Le style décape, les couleurs surprennent, la vision intrigue… Il y a tant à dire sur l’univers artistique du photographe, écrivain et réalisateur Antoine d’Agata. Dans tous les cas, les œuvres ne laissent jamais indifférentes.

Marseille, New York, Bangkok, Tokyo, Ukraine,… Muni d’un appareil photographique, Antoine d’Agata ne s’arrête jamais de bouger, de partir à la rencontre de l’autre. Ses œuvres montrent la jouissance, la souffrance, la défonce, le chaos. Finalement tout ce qui nous fait vivre.

Entretien avec Antoine d’Agata, un artiste en perpétuel mouvement.

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Vous êtes originaire de Marseille. La ville a-t-elle marqué votre identité de photographe ?

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© Antoine d’Agata

Entre l’âge de 17 ans et 30 ans, la ville m’a en effet marqué tout comme, indélébilement, le temps. Il s’agit d’une époque que j’appelle « le trou noir ». Dans les années 70, Marseille était frappée par les milieux mafieux – infestée par les trafics de drogue. J’ai très vite rejoint les anarchistes, les junkies et les punks qui s’étaient regroupés dans ce que l’on appelait à l’époque le Milieu autonome. La rue était alors nommée la Zone.

Tous mes principes fondamentaux ont été forgés à Marseille à cette époque. Tout se mêlait avec la défonce et la violence dans la rue. Nous étions tous dans une logique de non-rendement et de dépense absolue : Nous ne faisions rien et nous ne voulions rien faire de nos vies.

Depuis cette époque, je n’ai pas l’impression d’avoir renoncer à ces principes fondateurs. Vivant dans un squat à 20 ans, ma propre existence était l’unique œuvre d’art que je créais. Ce fut un point de non-retour physiquement et mentalement.

Je me suis mis à la photographie car je voulais capturer ce qui m’effrayait et qui me fascinait. J’ai ainsi gardé le même processus de vie mais avec une distance.

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Qu’est-ce qui vous intéressait dans le monde de la nuit et la rue de Marseille ?

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Nous n’étions pas des noctambules mais des zonards. A l’époque, la crise économique frappait de nombreuses régions en Europe dont Marseille. Nous manquions de tout et vivions d’une certaine manière dans l’obscurité. Nous refusions le confort. Mes premières relations sentimentales ont eu lieu avec des prostituées. Le sida décimait notre génération. Au-delà du monde des prostituées, la défonce était mon fil conducteur. Elle était à la fois la damnation et le terreau de nos destinées. Nous refusions le confort. Nous voulions juste vivre intensément sans protection et jusqu’au bout. 

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Au début des années 80, vous perdez un œil lors d’une bagarre avec des fascistes. 

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Ils étaient membres du Parti des Forces Nouvelles (PFN). Les policiers sont intervenus et m’ont touché à l’œil avec une grenade. J’ai mis beaucoup de temps à m’en remettre. Mon visage en a subi les conséquences et ma vision s’est aplanie. J’ai vécu comme si un voile devant moi s’était instauré. Une distance au réel s’est faite et j’ai pris une distance avec la réalité. J’ai commencé à voyager et à pénétrer des mondes mystérieux et mythiques. Je voulais vivre aux côtés de ceux qui vivaient dans les marges. Dès l’adolescence, je m’étais intéressé à la misère du monde (à l’âge de 14 ans, j’avais eu le souhait de devenir prêtre). J’ai décidé volontairement d’en porter le fardeau. C’était comme choisir une vie monacale voire christique. Je voulais vivre cette misère plutôt que la combattre. 

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Vous dîtes que l’appareil photographique créée une distance. Que voulez-vous dire ?

