contrôle ; on ne me demande pas ce que je pense d’un scénario, comment l’améliorer, ou qui mettre au casting. Cette absence de prise de responsabilité est agréable puisque ça n’est pas mon film. Comme d’habitude, ce qui me marque le plus est l’ambiance. Aux Films du Nord-Ouest, la boite de production, j’étais surtout entouré de filles canon. J’ai du mal à me souvenir d’autre chose pour être honnête. Je me souviens d’une soirée qui a duré très tard dans leur jardin, et quasiment tout le monde était rentré chez eux à part trois filles et moi-même – nous parlions intensément sur un banc dans la nuit et je me suis soudain vu, entouré de fées. Mon cerveau a littéralement buggé. Jamais de ma vie je n’avais été à une telle proximité physique d’un tel trio de femmes incontestablement foudroyantes de beauté. J’étais très perturbé par l’expérience parce que ça n’avait plus rien à voir avec mon rôle de dessinateur, ou le film, ou Paris. Je me sentais comme au sein d’une nouvelle de Nathaniel Hawthorne. Tout ce qui est nocturne et réduit à un petit cercle peut nous faire sortir des gonds de la réalité, pour nous projeter dans un empire sensoriel ou sensuel fantasmagorique, indescriptible… Ce qui m’amuse est que ces femmes n’avaient aucune idée du dérèglement climatique qu’elles provoquaient. Le souvenir de cette expérience me perturbe encore. C’était MON règne animal à ce moment-là.

Je suis arrivé chez Mélanie Laurent un peu appréhensif. Comme tout le monde, j’avais été exposé à toute une fanfare à son sujet, suite à des vidéos amusantes sur YouTube, et je dois dire que la personne que j’ai rencontrée s’est avérée être incontestablement professionnelle, et très intelligente. De tous les réalisateurs Parisiens avec lesquels j’ai pu travailler, elle était de loin la plus bosseuse. Elle venait tous les matins ayant fait ses devoirs, pleine d’idées et de recherches… On voyait qu’elle avait appris des leçons du cinéma anglo-saxon et qu’elle voulait utiliser tous les atouts de la préparation. Je sentais sa peine face aux nombreuses personnes, y compris des collaborateurs, qui n’écoutaient pas forcément ce qu’elle disait. Je sentais cette frustration que je reconnaissais bien car j’ai été élevé par une mère célibataire et pour cette raison, je suis très à l’aise dans la compagnie des femmes, et je peux aussi aisément prendre des ordres venant d’elles. Ceci prouve qu’il fait énormément se méfier des dires du petit monde. « Qui parle pour dire quoi ? » Certaines personnes méritent probablement notre suspicion, mais il faut voir la nature et l’expérience de la critique en question. « Les Voleuses » fut un petit séjour bref et sympathique dans une équipe féminine, même si la production et sa comptable m’ont joué un sale tour au moment de me payer et m’ont fait croire qu’ils faisaient un virement bancaire sous mes yeux le 31 Juillet, avant que tout le monde se barre en vacances. Je n’ai été payé que 4 mois plus tard par une autre filiale de Gaumont après avoir eu un gros problème de découvert à cause de ces cons. Les financiers sont tous des ordures et on ne peut pas être assez prudent.

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« Gladiator » (2000) a-t-il été une expérience hors norme ?

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Totalement. J’avais travaillé pour Ridley Scott pendant un an sur un film qui ne s’est jamais fait, « Je suis une légende » avec Arnold Schwarzenegger. Je suis sorti épuisé de ce projet avorté. Un mois plus tard, en juin 1998, Ridley me propose de travailler à Londres sur un autre film. Cet enchaînement était étrange pour moi. Au fur et à mesure, j’ai compris que cela ne devait pas être la même énergie que « Je suis une légende ». En lisant le script de « Gladiator » dans l’Eurostar qui m’emmenait à Londres, je me suis dit que j’allais enfin travailler sur un vrai bon film. Dès le départ, ce fut un projet ambitieux. Ridley avait connu deux échecs cinématographiques consécutifs avec « Lame de fond » (1996) et « GI Jane » (1997). Pour lui, « Gladiator » devait être un succès. La première version du scénario était certes bonne mais trop statique. Ridley voulait donner plus de place à l’action, diversifier les lieux géographiques afin d’avancer progressivement vers Rome, et de plus, jusqu’au dernier moment du projet, Maximus ne mourrait pas à la fin du film. Un des scénaristes (le plus brillant !), William Nicholson, a eu cette idée chère aux films hollywoodiens des années 70 : celle du héros prêt à mourir pour une cause. Elle est sans cesse écartée dans le cinéma d’aujourd’hui car un personnage prêt à mourir pour une cause juste est un personnage dangereux pour le système. On ne peut l’acheter comme on peut acheter les héros d’aujourd’hui. De plus, un héros qui meurt ne peut pas permettre la réalisation d’une suite.

