Fruit d’un travail colossal artistique mais également historique, l’artiste américain Art Spiegelman publie entre 1980 et 1991 un corpus de deux récits-bandes dessinées intitulé « Maus ».

Au-delà du fait que l’œuvre est splendide de part son dessin et son histoire tragique, elle est également profondément touchante tant elle retrace à la fois le parcours du père de l’auteur, Vladek, durant la Seconde Guerre mondiale mais également les relations tumultueuses entre un fils et son père. Biographie, autobiographie, récit historique, « Maus » a si ému le public que la bande dessinée, genre injustement considérée comme art mineur, devint subitement pour plusieurs universitaires un support artistique singulier et pertinent.

Au même titre que le « Roman de Renart », l’œuvre d’Art Spiegelman présente des personnages animaux. Les souris sont les Juifs persécutés tandis que les chats sont leurs tortionnaires- les Nazis. « Maus » reste pourtant une tragédie profondément humaine et qui reste encore de nos jours un récit majeur de la Shoah.

Entretien avec Tal Bruttmann, historien spécialiste de l’antisémitisme et de la Shoah.

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Seule œuvre du 9ème art à avoir reçu un prix Pulitzer spécial en 1992, « Maus » est-elle une bande dessinée ou un roman graphique?

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Le roman graphique n’existe pas. Il s’agit juste d’une subtilité pour ne pas dire bande dessinée. Aucun auteur-dessinateur que je connais, ne dit qu’il fait du roman graphique. La bande dessinée a longtemps été perçue comme un art méprisable. Il reste encore des réserves lorsqu’on mentionne le terme de roman graphique. La bande dessinée peut être une narration qui est à la fois visuelle et littéraire. « Little Nemo in Slumberland » (1905), considéré comme l’un des premiers chefs-d’œuvre de la bande dessinée, comporte peu de bulles de textes.

Unanimement reconnu, « Maus » a fait l’objet d’études littéraires et fut notamment comparé aux écrits d’auteurs américains comme John Dos Passos. Cependant, c’est en premier lieu une œuvre de bande dessinée.

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« Les Juifs sont indubitablement une race. Ils ne sont pas humains » Cette citation d’Adolf Hitler se retrouve au début de « Maus ». Cette citation est-elle l’élément déclencheur de l’histoire écrite par Art Spiegelman ?

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La genèse de l’œuvre a souvent été abordée notamment avec la publication en 2012 de « MetaMaus » qui est une mise en abîme de « Maus ». Le fait que les parents de Spiegelman soient des déportés d’Auschwitz, que sa mère s’est suicidée des années après la Seconde Guerre mondiale, que son ami Justin Green s’était lui-même mis à écrire une bande dessinée autobiographique – genre nouveau – donne l’idée à Spiegelman de se lancer lui aussi dans l’exercice. La bande dessinée, « Master Race », qui avait été publiée en 1955 dans le numéro 1 du comics Impact chez EC Comics, fut la première aux Etats-Unis à évoquer la Shoah. Durant ses études, Spiegelman avait rédigé un mémoire sur cette BD. Le projet « Maus » sera en gestation pendant deux décennies (entre le début des années 70 et les années 90).

Il faut également rappeler que Spiegelman est un auteur de bandes dessinées qui, à un moment donné, a voulu traiter de la Shoah.

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L’histoire de Vladek, le père d’Art, montre quelqu’un qui n’est pas à proprement parlé un héros. Vieux monsieur, sa mémoire lui fait défaut, il est parfois égocentrique, de temps en temps xénophobe. « Maus » est-elle une histoire sur les relations père-fils ? une biographie ? Un récit de la Shoah ?

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C’est une œuvre éminemment complexe : elle est à la fois une biographie de Vladek (passé et présent), une mise en abîme d’Art Spiegelman sur la conception de sa bande dessinée (ajout de croquis), sur la façon dont il recueille la mémoire de son père, sur son état d’esprit (épisodes avec le psychiatre). Chef d’œuvre, « Maus » a connu une reconnaissance au-delà du petit cercle des lecteurs de bandes dessinées. Alan Moore, immense auteur dans le milieu des comics, en avait déjà loué les louanges car « Maus » a révolutionné le genre même de la bande dessinée.

Selon moi, c’est une œuvre traitant de la Shoah qui est tout aussi remarquable que « Si c’est un homme » (1947) de Primo Levi. Il s’agit en effet d’un témoignage rare de l’univers concentrationnaire retransmis par le dessin. Vladek s’exprime par l’analyse de son fils, Art. C’est un témoignage avec l’aide de la seconde génération. Ce genre nouveau va se développer à partir des années 90. Spiegelman en est le pionnier.

