Immense Molière pour Ariane Mnouchkine, fier père de Marcel Pagnol dans les deux films provençaux d’Yves Robert, « La Gloire de mon Père » (1990) et « Le Château de ma Mère » (1990), Philippe Caubère reste encore de nos jours un formidable électron (libre) sur les planches.

Du Théâtre du Soleil au « Lettres de mon Moulin » d’Alphonse Daudet, le comédien a toujours eu de surprendre le public. Succès-échecs – qu’importe : Philippe Caubère fait toujours parler de lui. Sur scène, il fait toujours face à nous avec une énergie considérable. Philippe Caubère prend toujours un grand plaisir à s’exposer et à dialoguer avec le public.

Entretien.

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A l’âge de 9 ans, on vous demande de jouer la Poissonnière dans la crèche de Noël de la Pastorale Maurel. Pour vous inspirer, votre père vous emmène au Vieux Port de  Marseille. Dès le plus jeune âge, avec les réactions du public, vous aviez déjà envie de jouer la comédie ?

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C’est une histoire assez particulière. L’école organisait cette « Pastorale » en français et non en provençal, comme c’est la tradition. La maîtresse m’avait choisi pour tenir ce rôle car j’étais, proclama-t-elle, « celui qui ressemblait le plus à une fille ». Face à mes camarades de classe qui, en précoces petits machos marseillais qu’ils étaient, accueillirent cette annonce par une tempête de rire, j’ai ressenti, au contraire, un profond sentiment de fierté. J’en étais même, je peux l’avouer, rose d’émoi érotique et de satisfaction intime.

Mon père, m’ayant vu et entendu réciter le texte devant lui, a décidé, dans une démarche que je pourrais presque qualifier de stanislavskienne, de m’emmener sur le Vieux port voir et entendre les « vraies » poissonnières. J’ai compris alors qu’il fallait que je les imite, c’est à dire que que je hausse la voix, prenne leur ton et surtout leur accent, tout en copiant leurs grands gestes.

Quand j’ai refait la même chose devant ma classe, puis lors de la kermesse, j’ai remporté d’abord un grand succès et puis un triomphe. Qui fut même, à ma grande stupéfaction, bissé par l’assemblée ! Cela m’a évidemment et aussitôt donné l’idée, mais surtout l’envie de jouer la comédie toute ma vie. Ce qui, sur le coup, amusa beaucoup mes parents. Mais lorsque ma démarche a commencé à devenir plus sérieuse, ça ne les a plus du tout amusé.  Ils se mirent, au fil du temps, à prendre de plus en plus mal la chose, jusqu’à si opposer par tous les moyens.

Ce qui est marrant, c’est que tout au long de mon aventure d’improvisateur, auteur et acteur de cette drôle d’œuvre comique et autobiographique que j’ai intitulée Le Roman d’un acteur, j’ai incarné beaucoup de rôles de femmes autour desquelles tournait l’histoire : Ariane et  Clémence en particulier. L’origine de la comédie, c’est finalement et tout simplement de copier la nature : les êtres humains, les animaux, jusqu’aux objets à qui on a le droit de prêter une âme, un corps, une psychologie et un caractère. On voit cela dans les films d’animation, par exemple. C’est au Théâtre du Soleil que j’ai découvert et appris ça – que n’y ai-je pas appris et découvert ?! Ariane avait l’habitude de nous emmener au jardin zoologique pour observer les animaux, avant de revenir à la Cartoucherie pour les imiter. Peu à peu, de ces animaux nous faisions des êtres humains dans des situations tout à fait prosaïques : le bureau de chômage, la visite chez le médecin, la garde à vue et tout ce que vous voudrez.

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La ville de Marseille est-elle encore de nos jours une scène à part entière ?

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La Provence est un pays dont Marseille serait la capitale. Mais la ville est aussi un pays dans cet autre. Comme Monaco si vous voulez, mais en pauvre. Les trafics et les crimes se font dans la cité phocéenne, quand les bénéfices, comme ceux de tous les grands continents déshérités, finissent au Rocher.

Les Marseillais ne sont pas si exubérants qu’on les dépeint. Ils sont souvent sur la réserve,  masquant leurs émotions. Edmonde Charles-Roux a très bien dépeint cela. Plus que des Romains, disait-elle, ils sont vraiment les descendants des Grecs.

