Le long des couloirs du métro parisien et sur les colonnes Morris dans l’espace public, les affiches du Théâtre du Rond-point nous ont accompagnés. Le style et les couleurs sont uniques et dégagent une certaine poésie qui nous donne tant envie d’en savoir plus sur le spectacle proposé. Depuis 2022, Jean-Michel Ribes dirigeait le Théâtre du Rond-point avec pour objectif de transformer le lieu parisien en lieu de création dédié aux auteurs contemporains et en particulier au « rire de résistance ». Pour réussir, il s’était accompagné du dessinateur Stéphane Trapier.
Avec les derniers jours de 2022, les deux compères disent au revoir au Théâtre du Rond-point. 20 ans ! Un livre (Rond-Point : 20 ans de théâtre en affiches) retrace d’ailleurs l’ensemble des affiches de Stéphane Trapier. Métaphores, rébus, provocations mais surtout humour et poésie. Un recueil à étudier de près.
C’est également pour nous l’occasion d’échanger avec Stéphane Trapier sur son parcours et sur son univers visuel singulier.
Entretien.
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Illustrateur ? dessinateur ? Graphiste ? Caricaturiste ? Humoriste (vous copiez la réalité tel un imitateur – univers parodique) ? Qui êtes-vous Stéphane Trapier ?
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Caricaturiste je ne le pense pas même si enfant il m’arrivait de recopier les caricatures du Canard enchaîné. Au fil des années, je me suis mis à m’imaginer dessinateur dans un journal. Pendant un temps, j’ai travaillé notamment pour la newsletter de Télérama. Même si l’expérience me plaisait, je me suis dit que je n’étais finalement pas bon pour le dessin de presse.
J’ai été graphiste pendant presque 30 ans ce qui a bien entendu influencé mon travail. De nos jours, je suis avant tout dessinateur.
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Comment avez-vous pu suivre Blek le Rat dans la rue ?
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Au milieu des années 80, j’étais étudiant dans une école d’art à Cergy Pontoise. J’avais eu l’habitude de peindre une fenêtre avec 6 cases. J’y intégrais des figures, elles étaient en relation les unes avec les autres. Par ailleurs, j’étais animateur de Radio G à Gennevilliers. C’était le début des radios libres. Je m’étais rendu au studio n’ayant pas réellement une idée précise de ce que je voulais faire. J’ai juste dit que j’aimais le rock, le dessin,… et on m’a dit ok. C’est ainsi que je me suis retrouvé à interviewer Blek le Rat. Nous avons sympathisé, et je l’ai suivi dans la rue lors de ses sorties nocturnes. Blek peignait pochoir et moi je collais mes peintures. C’était le début de ce qu’on appelle aujourd’hui « street art », il n’y avait pas encore aurtant d’artistes dans les rues. Cependant, mes œuvres avaient une existence qui n’excédait pas 10 minutes. Les passants arrachaient mes peintures ou les décollaient pour les récupérer. Ma carrière d’artiste de rue s’est arrêtée là, contrairement à celle de Blek.
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Votre style est unique. Combien de temps cela vous a-t-il pris pour le trouver et quelles sont vos inspirations ?