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A New York, en 1990 à l’âge de 29 ans, j’ai commencé à prendre des photos. Pendant longtemps, j’espérais qu’en tant que photographe retrouver une certaine innocence originelle. Très vite, je me suis rendu compte qu’avec la présence de l’appareil photographique j’avais la possibilité d’aller plus loin en tant qu’expérience. Depuis que je suis photographe, j’arrive justement à aller au-delà de ce que je pouvais faire antérieurement. J’ai pu entrer davantage dans la vie d’autrui – dans celle de ceux que j’ai pris en photo. Je n’ai jamais eu l’illusion de vivre à la hauteur de leur expérience. J’étais là par choix alors que eux non. Je m’efforce de laisser mon intimité en proie à la violence ou au désir de l’autre. C’est un espace grand ouvert et que d’autres intimités viennent percuter. J’apprends toujours à leurs côtés.

Pendant des années, par manque de maîtrise et d’intensité des expériences partagées, le flou est devenu le langage symptomatique qui s’est imposé à moi.

Je me suis évertué de faire des images nettes car je n’ai jamais voulu que le style l’emporte sur ma pensée. Je remets tout en question en permanence. Je ne veux pas perfectionner un style ou un langage. Je change d’appareil photographique en permanence. Je ne cherche pas à être un expert. Ma pratique a toujours été dans l’expérience et la fragilité. 

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© Antoine d’Agata

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Vous expérimentez la couleur tout autant que le noir & blanc. Vous vous sentez libre en tant que photographe ?      


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C’est le fruit de 25 ans de photographie. Je suis conscient de l’importance du langage (l’expérience nait à travers le langage) et en même temps je le mets toujours à l’épreuve des vérités. Je ne veux pas m’enfermer dans un domaine classique – techniquement et artistiquement. Je reste dans une certaine fragilité ou même un chaos dont je conforte les conditions.

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Vous avez à un moment mis de côté la photographie pour l’écrit et le cinéma. Était-ce quelque chose de nécessaire pour vous ?

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Je n’écris uniquement que dans des moments de grande frustration. Je le fais lorsque j’ai l’impression que je n’arrive pas à me faire entendre ou comprendre. J’ai écrit pour recentrer les enjeux de ma pratique. Par l’image, je n’arrivais plus à l’expliquer. Je n’avais pas d’autre choix que d’écrire. Le problème c’est que l’expérience se suffit à elle-même. Aujourd’hui, je vis de façon intense – je n’ai même plus le désir de rendre compte ou de rendre des comptes. Est-ce du découragement ? : Ma voix reste anecdotique dans notre monde contemporain. 

Mes livres ne sont ni des étapes ni des chapitres ni des affirmations. Il s’agit de rendre compte un mouvement qui se déroule. Chacune de mes œuvres (livres, films, photographies) constitue un ensemble. 

Pour mes films, je me suis toujours inspiré de fictions afin de me forcer à vivre des scénarios et à vire à la hauteur des mots. Cela m’a emmené au Mexique ou au Japon. Je m’appliquais à chaque fois de vivre ces fictions phrase par phrase. Malgré la nature insensée du texte, j’adaptais les histoires aux lieux, au temps, aux situations impossibles que je vivais.

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©Antoine d’Agata
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Il vous arrive d’être spectateur ?

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En tant que photographe, je n’ai jamais voulu être spectateur du monde. J’ai toujours souhaité rendre compte de ma position de ce qui m’arrivait. J’ai pu acquérir une certaine lucidité et distance. Ces dernières années, ai-je vécu juste des instantanées pour pouvoir les photographier ou n’ai-je fait que photographier que ce que je vivais ? Me suis-je documenté pour finalement vivre de nouvelles expériences ? Cette ambiguïté rend l’expérience intense. 

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Avec « Home Town », vous êtes revenu à Marseille. Est-ce que ce fut un exercice difficile ?

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Durant ma jeunesse dans les années 80, mes consciences ont été d’ordre traumatique. Revenir a été difficile car Marseille reste chargée de cette dimension initiatique à la violence du monde. 

Aujourd’hui, je m’efforce d’aller en permanence dans des lieux que je ne connais pas et que je ne maîtrise pas. Je me mets à l’épreuve et avec ma fatigue, mon âge et mon apparence, je veux toujours aller plus loin. Je demande également à l’autre de me donner beaucoup. Ainsi je suis extrêmement redevable de qu’il m’offre (ce protocole relève du sacrifice et de l’offrande).