De plus, jamais l’auteur ne sort du témoignage de son père. Lorsque la place de sa mère est abordée, c’est toujours par le récit de Vladek. La mère étant morte au moment de la rédaction de « Maus ». Vladek a également brûlé le témoignage de son épouse suite à son suicide. Cependant, Art Spiegelman va tout de même effectuer un travail d’historien. Dans les années 70, il étudiera plusieurs œuvres sur la Shoah. Comparés à aujourd’hui, ces travaux à l’époque sont peu nombreux. Spiegelman va également se rendre sur les lieux. En tant que dessinateur, il va aller jusqu’à analyser les dessins des déportés.

« Maus » est une œuvre personnelle (l’histoire de Vladek) recoupée avec un fond historique solide.

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Lorsque vous relisez « Maus » en tant qu’historien de la Shoah, trouvez-vous qu’il s’agit d’une œuvre réaliste?

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Je l’ai d’ailleurs relu récemment. Je reste frappé par la précision de la recherche historique. Depuis plusieurs années, les historiens se penchent sur des questions comme les trajectoires et les possibilités de vie. Tous ces aspects sont présents dans « Maus ». Spiegelman a abordé de nombreux aspects qui ont été négligés pendant longtemps par les historiens. Cependant, nous restons toujours dans le récit de Vladek. Les chambres à gaz sont notamment montrées car le protagoniste a dû s’occuper des cadavres.

L’épisode d’Auschwitz est certes un moment majeur de la bande dessinée. Cependant, Spiegelman décrit également l’avant et l’après de la vie de Vladek.

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Alors que le chat allemand est le véritable antagoniste du récit, que peut-on penser du cochon polonais, parfois cruel, parfois victime, parfois aidant les souris?

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Le cochon polonais reste le point de fixation le plus important de « Maus ». Lorsqu’il fut traduit en polonais, les réactions furent vives. Au-delà de la représentation en cochon, Art Spiegelman donne une vision proche de celles de nombreux historiens depuis deux décennies. Les nationalistes polonais luttent justement contre cette vision et veulent la remplacer par un récit national moins problématique.

De plus, l’antisémitisme en Pologne débuté dans les années 30 a profondément marqué les rescapés de la Shoah. Pour eux et leur famille, il n’y avait pas d’opposition à sympathiser avec des Allemands après la guerre. Il était par contre banni de fréquenter des Polonais. Spiegelman fait état dans son récit de ce ressenti. Cependant, les cochons polonais de « Maus » ne se comportent pas de la même façon. Certains sont hostiles aux souris, d’autres non.

Pour beaucoup de Polonais, le choix d’Art Spiegelman de les représenter en cochons peut s’apparenter à du mépris voire du racisme. Pourtant dans « Maüs », les Juifs sont eux-mêmes représentés en animaux peu valorisés. Ce sont des rongeurs. En soi, Spiegelman ne met pas les Juifs sur un piédestal. « Maus » s’inscrit dans une tradition de représentation humaine par les animaux depuis au moins Benjamin Rabier. « Les trois petits cochons » n’est par exemple pas une œuvre désobligeante. Personne ne s’identifie pas au grand méchant loup.

Ces critiques sont une cristallisation d’enjeux qui dépassent le cadre de « Maus ». Lors de la réédition de « La Bête est morte » dans les années 70, Calvo fut critiqué car il avait dessiné les Juifs de la même façon que les autres français- en lapins. Il ne distinguait pas les Juifs. Pourquoi une telle injonction ? Plusieurs années plus tard, les mêmes plumes vont reprocher à Spiegelman d’avoir distingué les Juifs des autres polonais.

Les trois animaux les plus importants dessinés dans « Maus » (souris, chat, cochon) sont finalement les plus communs en Europe.

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Récit violent et en noir et blanc. Peut-on comprendre que le lecteur de « Maus » peut se sentir mal à l’aise ?

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« Maüs » à nouveau constitue un tournant dans le monde de la bande dessinée. Comme avec d’autres œuvres des années 80 telles que « V pour Vendetta » d’Alan Moore et « The Dark knight » de Frank Miller, le genre s’oriente vers l’univers des adultes. La bande dessinée a la capacité à aborder des sujets de fond. Avant  « Maus », peu de bandes dessinées ont traité de la Shoah (« La Bête est morte », « Master Race », « X-Men »). Le sujet des génocides va ensuite être traité considérablement dans le monde graphique.

« Maus » met certes mal à l’aise mais il garde le traitement narratif le plus juste.

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La photo de Vladek est présente à la fin de « Maus ». Il n’est ainsi plus représenté en souris mais en homme. Est-ce une façon de boucler l’histoire ? De montrer que les relations père-fils se sont apaisées ?

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L’auteur ne s’interdit jamais d’utiliser des photographies. Plusieurs dessins s’appuient notamment sur des photos d’archives.

Art Spiegelman ne cache pas les tensions et les défauts de son père. « Maus » reste tout de même une œuvre qui montre l’amour d’un fils pour son père. Art tente de comprendre l’histoire de Vladek. La photo vers la fin de l’album montre que l’exercice a été réussi.

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