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Avez-vous eu la tentation de dessiner des designs plus fantaisistes ?

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Ridley Scott avait prévenu les costumiers de ne pas réaliser de jupettes. Les genoux ne devaient pas être visibles. A la vue des casques et des armures, métalisés et brillants, Ridley, tout en machant son cigare, a pris une bombe de peinture « gris-noir » et, sous le regard ahuri de la costumière, a aspergé une armure afin d’en éteindre sa brillance et rendre les costumes plus proches de son cinéma. Je pense que le design de « Gladiator » a influencé de nombreux films et séries. Il faut montrer une iconographie sérieuse.

De plus, les sources antiques (poteries et mosaïques) ne donnaient que peu d’informations sur les costumes des gladiateurs.  Nous avons alors pris la décision de se détacher de la réalité historique. Au même titre que des catcheurs, Ridley Scott pensait que les gladiateurs du film devaient se montrer dans l’arène comme des stars. Nous avons alors réalisé des costumes avec beaucoup d’imagination. Je me suis notamment inspiré du design du nautilus de « 20 000 Lieues sous les mers » (1954) ou encore de samouraïs. Toutes ces formes exotiques ont plu à Ridley. Pour Tigris le Gaulois, l’idée initiale était une fourrure de tigre. Puis, Ridley a eu l’idée de s’inspirer du casque brillant des pompiers français. J’ai alors proposé un dessin avec une face de tigre incrusté dessus. La personne qui devait être Tigris n’était pas un acteur mais un cascadeur. Il aurait manqué d’expressions. Par conséquent, Ridley a choisi de ne pas montrer son visage. J’ai alors proposé un masque amovible. Pendant que je le dessinais, le visage en profil m’a soudain rappelé quelqu’un que j’avais connu il y a longtemps : mon ex-femme, Judy. Je sentais encore une légère tristesse à son égare. J’ai alors ajouté une larme qui coule sur ce visage en métal, tout à fait spontanément. Nous nous somme rafistolé depuis et c’est une femme dont je suis très proche. Il faudra que je lui dise un jour que son visage a servi dans Gladiator. Personne ne le sait.

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Avez-vous été plus loin dans le réalisme pour « La Chute du faucon noir » (2001) ?

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Dès le départ, nous étions en lien avec l’armée américaine. Une maquette de la grande allée de Mogadiscio avait été conçue pour nous éclairer sur la complexité de la géographie. Nous avons pu même rencontrer des soldats qui avaient participé à l’opération. L’armée américaine a accepté de nous prêter des hélicoptères Black Hawk à condition qu’elle ait un regard sur le scénario. Sans conflit, il y a eu un contrôle. Le tournage a eu lieu à Rabat (Maroc) donc les machines ont dû être transportés depuis les Etats-Unis. La maintenance des hélicoptères a coûté 8 millions de dollars. Je pense qu’aucun studio accepterait de telles conditions de nos jours car on dirait que les Blackhawks peuvent être faits en synthèse… Pourtant, ça n’est pas la même chose : le réalisme de filmer le tout dans des vrais hélicoptères est palpable. C’est aussi plus probant pour la performance des acteurs : ils sont vraiment dans l’air – on le sent.

La scène de l’enfant tenant un téléphone portable afin d’envoyer le son des machines volantes américaines aux seigneurs de guerre a été la première idée de Ridley Scott. « La Chute du faucon noir » devait commencer ainsi mais avec des avions et non des hélicoptères. Les Somaliens devaient ensuite arriver et encercler l’aéroport pour voler les vivres. La scène a été abandonné mais Ridley n’a pas oublié l’idée. 6 mois plus tard, il l’a reproposée pour le moment où les soldats d’élite interviennent dans la ville. 

