La vie est une mise en scène. Le décor, le cadre, les costumes, les personnages,… Tout lieu, tout contexte pourrait devenir une scène de théâtre. La seule chose qui manque c’est un metteur en scène ou au moins un écrivain. Véritables interprètes de nos époques, les artistes ne font que s’inspirer que de leur quotidien, de leur lecture ou de leur imagination.

Catherine Robbe-Grillet fait partie de ses brillants créateurs qui dirigent pour mieux révéler les créatures. Tout y passe : Nos peurs, nos envies, nos désirs. Veuve de l’écrivain Alain Robbe-Grillet, dont la formidable biographie de Benoît Peeters vient de sortir, celle qui a pu prendre comme nom de plume Jeanne de Berg, a toujours voulu surprendre son monde. Femme de lettres, réalisatrice, écrivaine, metteure en scène mais aussi maîtresse de cérémonie sadomasochiste, Catherine Robbe-Grillet ne cesse d’explorer.
Entretien avec une véritable aventurière.

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En quoi Alain Robbe-Grillet a-t-il bouleversé votre vie ?

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Je suis restée mariée avec lui pendant 50 ans et 4 mois. Il a donc bien entendu bouleversé ma vie. Même après son décès, j’ai gardé son nom. A présent, Robbe Grillet c’est moi donc je n’ai aucune raison de changer de nom (rires).

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Jusqu’à l’âge de 30 ans, vous avez joué de votre côté petite fille. A tel point que Vladimir Nabokov vous a demandé de jouer Lolita. Vous vous êtes plu en tant que « mineure » ?

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Etant petite de taille, j’en ai en effet beaucoup joué. A l’âge de 21 ans, je continuais à porter des jupes plissées et des nattes. On avait l’impression que j’étais âgée de 12 ans. Lorsque Nabokov m’a rencontrée, il était persuadé que je m’étais déguisée en lolita pour lui. Alain lui a alors répondu par la négative. Je m’habillais ainsi tous les jours. 

En 1958, alors que j’étais mariée depuis un an, le philosophe Michel Foucault nous avait invités à l’Institut français de Hambourg. Lors de la réception, le consul de France m’a demandé : « Ma petite fille, cela ne vous dérange pas de voyager ainsi avec votre papa ? ». J’ai alors rétorqué que ce n’était pas mon père mais mon mari.  

A chaque fois, sans que l’on me demande mon âge, j’avais le tarif enfant partout. Lors de nos voyages, je devais prouver que je n’étais pas mineure. Je m’amusais beaucoup à jouer ce double-jeu car tôt ou tard cela allait s’arrêter.  

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Vous ne pouviez être que soit fille soit maîtresse ?

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J’ai tout de même pendant un certain temps été soumise. Puis progressivement je suis devenue maîtresse dominatrice. J’avais eu une relation avec un garçon que j’appelle Vincent dans mes écrits. Il était le dominateur et moi j’étais soumise. Vincent m’a un jour proposé de renverser la situation. Je suis devenue la dominatrice. Cependant, il gardait les rênes : Je savais très bien ce que je devais faire sur lui. Le rôle de dominatrice m’a plu. J’ai alors continué sans avoir davantage de conseils. D’une certaine manière, j’ai pris mon envol après des étapes successives.

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« L’Image » (1956) est un livre original. L’auteur et le narrateur sont des hommes alors que c’est finalement vous qui écrivez. De plus, le livre raconte l’éducation SM d’un futur maître par son esclave et amie, Claire. La relation entre le dominant et le dominé est-elle passionnée car chacun s’écoute et se respecte ?

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Lorsque vous empruntez ce chemin, vous ne pouvez pas y aller à l’aveugle. Je n’ai jamais été sadique. Le sadisme est une pratique qui veut enfreindre le consentement. J’ai toujours recherché une relation avec le plaisir mutuel. Le sado-masochisme donne des rôles où le plaisir de l’un est le plaisir de l’autre. C’est d’ailleurs une mise en scène extrêmement sérieuse. Le nombre de participants, le lieu, la musique, les costumes et les épisodes détaillés… tout doit être planifié à l’avance. D’ailleurs, tout est consigné dans une de mes œuvres, « le livre d’heur » (terme qui veut dire bonheur dans le langage d’autrefois). Cet écrit sera peut-être publié après mon décès. J’aimerais que des lecteurs puissent avoir envie de reproduire les scènes.

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Y’a-t-il tout de même de la place à l’improvisation ?

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Oui car je suis souvent avec d’autres femmes qui partagent mes goûts. Il m’est parfois arrivé de donner mes prérogatives à une participante.

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La soumission est-elle un fantasme trop masculin selon vous ?

