José Muñoz est un artiste à la fois multiple et accompli. Grand abonné de la bande dessinée en noir & blanc, l’artiste argentin réalise également des œuvres tout en couleurs. Alack Sinner, Billie Holliday, « L’Etranger », Zero Galvàn,… Toutes ces figures ont pu naître ou renaître avec le trait virtuose de José Muñoz. Humberto Cerantonio, Alberto Breccia, Hugo Pratt ou encore Carlos Sampayo, son grand camarade, ont tous su l’accompagner tout au long de sa vie artistique.

Merveilleux dessinateur du périodique (A Suivre), José Muñoz expose actuellement ses œuvres à la Galerie Martel jusqu’au 4 mars 2023 à Paris. C’est l’occasion pour échanger avec un dessinateur précurseur.

Entretien.

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Jeune, vous apprenez la sculpture et la peinture. Vous réalisez également des spectacles de marionnettes avec votre maître à Buenos Aires, Humberto Cerantonio. Toutes ces activités artistiques vous ont-elles aidé à comprendre la mise en scène dans la bande dessinée ?

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La bande dessinée, la historieta comme on l’appelle affectivement dans mon pays natal l’Argentine, est un moyen d’expression qui s’enrichit de vos propres expériences. J’ai aujourd’hui 80 ans et je fais tout pour conserver une certaine fraîcheur. Tout ce que j’ai appris dans ma vie je veux le valoriser dans mon travail.

J’ai beaucoup appris auprès d’Humberto Cerantonio. Je suivais ses cours de dessin, de sculpture et de peinture dans son atelier. J’ai en effet également participé à la conception de ses spectacles de marionnettes. Par conséquent, Cerantonio n’était pas favorable à ce que je réalise des bandes dessinées. À l’époque, j’avais l’impression d’être un militant clandestin de la BD.

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Vous suivez les conseils d’Alberto Breccia à l’École panaméricaine d’Art de Buenos Aires. Son influence est-elle toujours aussi forte sur votre travail ?

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À l’âge de 12 ans, je fréquentais en cachette l’École Panaméricaine d’Art où travaillaient Hugo Pratt et Alberto Breccia. Par leur travail et leur présence, j’ai pu mieux comprendre la lumière et l’ombre dans le monde artistique. Avec de tels maîtres, vous côtoyez l’excellence. J’ai pu voir de mes propres yeux le miracle de la ligne expressive et animée. Enfant, je ne l’avais vu que dans une encyclopédie de 25 volumes. Je me suis notamment passionné pour le travail de Van Gogh. Je n’arrivais pas à croire que je pouvais observer une telle intensité. Avec Breccia et Pratt, je voyais cette excellence s’animer.

Tout au long de ma carrière, j’ai voulu croiser toutes ces inspirations dans mon travail. 

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Vous travaillez ensuite avec Carlos Sampayo (exilé argentin comme vous) sur les aventures d’Alack Sinner. Son nom indique déjà un homme dans le péché. Comment est né un tel personnage ?

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Ma rencontre avec Sampayo s’est déroulée dans des conditions particulières. En 1974, la dictature argentine a refusé mon retour au pays. Je me suis rendu alors à Londres, en Italie puis en Catalogne. C’est là que j’ai fait la connaissance de Carlos Sampayo, lui aussi exilé argentin. Le climat était particulier – l’Espagne connaissait les dernières années du règne de Franco. Sampayo et moi-même étions dans une situation critique et nous avions tout de suite eu envie de travailler ensemble. Pour notre personnage, j’ai pensé au nom Sinner. Ayant séjourné à Londres, j’avais en ma possession un dictionnaire de cockney [argot des classes populaires de l’est de la ville]. Sampayo a, quant à lui, trouver le prénom. Il y avait une expression « alack and alas » (Pauvre moi). Nous aimions l’idée que notre détective privé allait s’appeler Alack Sinner (Ay de mi, Picador – Pauvre de moi pêcheur). Avec son nom, le lecteur comprend qu’il va suivre un héros qui est loin d’être parfait.

Puis, nous nous sommes mis à trois à la table de travail, Alack, Carlos et moi pour raconter l’histoire.