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En 1970, après un passage à Aix-en-Provence, vous entrez au Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine. Le public faisait partie du spectacle. Aviez-vous conscience que la troupe elle-même était une compagnie révolutionnaire ?

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Le Théâtre du Soleil pratiquait et pratique toujours le salaire unique pour toutes et tous. Le technicien gagne la même somme que le metteur en scène ou le comédien. C’est unique au monde. Même si je pense qu’aujourd’hui beaucoup de jeunes troupes ont suivi cet exemple et adopté ce régime. Cela va plus loin encore qu’au TNP, qui fut pourtant la troupe qui inventa cette philosophie. Le fait qu’il n’y ait pas non plus de noms de comédien ou de comédienne sur l’affiche, chose souvent critiquée ou pas toujours bien vécue, est réellement révolutionnaire. Le TNP, pour le citer encore, pratiquait, lui, la liste des noms par ordre alphabétique. Pour nous, c’était le cas sur le programme, mais pas sur l’affiche. Compagnon de route de la Ligue Communiste Révolutionnaire, ce fonctionnement me convenait très bien sur le plan éthique. Mais surtout, me délivrait de l’une des pires angoisses de ce métier : celle de la célébrité.

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Vous avez joué un Molière passionné et révolté dans le film (1978) d’Ariane Mnouchkine. Etait-ce un personnage post-68 ou vous l’avez incarné de façon neutre ?

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Le film retrace les images et restituent les sons d’émeutes étudiantes qui peuvent en effet rappeler les événements de mai 68. Quoiqu’il s’agisse de faits rigoureusement historiques. Les chants de révolte étudiante, ancêtres de Carmina Burana par exemple, sont de cette époque. 

J’ai joué Molière homme de troupe et comédien improvisateur, du moins dans la première partie. Ceci avant qu’il ne devienne l’auteur et l’interprète de ses grandes pièces, comme c’est évoqué dans la seconde. Mais j’ai surtout joué l’homme. De son adolescence à sa mort.

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Avec l’âge, incarneriez-vous un Molière différent de nos jours ?

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Déjà, je serais beaucoup trop vieux pour cela, du moins au cinéma : Molière est mort à 53 ans, j’en ai 20 de plus… Mais au théâtre par exemple où ce serait peut-être possible, non, je ne crois pas.

Ceci étant, pendant longtemps, et même si avec mon assistante et productrice Véronique Coquet, nous avons tout fait pour diffuser le film dans toutes les écoles, théâtres et cinémas (à l’époque, j’ai fait plus de 90 débats…), j’ai parfois été assez critique à son endroit. J’avais notamment pas mal de réserves sur des passages de mon interprétation ou à propos du temps que la réalisatrice avait dû consacrer aux difficultés techniques au dépend du travail avec les comédiens.

Il se trouve que j’ai revu Molière récemment à l’occasion de sa ressortie en copie (admirablement) restaurée et j’avoue avoir ressenti un véritable choc. Tardif, — c’est le moins que l’on puisse dire … — mais en réalité égal à celui que j’avais ressenti en le voyant la première fois, avant sa présentation à Cannes. Où les critiques ont été si violentes, voire virulentes, que j’ai du probablement en intégrer certaines. J’avais 27 ans, je débarquais, je me faisais fusiller en place publique : il faut comprendre. En tous cas, depuis cette récente expérience, je suis devenu, ou plutôt redevenu une sorte de « fan » inconditionnel de ce film  que je considère comme un chef d’œuvre absolu. Comparable, peut-être, aux grands films de Kurosawa. Plus encore qu’à ceux de Fellini, comme on l’a parfois dit à l’époque, à cause des scènes du carnaval ou des gondoles dans la montagne. Non seulement il n’a pas pris une ride, mais il a pris une plus grande force encore. Il a gagné la bataille la plus difficile : celle du temps. Comme toutes les très grandes œuvres, il est d’une modernité absolue. Qui, j’en suis certain, restera éternelle. Mais c’est insensé, pour ne pas dire criminel sur le plan moral, comme irresponsable sur le plan culturel, qu’à l’époque, dans leur grande majorité, les critiques ne l’aient pas vu ou pas voulu le voir… En tous cas, une chose est sûre : Molière ne pourrait pas être réalisé aujourd’hui. Car ce n’est pas seulement une extraordinaire réussite artistique, mais un véritable exploit de production. Qu’ils n’ont pas vu non plus. Ou pas voulu. En fait, ils n’ont rien vu.

