Figure artistique incontournable du XXème siècle et véritable icône au Mexique, Frida Kahlo reste pourtant encore de nos jours une véritable énigme. Vie extraordinairement tragique et art incroyablement magique et sincère, son parcours est d’une intensité rare. L’artiste mexicaine passionne toujours son monde. Cette vie abimée même déchirée que pourtant Frida « la Coja » (la boiteuse) a tant aimée.

L’écrivain Gérard de Cortanze a multiplié les écrits sur Frida Kahlo jusqu’à aujourd’hui avec la publication de « Viva Frida ». La vie est pleine de contrastes (et de naissances) qu’il faut sans cesse étudier et analyser.
Entretien.

.
.
.
.

Peut-on dire que Frida Kahlo a connu plusieurs naissances ? En 1925, Frida Kahlo est victime d’un terrible accident d’autobus qui la rendra invalide toute sa vie. Frida, la jeune, a-t-elle finalement survécu ?

.
.
.
.

     La vie de Frida est parsemée d’« accidents » suivis de « naissances » En 1913, Frida a 6 ans. Alors que celle-ci se promène, un après-midi, dans la forêt de Chatultepec, elle se prend les pieds dans les racines d’un arbre, tombe et se fait très mal, épisode qu’elle relate dans son Journal : «  Ce qui est sûr, c’est que ce jour-là, la douleur est entrée dans mon corps pour la première fois. »

     Le dossier médical de Frida Kahlo, rédigé par Henriette Beguin énonce un certain nombre de faits suivants, « traumatisme au pied droit », « atrophie légère » « pied dévié », etc. Certains médecins diagnostiquent la poliomyélite, d’autres une « tumeur blanche ». Ce que le rapport ne précise pas, c’est la durée de la convalescence – neuf mois – durant lesquels sa mère et ses sœurs se relayent pour lui poser des serviettes chaudes imbibées d’eau de noix sur la jambe et la lui laver dans une petite baignoire. La petite Frida souffre le martyr. Et si ses douleurs sont très vives, il est une autre souffrance qu’elle ne supporte pas : la solitude. Alors, pour tuer le temps qui passe si lentement à Coyoacán, elle se crée une amie imaginaire : « Je ne me souviens pas de la maison de mon amie. Elle-même n’avait pas de nom. Elle avait le même âge que moi, mais pas le même visage. Elle était pleine de vie. Je serais incapable de la décrire. » Nul doute que l’autoportrait Les Deux Frida tire son origine de ce souvenir d’enfance.

     Revenons aux suites de ce premier « accident ». Une nouvelle Frida est née de cette adversité. Elle qui était une petite fille espiègle, un peu ronde, un peu potelée, très vive, très malicieuse, devient une grande chose maigrichonne, sombre, renfermée sur elle-même. Le combat de Frida pour la vie ne fait que commencer.

     Dès son retour à l’école, elle doit faire face aux quolibets de toutes sortes. On l’appelle « patte folle », « la boiteuse », « Frida jambe de bois ». Lors d’une représentation de L’oiseau bleu (1908) de Maurice Maeterninck, une maîtresse lui demande de porter une jupe longue pour « cacher sa jambe trop maigre ». Comment dépasser ce sentiment de n’être pas désirée, d’être différente, étrange, laide, inadaptée, rejetée ? Comment transformer cette boue en or ? Elle enfile plusieurs épaisseurs de chaussettes afin que la jambe plus menue que l’autre soit moins visible, porte des bottes, applique scrupuleusement les conseils du médecin – bien lacer ses chaussures pour que les pieds soient bien tenus –, en rajoute dans l’exubérance, dans l’énergie, dans la vitalité, court et danse beaucoup plus que les autres, se fait plus audacieuse, plus drôle. Son amie d’enfance, Aurora Reyes, se souvient : « Lorsqu’elle marchait, elle effectuait des petits bonds et paraissait ainsi voler comme un oiseau. »