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Question à la fois fondamentale et compliquée. Je dessine depuis toujours, mais lorsque j’ai fait une prépa aux écoles d’art après le bac, j’ai compris que mon niveau était nul. Après nos exercices de composition, le directeur venait, et classait les dessins du pire au meilleur. J’étais invariablement décroché parmi les premiers. Je suis ensuite entré à l’école d’art de Cergy où l’ambiance était très art contemporain. J’ai ensuite été illustrateur de livres et de magazines tels que Je Bouquine. A l’époque je dessinais en couleurs directes, à la gouache. Cependant, je n’étais pas encore assez sûr de moi pour me lancer pleinement dans le métier. Comme beaucoup d’étudiants, j’étais graphiste en même temps dans une boîte de minitel rose. C’était si grotesque que nous rigolions beaucoup. Le patron de la boîte était un geek avant l’heure. Il avait acheté les premiers macs. On était au début des années 90, et c’était très excitant, pour la première fois on pouvait manipuler de la typo. C’est difficile à imaginer aujourd’hui, mais à cette époque, on devait passer par des ateliers de photocomposition, à qui on envoyait textes et lignes de titrage. Et puis, lors d’une pige comme maquettiste à L’Autre Journal, j’ai rencontré Xavier Barral, qui en était le Directeur de Création. Je savais bien me servir d’X-Press, qui était à l’époque LE logiciel de mise en page. On n’était pas très nombreux encore, et ce n’était visiblement pas le cas de Xavier. C’est comme ça que j’ai rejoint son atelier pour un mois. Je devais lui donner un coup de main sur un. Il y en a eu un second, et de fil en aiguille, on a monté une agence, Atalante, et nous avons travaillé 25 ans ensemble.
A ce moment là, je n’étais plus satisfait de ce que je faisais en illustration. Et comme le projet d’Atalante demandait énormément de temps et d’énergie, j’ai pris peu à peu mes distances avec ce milieu, jusqu’à n’avoir plus de commandes.
Les années ont passé mais je continuais à envier mes amis qui arrivaient à vivre du dessin. C’était comme voir une boîte de bonbons sans pouvoir en prendre. En 2003, à l’âge de 39 ans, je me suis dit qu’il fallait que j’arrête de me torturer l’esprit. J’ai changé complètement changé ma façon de travailler et je me suis mis à dessiner au bic. Je conservais plein de coupures de journaux pour partir des photos que je détournais. Je travaillais sur du calque.
Et Télérama a publié une de mes illustrations. Au même moment, Fluide Glacial m’a publié une page pour la première fois. C’était un nouveau départ.
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Depuis 2004 (c’est-à-dire à l’arrivée de Jean-Michel Ribes), vous illustrez les spectacles du Théâtre du Rond-point. Comment est arrivé ce travail à la fois intense et exclusif ? Jean-Michel Ribes.
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Jean-Michel avait été nommé directeur deux ans auparavant. Il avait contacté Atalante pour concevoir sa charte graphique, la brochure et les affiches. Jean-Michel voulait une identité visuelle originale. En 2004, il met en scène la pièce de théâtre « Musée haut, musée bas ». C’était important pour lui, car c’était sa première création pour le théâtre dont il venait de prendre la direction. Xavier Barral m’a alors proposé de réaliser le dessin. Je lui ai dit « OK, mais j’en fais un. E si ça ne lui plait pas, tant pis ». C’était très présomptueux, mais j’ai eu beaucoup de chance car c’est le seul dessin que j’ai fait pour lui qui ait fonctionné du premier coup.
Au départ, ce fut impressionnant de voir mes dessins agrandis sur les colonnes Morris ou dans le métro.
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Comment concevez-vous les affiches du Théâtre du Rond-point ?
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Une affiche a une double fonction : elle doit à la fois illustrer le spectacle et l’identité du lieu. Je devais concevoir les affiches en exprimant la haine que Ribes éprouve pour l’esprit de sérieux. Il faut une fantaisie accrocheuse et beaucoup de métaphores.
Publiées dans la brochure de saisons chaque printemps, je réalise toutes les affiches en une seule fois. C’est un moment important pour une institution culturelle puisque c’est le temps des abonnements. La saison d’un théâtre suit le rythme scolaire — de septembre à juin. Mais la programmation est dévoilée au printemps précédent, pour permettre au public, justement, de s’abonner. Dans un premier, je rencontrais Ribes et Catherine Laugier, la directrice de la programmation. Puis Pierre Notte, qui rédige tous les textes de la brochure et a rencontré toutes les compagnies et artistes qui vont se produire pour la saison à venir. Enfin, on me donnait tous les dossiers des spectacles. Leur contenu est très divers. Parfois ce sont des synopsis, parfois le texte intégral, parfois une simple note d’intention. Et parfois… rien du tout, car il s’agit de créations qui n’existent pas encore. L’exercice est intensif car en 6 ou 8 semaines, je dois réaliser toutes les affiches des spectacles à venir. J’envoie d’abord des croquis. Pour une trentaine de spectacles, je finis toujours par avoir plus de 100 croquis. Ils sont d’abord vus par le servie de communication du théâtre, qui les fait suivre aux compagnies. Souvent, on a un retour positif rapidement. Et parfois, il faut remettre le métier sur l’ouvrage, soit pour de petites retouches, soit pour tout reprendre de zéro. Une fois que c’est à peu près prêt, l’ensemble est montré à Ribes, qui valide à son tour.