Lors de mes spectacles autobiographiques, j’ai beaucoup fait rire sur certains aspects de mon interprétation. Il n’empêche que c’est un film hors du temps et des genres. Un ovni, comme on dit. D’ailleurs, dans la pièce et, plus tard, le film que j’ai consacrés à cette affaire, Les Marches du Palais, j’ai surtout fait rire aux dépends de ce carnaval pitoyable qu’est dans sa réalité le Festival de Cannes. Où le folklore, la vulgarité et le ridicule l’emportent de très loin sur le « glamour » qu’on nous vend à la télé.

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À moins de 30 ans, vous avez joué Molière, Dom Juan et Lorenzaccio. Le rythme était-il effréné ?

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Pas du tout. Les choses se sont faites naturellement, l’une après l’autre. Le montage de Molière a duré un an. À ce moment là, Ariane m’a demandé ce que je pensais faire, avec l’arrière-pensée que j’allais sans doute profiter de cette longue pause pour commencer une carrière au cinéma. Or mon idée et mon envie n’étaient pas du tout celles-là, -— le cinéma ne me tentait pas plus que ça — mais plutôt de me lancer dans la mise-en-scène et, pour ce faire, monter et jouer Dom Juan. De Molière évidemment. Je rêvais de cela depuis  mes études de Lettres à la fac d’Aix-en-Provence, au cours desquelles Patrice Chéreau était venu avec l’une de ses comédiennes nous parler de sa mise-en-scène de la pièce au TNP Lyon-Villeurbanne. Cette rencontre m’avait fasciné. Les longues « vacances » forcées d’Ariane m’ont permis de bénéficier de la moitié de la subvention du Théâtre du Soleil, ce qui était considérable pour une première mise en scène. Malgré des doutes et des tourments effroyables, j’ai connu avec mes copains trois mois de rigolades ininterrompues, dans une liberté artistique et financière totale. Le résultat fut merveilleux, et nous avons obtenu un succès incroyable.

C’est un an plus tard, après avoir quitté le « Soleil », que j’ai participé en Belgique au Lorenzaccio de Musset monté par Otomar Krejka au Théâtre de Louvain-la-Neuve, créé et dirigé par Armand Delcampe — qui, par ailleurs, avait joué le père de Molière dans le film. Le spectacle, qui a fait l’ouverture du Festival d’Avignon de cette année là (1979), a été plus que mal reçu : ce fut un désastre. Mais je n’en ai gardé aucun regret, car, quelques années plus tard, cet espèce d’accident industriel et la débâcle effroyable qui l’a suivi m’ont inspiré cinq spectacles, soit 15 heures de théâtre ! C’est à dire la deuxième partie du Roman d’un acteur : La Belgique.

La période était pour moi très tumultueuse et même douloureuse, car j’avais quitté le Théâtre du Soleil depuis un an déjà, mais, au fond, je ne m’en remettais pas. J’avais pris, — en toute connaissance de cause — un risque énorme. Mais si j’ai souvent peur dans la vie, au théâtre jamais. Je fuis surtout l’ennui. Peter Brook a écrit un livre qu’il a titré Le Diable, c’est l’ennui : j’en ai fait ma devise. Un ennui que, pour moi, seul le théâtre populaire permet de combattre et de contrer. Car, comique ou tragique, il peut être compris et apprécié à la fois par l’élite, les profs, les bourgeois et les classes populaires. Contrairement à ce que l’on apprend, — ou j’espère, apprenait ! —  au Conservatoire, Ariane nous enseignait qu’un acteur doit jouer de la tête aux pieds. Pas seulement de la poitrine, du visage et de la voix.

Je dois dire, pour être sincère, qu’à de rares exceptions près, je n’aime pas beaucoup les autres formes de théâtre que celle que je pratique depuis ce temps là.