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© Antoine d’Agata

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Est-ce déconcertant de toujours repartir de zéro ?

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C’est même effrayant mais en même temps je refuse toujours de m’enfermer. J’ai besoin en permanence de réinjecter le désir, la peur et le danger dans mes pratiques et mon existence. Je refuse toute zone de confort. Le confort est d’ailleurs le mot qui me rebute le plus. En tant qu’athée, je considère que ce serait comme détourner le regard. Chaque jour, je dois me renouveler, rester éveillé, fragile et écorché.

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Vous avez également publié une étude comparée avec les œuvres du peintre Francis Bacon. Pourquoi une telle idée ?

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Les seuls peintres avec qui j’avais des affinités fortes étaient Francis Bacon et George Grosz. Leurs tableaux ressemblaient à mes visions de bad trip lorsque je me droguais. C’était comme des compte-rendu sensitifs de mes hallucinations. Je n’avais aucune connaissance en histoire de l’art. Il s’agissait surtout de sensations, de rapport aux corps et à la figure. 

Les œuvres de Bacon ont été guidées par des ressentiments. Bacon est-il finalement le seul artiste qui retranscrit le monde comme il est réellement ? Il y a chez lui beaucoup de cruauté. Beaucoup se refusent de la voir et pourtant cette cruauté est réelle. 

© Antoine d’Agata

« Le cri » de Francis Bacon me touche particulièrement. Tout ce que j’ai vécu se cristallise dans ce tableau. Le cri est finalement la seule forme possible de s’exprimer, de dire ce que nous sommes. J’ai connu la rue, les bars, les bordels… Tout cela m’a amené ce cri. Je ne l’avais jamais orthographié. 

Ce processus ne pouvait être que dans mon rapport à l’autre et pour exister à part entière, je suis devenu un des personnages de mes propres images.

J’en suis arrivé à donner l’appareil photographique à d’autres. Je ne voulais pas me cantonner à une photographie. La vérité de l’expérience est fondamentale. Ma proximité est outrancière. La photographie n’est pas un art du regard mais du geste. La photographie académique est poussiéreuse. Il y a trop de confort dans le fait de cantonner la photographie. Il est nécessaire de revenir à l’essence de la vérité du monde. Quelle est la position du photographe ? Quel est le rapport avec le sujet ? Qu’est-ce que la photographie montre ? 

Tous les travaux de photographes amateurs sont finalement plus significatifs que ceux des professionnels. A travers le selfie, la photo instantanée, ils montrent la vérité de l’instant tout en rendant compte de leur place dans le monde. Il faut revenir à cette innocence.

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Lors du premier confinement en 2020, alors que d’autres s’enfermaient, vous avez décidé de sortir avec votre appareil photographique. Qu’avez-vous vu ?           

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© Antoine d’Agata

J’ai voulu capturer ce moment unique. Cette crise du coronavirus est la première épidémie qui a frappé de façon simultané l’ensemble du monde contemporain. Il était impensable pour moi de la vivre devant un écran d’ordinateur ou de télévision. Je l’ai vécue dans cinq villes de France. J’ai voulu raconter les sensations. J’ai été témoin de la souffrance des patients dans les hôpitaux mais ce fut également où l’essentiel, la solidarité, les relations humaines réémergeaient. L’hôpital était le lieu où j’arrivais à me regénérer. L’humanité était là et nulle part ailleurs.

J’ai choisi de déambuler 10 heures par jour dans les rues totalement vides. Ce vide était à la fois sublime et cauchemardesque. La pandémie a permis un retour aux sources : Le monde reprenait la forme, la nature et la violence que je lui ai toujours attribuée. Cette violence est dans les non-dits. Tous refusent de prendre le risque de partager l’intimité des prostituées ou des junkies mais tout le monde a été forcé de vivre la peur et le confinement. Chacun a dû choisir son camp au cœur de cette violence imposée à tous. A chacun d’assumer sa responsabilité. La vraie violence est dans le refus de vivre et de ressentir. 

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© Brieuc Cudennec

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Toutes les photographies (à l’exception de la dernière) sont la propriété d’Antoine d’Agata.

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