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Comme graphiste, vous avez travaillé pour l’Opéra de Paris. Est-ce un exercice difficile d’illustrer du classique ?
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Avec Atalante, nous avons travaillé pour trois 3 directeurs successifs: Hugues Gall, Gerard Mortier et Nicolas Joël. Chacun avait des univers totalement différents. Mortier était par exemple un vrai iconoclaste. Pour ces affiches, je n’étais pas illustrateur, nous utilisions de la photo ou des œuvres d’artistes, adaptées aux productions. Mais le principe reste un peu le même. L’affiche doit autant évoquer le spectacle que l’institution où elle est produite. S’il s’agit de La Flûte enchantée, c’est une « «Flûte » qui se joue à Bastille, pas à la Monnaie de Bruxelles. Et puis tout dépend des productions. L’Opéra a présenté des productions de « La Flûte » de facture classique, mais aussi une production des artistes catalans de La Fura del Baus extrêmement moderne. Le visuel ne peut pas être le même et doit coller à l’esprit de ce qui est présenté. Le problème n’est pas la modernité ou le classicisme d’une œuvre, mais ce qu’y fait passer le metteur en scène.
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Vous avez également illustré les livres de Jean-Michel Ribes « Je n’aime pas la campagne, sauf dans le TGV, elle va plus vite » (Éditions Xavier Barral, 2006), et « J’ai encore oublié saint Louis, ou les nouvelles aventures de l’Histoire de France » (Actes Sud, 2009).
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Au début de ma collaboration avec le Rond-Point, il n’y avait que quelques spectacles pour lesquels je réalisais des dessins, ceux qui avaient leurs propres. Et dans le métro, les affiches présentaient d’un côté la programmation du mois à venir, en typo. Sur l’autre partie de l’affiche, on prenait un aphorisme de Ribes que je dessinais. La phrase servait d’image à l’affiche. Au bout d’un moment – et vu la réserve d’aphorismes qu’il avait en stock, on a décidé d’en faire un livre. J’ai passé un été entier à dessiner des phrases de Jean-Michel au stylo bic, la plus grosse crampe à la main de ma vie. « Je n’aime pas la campagne, sauf dans le TGV, elle va plus vite » est un très joli livre, aujourd’hui épuisé. Il m’arrive d’en signer un, de temps en temps, qu’un lecteur ramène en dédicace. Je reconnais ainsi mes rares lecteurs les plus fidèles !
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« Tarzan contre la vie chère » c’est votre témoignage d’amour pour le cinéma ?
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Oui je suis capable de regarder des nanars sous le seul prétexte que j’aime les acteurs qui jouent dedans. J’ai commencé à travailler sur « Tarzan contre la vie chère » en 2011 et il a été publié en 2014. Ce livre part d’images de films, généralement des films que j’ai vu enfant, auxquels je mets des dialogues anachroniques. L’anachronisme a pour moi l’avantage d’introduire une distance critique qui me permet d’aborder des sujets d’actualités. Quand Tarzan s’insurge contre le nucléaire, l’effet est désarmant. Mon propos n’est pas de donner mon avis pour ou contre ;, mais d’évoquer des débats qui traversent notre époque. Je ne suis pas certain que mon avis soit très intéressant, mais parler de sujets qui nous préoccupent m’intéresse. J’ai fait également beaucoup de détournements avec des expressions toutes faites (l’herbe est toujours plus verte ailleurs) ou des paroles de chansons connues. L’exercice me plait beaucoup, car c’est le détournement ultime : détournement de l’image qui vient d’un film, et détournement du texte, tiré des paroles d’une chanson.