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Avec des films comme « The Fountain » (2006), « Harry Potter », « Terminator Renaissance »,… Y’a-t-il de la place à la fantaisie ou au contraire tout est millimétré ?
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Il faut bien souligner que le concept visuel est une activité autre que le story board. Tantôt je fais l’un, tantôt, l’autre. Pour chaque projet, je propose des choses si je travaille en tant que concepteur visuel. Le réalisateur, ou le studio accepte ou non. Pour « The Fountain », j’ai rencontré Darren Aronofsky peu après les attentats du 11 septembre. Brad Pitt devait alors jouer le rôle principal. Il devait être nu et doté d’une longue barbe. Darren l’imaginait comme en étant le dernier homme et vivant dans une sphère composée d’une membrane invisible qui flotte dans l’espace. J’ai alors dessiné un vaisseau en forme de bulle, sans matière qui créait une distorsion sur les étoiles autour. Mais vivant à Londres et Aronofsky étant à New York, le travail ne pouvait que se faire à distance. Je n’ai pas pu réaliser un vrai travail créatif dans le sens où la proximité à un réalisateur et une équipe catalyse la créativité. Encore de nos jours, je n’accepte pas de parler avec un réalisateur uniquement sur Internet. On travaille bien seulement quand on vit tous les jours avec une équipe. Nous sommes tous des êtres vibratoires. Nous avons par conséquent besoin de liens forts.  L’état actuel de télétravail pour ce métier est une absurdité et un échec créatif absolu.

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Le livre « Los Angeles » est-il un journal intime ?

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Oui. Je l’assume totalement et c’est une chance.

J’adore le livre car j’ai pu contrôler tout son contenu, et tous ses propos. C’était l’idée à la base. J’avais été contacté par un énorme éditeur de livres d’art, Titan Books, et je sentais que le truc m’échapperait vite aux griffes d’une grosse structure commerciale, et que je ne reconnaitrais pas mon identité dans les pages. Je suis parti à la recherche d’un petit éditeur pour avoir la paix.  J’ai trouvé Caurette qu’on m’a recommandé sur la base qu’il publie des beaux objets, et qu’il est un gars fort sympathique et jovial, ce qui est vrai.

Il faut dire que la valeur ajoutée esthétique vient dans sa totalité de Nathalie Ponsard-Gutknecht, ma directrice artistique, qui a fait un travail remarquable à elle seule. Nous avons eu le luxe de travailler sans interférence durant la pandémie.

Je voulais dessiner une couverture qui n’ait aucun lien à un film en particulier. Je ne voulais pas non plus montrer des dessins avec des crédits de cinéma correspondants pour ne pas influencer le lecteur qui contemple ces illustrations : les gens sont trop obnubilé par la célébrité et ont du mal à regarder avec le cœur.  J’aime que ce livre permette de voir des dessins dans un contexte que je dirige par le texte. Même s’ils sont le fruit de simples jobs, je me les réapproprie ainsi.

Cependant, il reste plein de bémols et de casseroles :  je suis déçu des suites de « Los Angeles ». L’éditeur n’a pas permis à ce que le livre puisse se diffuser convenablement en librairies en dépit de sa couverture de presse favorable et de son gros démarrage en Crowd-Funding. C’est une jeune maison d’édition qui veut maximiser sa marge de profit sur les unités vendues en contournant les réseaux de distribution en librairie. On m’avait promis de la distribution en Angleterre et aux USA mais que dalle : à la parution du livre j’ai dû aller moi-même courir dans les FNACS de Paris deux semaines avant Noël pour demander aux chefs de rayons de virer le livre de l’étagère Fluide Glacial, pour le mettre dans le rayon Cinéma. Et encore, on parle de deux ou trois librairies ou on trouvait le livre à sa sortie qui avait 3 mois de retard… On a planté trois interviews possibles entre France Télé et Radio France à cause d’un retard inexplicable de parution avant Noël… Du grand n’importe quoi. J’ai dû moi-même placer mes bouquins dans des librairies Américaines après avoir décroché un article élogieux de deux pages dans le magazine Américain Variety ; et malheureusement, aucun point de vente n’offrait le livre; c’était à s’arracher les cheveux. Pourtant, les libraires sont toujours les lieux où des non-initiés peuvent découvrir notre travail. Je crois toujours au contact humain;  qu’importe si on perd 75% du prix de vente si cela aide à faire découvrir un livre à un public plus large et plus aléatoire, car le livre avait un bon potentiel commercial au final – c’est pas comme si j’avais pondu un truc infecte et invendable. Si on me promet d’avoir un distributeur anglais majeur et que quatre ans plus tard, mon livre n’est toujours pas disponible en librairie anglaise, et même pas à Forbidden Planet à Londres, tu penses que je vais râler ! En France, on se trouve vite confronté à une caste institutionnelle qui brasse l’argent et qui regarde de haut les créateurs qui OSENT leur reprocher de mal faire leur travail.

Moi, j’ai fait le mien, et j’amène tout le contenu, et j’estime que les gens qui sont mes collaborateurs doivent amener leur professionnalisme au tournoi. La collaboration n’est pas une faveur qu’on te fait et je n’aime pas l’attitude de plein de ces types qui estiment que tu es bénéficiaire d’une condescendance de leur part dans la collaboration. Il n’y pas d’affectif dans tout ça : c’est du business, et croyez-moi, ces gens-là le jouent à l’affectif avec les dessinateurs mais ils ne perdent pas le Nord en ce qui concerne leur propre profit.