Pas plus que dans un spectacle du subventionné, celui que, pour me faire bien comprendre, j’appelle ironiquement le « théâtre chiant », vous ne me verrez, je crois, dans une comédie de boulevard, car dans un cas comme dans l’autre (encore que moins dans celui-là…), je pense que je m’y ennuierais trop. Je dois vous avouer que le cinéma me procure un peu le même effet… 

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Vous avez joué « L’imputrescible jeunesse de Ferdinand Faure » (11 spectacles de 3 heures que vous avez intitulés Le Roman d’un Acteur + La Danse du Diable et les 8 spectacles de L’Homme qui danse). Sur scène, vous parlez de vous, mais aussi de votre entourage. Est-ce un hommage à la vie ?

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Ce « théâtre chiant », donc, est fasciné par la mort, l’horreur, l’impuissance ou l’abomination. Certains de ses spectacles peuvent me séduire, voire me passionner, — je pense, par exemple, aux extraordinaires Damnés de Ivo van Hove ou au merveilleux Tous des oiseaux de Wadji Mouawad qui, d’ailleurs, sont tout sauf chiants — mais la plupart m’ennuient horriblement. D’autant plus que la règle générale dans cet univers est l’abstraction. Qui entraîne forcément le maniérisme. Louis-Ferdinand Céline a eu ce mot extraordinaire : « La lâcheté en art, c’est l’abstraction ». Évidemment ! C’est tellement plus facile. Peut-être pas en peinture, mais au théâtre sûrement. Avec le théâtre figuratif que je pratique, bien plus difficile je vous l’assure, je peux faire rire aussi bien qu’émouvoir tous les publics. Comme au cinéma. Je joue la vie. La comédie de la vie. Je dois dire aussi que le public a une fonction d’élixir pour moi : il me guérit de tout. Quand aux journalistes, ils m’ont parfois encensé, parfois démoli (c’est leur droit, et c’est leur devoir de ne pas mentir), mais ont été, avec le public justement, mon plus grand soutien dans cette aventure. Sans eux, je n’y serais jamais arrivé. Mais, contrairement à une sorte de légende qui s’est créée autour de mes spectacles selon laquelle mes salles étaient toujours pleines, j’ai connu beaucoup de périodes d’insuccès. Lorsque j’ai créé La Belgique justement, au Théâtre de la Renaissance, le public n’a pas suivi. En premier lieu parce que le récit ne tournait plus autour d’ Ariane, mais d’Armand Delbarre (en vrai :  Delcampe, le patron du théâtre de Louvain) et que ce n’était plus L’Âge d’or, — titre de la première partie du Roman et de celui du spectacle dont je racontais la fabrication — ni le récit des grands bonheurs et joyeux malheurs du Théâtre du Soleil, mais celui du désespoir, de la solitude et de la misère du métier de comédien. Je commençais avec une salle pleine, qui se vidait à l’entracte. Le succès, ça va et vient…

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Ces 20 spectacles doivent-ils tous être vus pour y comprendre quelque chose ?

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En effet vous pouvez tous les voir, puisqu’ils ont été immortalisés par Bernard Dartigues et la magie du cinéma, mais je ne suis pas sûr que vous pourrez y comprendre plus que ce qu’ils sont, tel que je l’ai défini : « quelque chose entre Tintin et la Recherche du temps perdu. » Moi même, il m’arrive d’être dubitatif — rires — Je me suis souvent posé des questions, mais je crois n’avoir toujours rien compris. Sauf que je me suis tellement amusé et le public aussi que, finalement, ça m’a et nous aura guéri. Je suis sorti de la dépression à la force du poignet, ou plutôt du rire. Quelle chance que cela ait pu faire rire le public aussi ! La Danse du Diable a été un succès qui m’a tout à fait surpris.
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On vous voit assez peu au cinéma, mais vous restez pour toutes et tous Joseph Pagnol avec La Gloire de mon père et Le Château de ma mère (1990). Comment avez-vous travaillé le rôle ?