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Avec le livre « Mes plus grands succès », est-ce avant tout une excuse pour se moquer de ce que vous a traversé tout au long de votre vie ?
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Ce livre était l’occasion de rassembler différentes choses que j’aime faire. Quelques strips, des pages de BD, des dessins d’humour réalisés sur le même principe que ceux publiés dans « Tarzan ». Pour ces BD, c’est une autre forme de détournement : je mets en scène des personnages aux noms connus, comme Pierre Perret ou Manu Mac’on, mais qui n’ont aucun trait commun avec leurs glorieux homonymes. Comme si on était dans un monde parallèle où ces gens auraient conservé leurs noms mais changé d’apparence et de réalité dans l’univers d’à côté. J’avais commencé à travailler sur ce principe dans Fluide Glacial avec « Giscard ». En réalité ce sont mes parents qui me servent de modèle. Giscard, c’était le président des années 70, lorsque j’étais enfant. C’est peu de dire que sa côte de popularité n’était pas très haute à la maison. Quand il a été élu à l’Académie française dans les années 2000, j’ai réalisé tout le potentiel comique qu’avait ce personnage. Il avait publié peu avant un roman de gare érotique d’une insondable médiocrité, et le voilà académicien. J’ai commencé à dessiner des petits strips, mais en mettant mon père en scène. Il était président de son pavillon, ma mère première dame. Ce truchement me permet d’évoquer mon enfance, d’observer la mécanique du ridicule et d’une forme d’absurdité et de vanité du monde qui nous entoure. C’est une sorte d’autobiographie, mais complètement inventée.
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Dessiner est-il une activité dangereuse ?
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J’ai réalisé une fois pour Fluide Glacial un dessin sur une famille musulmane. Tous les membres, le père, la mère, les enfants ont tous une barbe. Il s’agit d’une fausse publicité pour un patch qui permet d’arrêter de manger du cochon en deux semaines, sans effet secondaire. Ce dessin n’a suscité aucune polémique puisque presque personne ne l’a vu. Moralité : pour vivre heureux, vivons presque cachés.
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Y’a-t-il tout de même de la retenue ?
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De l’autocensure oui. En particulier lorsque vous êtes dessinateur de presse. La société d’aujourd’hui exige de la retenue. Parfois c’est bien, parfois c’est dommage.
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Quels sont vos projets ?
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J’ai publié en novembre « Rond-point – 20 ans de théâtre en affiches » aux éditions de la Table Ronde. C’est un grand et beau livre qui reproduit presque tous les dessins que j’ai réalisés pour le Rond-Point en 20 ans (j’en ai fait plus de 500). J’ai également sorti Les Chaussettes de l’Archiduchesse aux éditions Matières. C’est le premier volume d’une série, « La Vie de mon père », où je raconte toute la vérité sur son parcours extraordinaire. Ses visites au musée avec des poulets, les ennuis que lui causent des oiseaux géants, ses rapports contrastés avec Mickey la Souris. Dans ce livre, rien n’est faux puisque j’ai tout inventé.
J’ai également illustré un livre du scénariste Jorge Bernstein, Les Gens qui ghostent, publié aux éditions Les Venterniers.
Je fais aussi partie des illustrateurs sélectionner pour illustrer les quais des stations des nouvelles lignes de métro du Grand Paris. Pour ma part, je m’occuper de la station « Louis Aragon » à Villejuif, qui ouvrira en 2025. En ce moment, je finis d’illustrer un texte de Pascal Fioretto, qui sortira au printemps aux éditions Hérodios. Le livre s’appelle « Petit abécédaire de l’Apocalypse heureuse », c’est drôle et brillant comme tout ce qu’écrit Fioretto.
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