     De cette double expérience, de la poliomyélite et du rejet qui s’en est suivi, Frida comprend que la maladie et la solitude l’accompagneront toute sa vie. Elle comprend aussi que la maladie est un moyen d’obtenir l’amour qu’on ne lui donne pas. Elle devra donc toujours en faire plus pour se faire accepter. En rajoutant dans la tendresse et la vulgarité, le sexe et l’engagement social, la provocation, qu’elle s’exprime dans l’attitude ou la façon de s’habiller, de paraître. Pour ne pas mourir, elle qui est en permanence mise à nue, elle avancera masquée. Toute sa vie, elle se verra comme une personne incomplète, brisée, devant se cacher derrière un masque, submergée par ses émotions. Lors d’une évaluation psychologique, les médecins la soumettent au test de Rorschach. Elle ne repère que des figures incomplètes : cariatides sans tête, personnages unijambistes, jambes sans pieds, morceaux d’anges brisés, éléphants sans défenses, femmes sans bras…

     Bien sûr, le fameux accident de 1925 est fondamental pour qui veut comprendre Frida. Il n’est qu’un événement parmi tant d’autres, douloureux, terribles. Mais il est aussi particulier car, de cette béance, de cette souffrance infinie, naît une nouvelle Frida. Une Frida autonome qui est en train de transformer ce désastre en victoire. Qui peut même peut-être remercier l’horreur de l’accident qui lui a permis de grandir et de se trouver. Un obstacle nécessaire, un palier à franchir, qui ne l’a pas tuée mais rendue plus forte encore. Le 18 décembre, Frida effectue sa première promenade. Elle a tenu sa promesse. La voilà qui monte dans l’autobus qui la conduit au Zócalo. Puis elle descend à quelques mètres de l’endroit où a eu lieu son terrible accident. Elle souffre, certes, marche lentement, craint de tomber. Mais elle revit : odeurs, parfums, couleurs, tout le Mexique qu’elle aime, le voilà de nouveau rien que pour elle..

     Oui, une Frida nouvelle est née. Une Frida qui fera l’amour avec les hommes qu’elle aura choisis. Qui sera insatiable, parce que plus elle fera l’amour, plus elle se sentira vivre et exister. Une Frida qui fera l’amour avec des femmes, parce que plus elle fera l’amour avec des femmes, plus elle se sentira vivre et exister. Le processus de transmutation sera toujours le même. Son engagement politique auprès du parti communiste relèvera de la même démarche. Quand elle arpentera les rues de Mexico à la tête de manifestations revendicatrices elle n’en existera que davantage. En s’engageant, elle vivra d’autant plus. Frida adorera manger, faire la cuisine, boire – elle boira « comme un trou » – jurera comme un charretier, chantera des chansons folkloriques qu’elle détournera de leur sens pour en faire des chansons paillardes. Elle voudra tout, tout de suite, dans l’impatience, la fureur, la furie, et la joie totale. Elle résumera ceci en une phrase : « Vivre est le but central de ma vie. »

.
.
.
.

Tenues élégantes (parfois masculines), pilosité non dissimulée, coquetterie assumée,… Frida Kahlo se voyait-elle comme elle-même une œuvre d’art à part entière?

.
.
.
.

     Durant toute sa vie, ses amies ont assisté à des changements, rapides. Elle est capable, en quelques mois de ne plus être la même personne. Finie sa peur enfantine de ne pas être à la hauteur, fini cet air anémique qui la rend presque pathétique, finie cette absence de confiance en elle. Maintenant, voilà qu’elle jure comme un charretier, qu’elle émaille ses propos de leperadas (jurons), qu’elle détourne sans complexe des chansons populaires mexicaines et des corridos.  Quel plaisir de choquer les bien-pensants, c’est-à-dire les bourgeois et les étudiants les plus conservateurs qui la côtoient ! Il faut dire qu’elle possède une voix particulière, profonde, rebelle, ponctuée de carcajadas – éclats de rire. Mais cela ne suffit pas. On sait l’importance qu’elle accorde à son apparence. Finie la sage tenue germanique et son ridicule petit chapeau de paille dont les longs rubans lui tombaient dans le dos, trop sérieuse, trop bourgeois. Elle porte désormais des bleus de travail, des costumes d’homme ou s’habille de vêtements voyants qu’elle achète au marché aux puces. Bijoux, parures, accessoires, tout est bon pour se faire remarquer et attirer l’attention. Un élément de sa personnalité cependant subsiste et subsistera. C’est du moins ce qu’affirme Agustín Olmedo : « Il y a une chose pour laquelle Frida n’a pas changé : gamine elle était, gamine elle est restée. Toujours dans la lune, toujours l’air égaré, changeant d’avis comme de chemise. » Œuvre d’art en mouvement ? Happening permanent ? Bien évidemment ! Pour exister il lui faut paraître. N’oubliez pas que dans cette société mexicaine très « machiste », il est tellement difficile d’exister lorsque vous êtes une femme, et encore plus une femme peintre, une créatrice dont le mari est un monstre sacré. L’art, chez Frida est partout. Son habillement, ses postures, sa façon d’être, prolongent ses recherches intérieures et artistiques. L’enveloppe est aussi importante que le contenu, ce qu’on exhibe aussi vital que ce que l’on cache.