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J’ai beaucoup hésité sur la question de l’accent. Contrairement à ce que l’on croit à Paris,  « l’accent du midi » n’existe pas. Chacun ou chacune a les sien qui fait partie intégrante, et même témoigne de son identité. J’ai beaucoup réfléchi à celui de Joseph, le père de Marcel. Il devait être, — puisqu’il l’était — marseillais. Mais lequel ? Celui par exemple, assez prononcé, de mon ami d’enfance devenu directeur d’école, Luc Gleize, dont j’ai d’abord pensé m’inspirer ? Ou, au contraire, celui de Pagnol ? J’ai longuement écouté des enregistrements de sa parole et de son « parler ». En particulier celui de son discours de sa réception à l’Académie française, où il fait l’éloge de Marcel Achard et qui est un chef d’œuvre d’intelligence et de drôlerie. Il a un accent à la mâchoire serrée :  l’accent corrigé. Qui est aussi celui des bourgeois aixois ou marseillais. Je me suis  finalement inspiré de l’accent de ma grand-mère, une vraie marseillaise, qui parlait le patois avec ses servantes, mais le Français avec cet accent corrigé. Genre, à ses petits enfants : On ne dit pas « Mamaaan » ! On dit « Monmon » !

La difficulté de l’accent, c’est que vous devez garder tout le temps du rôle celui que vous avez choisi de prendre au premier plan du film.

Joseph, véritable « hussard de la République », était un personnage pudique, pour ne pas dire pudibond. Je ne pouvais pas le jouer de façon bouillonnante ou exubérante. Avec cet accent doux et cette réserve, j’ai pu jouer des choses plus fines, plus subtiles et plus sentimentales.

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Vous avez également joué Marcel Pagnol dans Jules & Marcel aux côtés de Michel Galabru qui joue Raimu. Face à un tel acteur, est-on aussi spectateur ?

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Plus que spectateur, vous êtes élève face à Michel Galabru. Nous avons joué ce spectacle pendant près de 4 ans. À chaque représentation, j’ai pris et reçu une extraordinaire leçon de théâtre. Sans doute des plus importantes de toute ma vie. Ce qui ne nous a pas empêché, peu à peu, d’improviser, voire de dérailler et déconner ensemble.

Alors que Michel Galabru était sans doute le plus grand acteur français, il était souvent et seulement perçu comme la « paillasse » qu’il se complaisait  — un peu trop à mon goût — à singer à la télévision. C’était en réalité un tout aussi grand tragédien qu’un immense comédien, de la taille de Raimu ou d’Harry Baur. Avec l’intelligence et la culture intellectuelles en plus. Or, on ne lui a jamais proposé de rôle dans une pièce, par exemple, de Shakespeare ou de Montherlant, dans lesquelles il eût été extraordinaire. Après Bertrand Tavernier qui, le premier, a dévoilé le pot-aux-roses dans Le Juge et l’Assassin, seul Jérôme Savary a osé lui a proposer le premier rôle de La Femme du Boulanger où il a été impérial. Je vais vous dire : même si, d’une certaine façon, j’en fais un peu partie, la plupart des intellectuels du théâtre m’emmerdent. Depuis 68. Je pense que je n’arriverai jamais à me réconcilier avec eux. Je n’ai jamais supporté la dictature insupportable de la mode au théâtre. Car, en fait, il ne s’agit que de cela.

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Être sur scène, est-ce être dans l’intimité ?

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Sans le public, vous travaillez. Avec lui, cela n’a plus rien à voir : vous vous amusez. D’ailleurs, je dis ça, mais même en répétant je m’amuse. Si on ne s’amuse pas, rien ne vient. Et rien ne tient. Là, je parle de la mémoire. C’est une joie, un plaisir mental et physique extrêmes que d’apprendre les poèmes de Louis Aragon ou les récits d’Alphonse Daudet – beaucoup moins mes propres textes. Le langage parlé est très difficile à pratiquer et mémoriser. Ça bouge tout le temps. C’est comme du sable qu’on s’évertue à fixer. Il m’est arrivé de me sentir devenir fou. Et puis, finalement, les rires du public m’ont délivré. J’étais sauvé. 

Face au public, vous êtes dans une intimité comparable à celle du sexe. Sur la scène ou son fauteuil, tout le monde est nu, et attend que ça commence. Et là, arrive ce qui arrive dans la relation sexuelle, c’est à dire le pire ou le meilleur. Ou pire que le pire : le moyen… 

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Depuis 2021, vous jouez les écrits d’Alphonse Daudet, Les Lettres de mon moulin. Est-ce une façon d’aborder à nouveau la Provence ?