Un galeriste célèbre parisien avec lequel j’ai sevré mes relations me disait, pendant notre lune de miel, « Je vois bien tous ces dessinateurs qui grouillent autour de notre galerie car ils reniflent le pognon qu’on brasse; je ne suis pas dupe ! » Je me suis immédiatement dit : « mon pote, tu ne vas pas m’aimer quand tu découvriras que ce truc ne marche pas chez moi… » Quand il a commencé à montrer qu’il me sous-estimait systématiquement, j’ai demandé qu’on fasse nos comptes et je suis parti. J’ai un refus épidermique à tout principe de manipulation par les gens qui tiennent la bourse et qui les mène vite à croire qu’ils sont plus important que le produit qu’ils vendent. Je suis toujours prêt à prendre une stratégie d’évasion face à des gens qui s’imaginent que je suis piégé chez eux. Je le fais même à mon détriment financier. Cette attitude de mépris subtil face aux créateurs est prévalente et la plupart des artistes sont peureux.

Tout ce petit monde veut passer son temps à se passer la pommade et se faire des bisous et des compliments, mais si par malheur tu estimes avoir des reproches à leur faire, particulièrement sur leurs résultats professionnels, gare à toi ! Ils sont incapables de gérer la critique surtout venant d’un artiste. C’est un univers d’esbroufe et de foutaise.

Bref. J’aime le livre, mais il vit en exil pour le moment. Personne ne peut le trouver à moins d’aller sur le site de l’éditeur, et je ne sais pas si cela me rapportera de l’argent un jour ; je n’en ai pas la moindre idée car l’éditeur ne me répond quasiment jamais, et je ne reçois aucune comptabilité.

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Vous pensez qu’il y a un fossé entre les artistes et ceux qui sont autour ?

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Je suis plus qu’habitué à passer pour un chieur, particulièrement en France. Pourquoi ? Parce que je lis les contrats, j’attends un comportement pro, et je n’accepte pas le Gaslighting. Il s’agit d’un mot Américain qui désigne une forme d’abus très sophistiqué et qui n’a pas de vrai équivalent en France, mais il faut se méfier des concepts auxquels personne ne veut donner un nom car si on ne nomme pas les choses, elles sont plus difficiles à identifier et à dénoncer. Le Gaslighting c’est une méthode de manipulateur, de vendeurs, de distributeurs, de producteurs, et de gurus. On sait de qui on parle !!! Et ils sont partout autour de nous. La vie d’artiste est pleine d’abus. C’est un abus soft, mais un abus constant. On te fait passer pour un taré si tu dénonces cet abus, ou pire, cette quasi-incompétence par des gens qui sont incapables de tenir un deadline, ou de rendre des comptes sur le revenu que ton travail fournit. Tu dois t’y prendre à 5 reprises pendant 2 ans avant qu’un galeriste te permette de sevrer avec lui ? Tu dois demander à ton éditeur combien d’argent est rentré pendant un an ? Quand tu reçois un décompte, on te dit qu’on a réimprimé mais qu’il n’y a quasiment rien pour toi, etc… Et que tu es un connard car tu as osé te plaindre et critiquer ces messieurs, surtout. Après tout, ils sont tellement « sympa »… Quel est ton problème ?

Le « Gaslight » est un mot clé dans ma vie professionnelle et je me bats contre depuis ma jeunesse. On me prend souvent pour un emmerdeur – pourquoi ? Parce que j’attends que les gens disent ce qu’ils font et fassent ce qu’ils disent. C’est un crime, de leur point de vue. J’ai plein d’ennemis dans le métier, ici, mais ça me convient car il faut voir les faits : mon crime, c’est quoi exactement ? Ah, ouais… je vois. J’adore les gens qui me pourrissent car ils m’honorent sans le savoir.

L’été dernier, un producteur qui devait me payer s’est barré sans rien dire, en plein boulot, et ce qui est pire, sans rien dire à Jean-Jacques Annaud, le réalisateur avec lequel je travaillais, et nous a laissé sans qu’on sache quoi faire. Ça s’est fini à coup d’avocat et j’ai été payé, mais le mec ne s’est pas manifesté depuis auprès du réalisateur à ma connaissance… pas d’excuses, pas d’explication, plus de projet… Ce genre de comportement est la raison pour laquelle plein de gens à l’étranger, y compris des réalisateurs très connus pour lesquels je bosse, me disent souvent qu’ils font un gros détour dans la mesure du possible pour éviter au maximum les entremetteurs Français de nos industries visuelles. Nos businessmen sont connus dans le monde entier pour leurs méthodes.