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New York était le lieu idéal ? New York est-elle un personnage à part entière (nous retrouvons la ville dans le Bar à Joe) ?

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New York est le centre de l’empire américain. Depuis le XIXème siècle jusqu’à nos jours, le monde anglo-saxon dirige le monde. Avec Sampayo, nous voulions raconter une histoire à l’intérieur de l’empire américain pour mieux critiquer ce dernier.

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Au fil de ses aventures, Alack Sinner vieillit. Est-il finalement un compagnon de votre exil ?

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C’est un ami. Parce qu’ils nous ont accompagnés dans notre exil, Sampayo et moi, les livres d’Alack Sinner sont pour nous un papier charnel. C’est un personnage qui fait partie intégrante de nos vies. Même si avec Sampayo nous ne travaillons plus sur de nouveaux albums, Alack Sinner continue de vivre avec nous.

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Est-ce que Paris est une ville qui vous a également inspirée ?

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L’Argentine ayant été un grand pays d’accueil, j’ai toujours connu le cosmopolitisme. Cela m’a toujours inspiré. Nous sommes tous un patchwork. À partir du début des années 2000, j’ai vécu 15 ans au faubourg Saint-Denis à Paris. La culture française m’a beaucoup enrichi. Paris se retrouve dans l’album « Dans les bars » (2002) de la série Le Bar à Joe. J’ai également travaillé avec le Français Daniel Picouly pour l’album « Retour de flammes » (2003).

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Qu’est-ce que le noir & blanc se révèle par rapport à la couleur ?

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Tout dépend de l’inspiration. J’ai bien entendu un grand amour pour le noir & blanc mais il m’arrive également d’utiliser la couleur. En art, je ne me limite jamais.

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Que ce soit avec Carlos Sampayo, Jérôme Charyn, Daniel Picouly ou encore Ray Collins, vous avez toujours travaillé avec d’autres hommes. Quelle est la place des femmes dans vos histoires ? (Billie Holliday, Esther « Le Croc du Serpent »)

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Les femmes sont un miracle mystérieux. Elles ont toujours une place importante. J’ai toujours été intrigué par la beauté.

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Pourquoi avez-vous accepter d’illustrer les livres « L’Étranger » (1942) et « Le Premier Homme » (1994) d’Albert Camus ?

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En lisant les livres d’Albert Camus, j’ai été ému par tout ce désespoir existentiel. Avec Sampayo, nous discutions souvent de ses histoires. En 2012, quand les éditions Futuropolis m’ont proposé d’illustrer « L’Étranger » et « Le Premier Homme », je n’ai pas hésité une seule seconde. 

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« Carlos Gardel – La Voix de l’Argentine » est votre dernier travail avec Carlos Sampayo. Est-ce une lettre d’amour à l’Argentine ?

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Cet album est un mélange d’amour et de désespoir. L’Argentine s’est progressivement construite. C’est un pays que nous aimons tant. Cependant, dans son histoire et lors de sa construction sociale, l’Argentine a parfois tué ses fils et ses filles. Par conséquent, un sentiment d’amour et de colère se mélange en nous.

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Les Éditions Casterman ont publié en 2020 « 56ème district ». Est-ce une joie de revoir le détective Zero Galvàn ?

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Oui. Lorsque j’ai travaillé pour la première fois sur cet album je n’avais que 22 ans. En 1964, Hugo Pratt m’engage dans sa revue Misterix pour dessiner l’histoire de Zero Galvàn, détective privé new-yorkais. Le scénario était écrit par Ray Collins, ancien policier argentin, et s’inspirait des romans noir de Dashiell Hammett et Raymond Chandler. L’ambiance polar américain me plaisait beaucoup. Au bout de 6 mois de travail, je me suis tout de même retrouvé épuisé. Zero Galvàn préfigure Alack Sinner.

Plus de 50 ans après, j’ai retravaillé sur « 56ème District ». Ce fut un sacré exercice. Il y a certes de bonnes choses mais je trouvais qu’il y avait également certaines erreurs épouvantables. J’ai donné une certaine fraîcheur à l’album. 

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José Muñoz à la Galerie Martel – Février 2023 © Brieuc CUDENNEC

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