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De nos jours, je ne sais pas mais à une certaine époque, il est vrai que tous les dominateurs étaient des hommes. A la sortie de « Cérémonies de femmes » (1985), j’ai reçu via mon éditeur, Grasset, beaucoup de lettres écrites par des hommes. Seuls 7 courriers venaient de femmes. 6 d’entre eux étaient des insultes. Le constat m’avait refroidi. J’avais pourtant été persuadée que des femmes allaient me raconter qu’elles organisaient le même théâtre que moi. Je n’ai rien eu…

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Vous avez également été actrice de théâtre. Être dans le jeu sexuel, était-ce également une façon de monter sur scène ?

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Le sado-masochisme est en effet du théâtre. Particulier certes mais cela reste de la mise en scène. C’est un théâtre où l’émotion est plus vive que sur une scène classique. De plus, dans le sado-masochisme, il n’y a pas de spectateurs. Le voyeur ne prend aucun risque alors que dans mes mises en scène il est important de prendre des risques. Il m’est certes arriver de déterminer des rôles de voyeur mais c’était toujours prendre part à l’action.

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Les poèmes, les lettres passionnées, les marques de tendresse soudaines et sincères – Alain Robbe-Grillet arrivait-il à être tendre uniquement dans le privé ?

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Il avait des théories littéraires qui paraissaient sectaires. Alain était cependant très drôle dans le privé. Il était à la fois mon mari et mon père. Alain était très protecteur : dès qu’il y avait quelque chose d’ennuyeux comme les papiers administratifs, c’était lui qui s’en occupait. Beaucoup m’enviaient Alain (rires). Seul le côté amusement m’était réservé.

En écrivant mon livre « Alain » (2012), j’ai justement voulu montrer cet aspect.

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Ecrivain, cinéaste, personnalité charismatique,… malgré la liberté qu’il vous a donnée, Alain Robbe-Grillet pouvait-il être envahissant ?

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Non. Il avait au contraire un caractère solitaire. Alain n’avait pas besoin d’être entouré d’une cour d’amis. Il était cependant très proche de sa famille. Avec le père, la mère et la sœur, le clan Robbe Grillet était très solidaire. Lorsque je suis arrivée dans la vie d’Alain en 1951, j’ai été accueillie à bras ouvert par sa famille.  

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Jean de Berg, Jeanne de Berg, Catherine Carayon (parfois en tant qu’actrice),… Les noms changent mais avez-vous gardé le même style d’écriture et de narration ?

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Oui derrière les noms c’était moi.

Lorsque j’ai publié « Cérémonies de femmes », j’ai pris le pseudonyme de Jeanne de Berg car il s’agissait d’un témoignage. Mais avant tout je voulais être autonome. En aucun cas, je ne voulais être perçue comme « l’ombre de Robbe Grillet ». J’ai été jusqu’à être interviewée dans l’émission Apostrophes avec une voilette sur le visage.

De plus, lorsque j’avais des candidats qui souhaitent soumis à Jeanne de Berg (elle était devenue une célébrité), j’aimais les juger de façon anonyme dans un hall de théâtre ou dans un café. Très vite, je prenais une décision concernant leur demande. Si je n’avais pas porté de voilette, on m’aurait facilement reconnue.

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Votre écriture est-elle avant tout visuelle ?

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J’ai en effet toujours voulu que mes écrits soient visuels. Dans « Le Petit Carnet perdu » (2007), la première phrase est un long mouvement cinématographique qui part de la chambre secrète de ma maison de campagne et qui descend par une verrière et qui atteint une pièce d’eau. La scène se termine dans le creux d’un arbre où les hommes et les femmes peuvent s’agenouiller.

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Vous parlez des clubs SM (dont à New York) comme un univers bouillonnant. Était-ce parce que c’était caché ?


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Oui mais de nos jours, il n’y a plus rien. Quand je suis allée à New York en 2006, tout était mort. Lors de mon retour à Paris, j’ai alors prévenu tout le monde que très bientôt les clubs SM français allaient à leur tour progressivement disparaître. Je ne me suis pas trompée.

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Le fantasme est-il un « animal » en voie de disparition selon vous ?

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Détrompez-vous. Je rencontre à présent des femmes. De nos jours, certaines osent dire qu’elles veulent être soumises. Ce n’était pas le cas autrefois. Est-ce l’effet Me too ? (rires)

Dans les années 80-90, lorsque vous étiez dominatrice, vous aviez un choix incroyable d’hommes. Même entre femmes, nous pouvions les partager. En revanche, pour les hommes, avoir une femme soumise était précieux. Aujourd’hui, je ne peux juger. j’ai moins de visibilité car je ne consulte plus les annonces.

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Un grand merci à Beverly Charpentier, épouse de Catherine Robbe-Grillet, pour son aide.

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