Ma malédiction est que j’ai appris à travailler auprès de personnages et de contextes industriels très dignes, et très performants, et que mes standards sont totalement incongrus à l’échelle de certaines industries franchouillardes. Nous vibrons à des niveaux différents et je ne suis pas prêt de baisser mes critères en échange d’une illusion de confort émotionnel ou par désir de plaire à des vendeurs, des galeristes et des entremetteurs. Il y a un dicton Américain que j’adore : « Qui marche parmi les infirmes se met vite à boiter ».

La création est ici, pas avec eux. C’est le travail d’artiste qui compte, qu’il ait du succès ou non. Ils travaillent pour nous ; pas l’inverse. On est artistes ; on sait vivre dans l’intégrité et la misère…

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Que penser des films adaptés de bandes dessinées ?

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Le discours sou jacent est méprisable : « le cinéma est mieux que la BD, donc rien n’est légitime si le cinéma n’est pas passé dessus. » Si un livre est génial, pourquoi en faire un film ? Si vous aimez la bande dessinée, vous devez reconnaître que ce support rencontre son paroxysme sous cette forme pour une raison, dessiné et imprimé sur le papier par un individu original. Il n’est donc pas nécessaire d’en faire plus. Le cinéma peut vite devenir un nivellement vers le bas de toutes sortes de formes d’art. Je ne comprends pas tous ces gens qui déclarent « je suis impatient de voir le film car j’adore la BD »… Si vous aimez réellement une BD, que pensez-vous que le cinéma va faire de mieux ? Il va la normaliser, l’homogénéiser… C’est ce que beaucoup de gens pas très fins recherchent au final.

Le cinéma ne doit pas être un self-service qui doit contenter les envies des spectateurs. C’est la queue qui remue le chien…Seuls les artistes doivent nous donner la direction.

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Pour être artiste, faut-il se protéger ?

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Déjà, pour être « artiste » il faut être libre de ses choix artistiques. Sinon on est « illustrateur ».

Ensuite, pour pouvoir vivre du métier, il faut prendre le taureau par les cornes en apprenant vos droits. Les contrats sont des pièges redoutables qu’il faut transmettre à des avocats spécialisés. Face aux studios, les artistes sont souvent des peureux qui refusent de se renseigner et de se défendre. Avec ce type de réaction, le métier est en difficulté. Tout le monde devrait faire front uni. Dès que vous acceptez un travail, vous devez signer un contrat, mais vous devez pouvoir le corriger pour vous protéger et aucun artiste n’a les outils pour comprendre les multiples pièges que contient un contrat. Seul un avocat spécialisé en propriété intellectuelle internationale peut vous sortir des griffes d’une production moderne avec toutes ses chaines de droits qu’elle essaye de s’accaparer à vos dépends.

Le monde du business a toujours un rapport hostile à l’illustrateur. La production de Star Wars m’a contacté pour la première fois dans les années 90. George Lucas voulait réaliser « La Menace fantôme » (1999). On m’a proposé de dessiner pour cet épisode mais la condition était de le faire au tarif syndical. La directrice de production me disait « c’est le maximum que nous offrons car c’est Star Wars »…

Même si c’est un projet aussi grand que Star Wars, vous devez respecter votre propre valeur. J’ai donc refusé. Il est légitime de respecter son travail. Elle n’arrêtait pas de répéter « Mais, c’est Star Wars »…

De nos jours, il est malheureux de voir que les studios engagent des dessinateurs non plus pour leur identité individuelle mais pour leur accoutumance à un style qui ressemble à l’art informatique homogène. L’âme a disparu des dessins. Et maintenant, les dessinateurs qui ont basé leur carrière sur la béquille de l’informatique sont principalement ceux qui se sentent menacés par l’intelligence artificielle qui vient reprendre toutes ses billes: l’informatique gagnera toujours sur un terrain qui est le sien à la base. C’était prévisible… D’un côté, j’adore l’I.A. et je la trouve très utile, car elle ne déstabilise pas du tout ce que je fais, mais d’un autre, je vois bien qu’elle n’est en rien une substitution valable. On ne peut pas substituer l’artisanat pour de l’automatisme sans pervertir le système de l’intérieur. La créativité aura toujours besoin d’une composante organique et aléatoire, comme l’esprit humain. L’Homme exprime son vécu. L’algorithme ne peut que simuler et singer des mécanismes humains. Finalement, être artiste, c’est être en rébellion perpétuelle.

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© Brieuc CUDENNEC

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