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Bien entendu. La Provence, c’est mon enfance. Et lui l’incarne plus que tout autre. Il est l’ancêtre et l’inspirateur de Pagnol ; comme celui-ci l’est de Guédiguian (quoiqu’il en dise… !). En relisant Alphonse Daudet, j’ai découvert qu’il n’était pas seulement un écrivain pour les enfants, mais aussi et surtout l’un des plus grands auteurs français. Sauf que, de nos jours, personne ne connaît plus sa valeur. On ne l’enseigne plus à l’école. On sait juste qu’il a écrit La Chèvre de monsieur Seguin et maintenant, qu’il était antisémite. Ce qui nous fait une belle jambe. Les trois quarts des écrivains du XIXème siècle l’étaient tout autant, sinon pire. Ce n’était, hélas, qu’une opinion comme une autre. Ce qui fait justement que personne ou presque, en tous cas jusqu’à l’affaire Dreyfus, n’a vu venir la tragédie qui allait souiller le XXème siècle.

Pour ma part, je joue le texte au mot près, comme si c’était du Molière ou du Racine. Ma seule intervention, c’est la dramaturgie : le choix et la disposition des Lettres.

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Avez-vous du plaisir à jouer les animaux ?

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C’est un retour aux sources de ce que j’ai appris au Théâtre du Soleil, comme je vous l’ai raconté. 

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Pendant 2H40, vous accompagnez les textes du film muet Verdun, Visions d’Histoire de Léon Poirier (1928). Est-ce un exercice délicat ?

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La vraie performance est peut-être celle des techniciens et des régisseurs. À part ça, il faut que le pianiste Sébastien Damiani, qui a composé un extraordinaire oratorio qui accompagne le film, mais joue aussi en « live », soit en osmose totale avec lui. Pendant que moi, le conteur-acteur, je sois dans le même accord pendant près de trois heures. C’est un film prodigieux et pourtant peu connu. Produit par l’armée française 10 ans après l’armistice pour en célébrer l’anniversaire, réalisé par Léon Poirier, homme de théâtre, et joué et incarné par d’anciens poilus qui ont réellement fait Verdun, il est hallucinant.

J’ai composé un long monologue où s’affrontent les voix et les pensées d’André Suarès, Romain Rolland, Antonin Artaud (qui joue dans le film), Charles Péguy, Jules Romain, Blaise Cendras, Jean Giono, Guillaume Apollinaire, bien d’autres encore, de simples soldats aussi, de poètes allemands (que je lis et joue en allemand), et tout ceci dans l’ombre, devant l’écran. C’est comme une espèce de grande logorrhée dont les idées contradictoires se bousculeraient dans ma tête. Et je l’espère aussi, celles du public. J’ai dû sélectionner ces textes sur la Grande Guerre en à peine un mois et demi, en travaillant 10 heures par jour. Mais je crois le résultat fantastique. J’ai dédié cet « opéra cinématographique » à Volodymyr Zelensky et au peuple ukrainien. Ce qui peut peut-être vous éclairer sur les raisons profondes qui m’ont poussé à me donner autant à ce projet. Plus le souvenir de mes grand-pères qui, tous les deux, ont fait Verdun.

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Vous avez finalement fait peu de théâtre classique. Est-ce un regret ?

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Oh oui ! Très grand. J’aurais adoré jouer Roméo dans Roméo & Juliette et monter la pièce, ou La Mouette de Tchékhov, comme celles de tant d’autres : Corneille, Roland Dubillard, Pagnol ou Ionesco. Mais j’ai fait le choix de l’écriture, et c’est un choix radical et jaloux. Et même assez tragique. L’écrivain Jean-Paul Dubois a écrit ou dit, je ne sais plus : « Écrire, c’est simple. Il suffit d’arrêter de vivre. » Il y a des gens qui ne supportent pas cette phrase parce qu’elle dit la vérité. Je l’ai vérifié dans ma propre vie artistique. Pour écrire, produire et jouer mon œuvre comique, j’ai du renoncer à tous ces rôles. On a rien sans rien. Sauf qu’en échange et à la fin, on a tout.

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© Hervé Hote

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Photo de couverture : © Brieuc Cudennec

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