.
.
.
.

.
.
.
.

 Quelle est la place de l’animal dans les œuvres de Frida Kahlo ?

.
.
.
.

    L’intérêt que Frida porte aux animaux est très important. A commencer par les singes. Leur présence à ses côtés dans les autoportraits signifie la promiscuité sexuelle, le besoin de combler le vide laissé par Diego après leurs ruptures fréquentes notamment lorsque le singe lui a été offert par lui. Ils occupent également d’une certaine façon la place de l’enfant qu’elle n’aura jamais : Fulang-Chang et moi (1937), Autoportrait avec collier d’épines (1940) ; Autoportrait avec singe (1940). En 1941, elle peint Autoportrait avec Bonito – rappel discret de la mort de son père : Frida, en deuil, porte un corsage noir. Et la même année, Autoportrait avec tresse, pendant sans joie de son Autoportrait aux cheveux coupés (1940).

     Dans ce dernier, elle signifiait à Diego sa rupture, en exhibant une Frida sans cheveux, lui qui ne cessait de vanter les mérites de son abondante chevelure. Dans le premier, c’est l’année de son remariage : nouveau contrat signé sous le signe de l’association, l’amour a disparu, c’est un simple accord de bonne entente, de bonne conduite. Frida, qui a retrouvé sa chevelure, réaffirme sa féminité mais, dans le même temps, cette coiffure étrange est le signe d’une anxiété profonde, d’un questionnement intérieur. C’est une chevelure de combat, hérissée de pointes, d’épines qui semble dire à Diego : qui s’y frotte s’y pique. En 1945, elle revient à ses autoportraits animaliers. Ainsi, dans Autoportrait avec petit singe, elle se présente, noire, très sombre, le cou ceint d’une sorte de nœud coulant qui court d’un petit chien à un singe-araignée. Que les deux animaux tirent un peu trop fort, et le ruban jaune, menaçant, sinistre, viendra asphyxier Frida qui n’en peut plus de souffrir : couple à la dérive, maladies, interventions chirurgicales, analgésiques puissants qui abrutissent quand ils sont mêlés à l’alcool, corsets qui entravent et qui blessent.

.
.
.
.

La mort et la naissance sont-elles des personnages à part entière chez Frida Kahlo?

.
.
.
.

    Ils sont indissociables. Comme souvent au Mexique, terre de la cosmogonie aztèque dans laquelle le principe de dualité – Ometeotl, représenté par Ometecuhtli – est partout : masculin et féminin, ordre et chaos, lumière et obscurité, matière et esprit. Sa toile de 1932, intitulée Naissance ou Ma naissance est très représentative de ce dualisme imprégnant toutes choses. Frida Kahlo y a peint l’accouchement de sa mère. Cette petite huile sur métal le représente comme un traumatisme. Matilde, la tête recouverte d’un drap qui est un linceul, a des allures de cadavre, la tête de l’enfant qui jaillit d’entre ses jambes, baigne dans le sang. Frida mêle deux cultures. Catholique, car cette femme qui accouche est une Vierge représentée en Mater Dolorosa,mais aussi aztèque, car elle s’inspire d’une sculpture figurant Tlazoltéotl, la déesse des Choses immondes qui donne le jour, accroupie, à Centéotl, le dieu du maïs. Est-ce à dire que la naissance de Frida se fit dans la douleur et le sang ? Ni plus ni moins qu’une autre. Cependant, Ma naissance expose une véritable contradiction : voulant figurer la vie elle exhibe la mort. Comme toujours chez Frida, la vie et la création sont intimement mêlées, tout comme le puzzle du temps, le réel et l’imaginaire – ainsi se construit son autobiographie picturale. En juillet 1932, elle est hospitalisée à l’hôpital Henry-Ford, victime d’une nouvelle fausse couche. En septembre, elle se rend au chevet de sa mère mourante qui décède à 59 ans des suites d’une opération de la vésicule biliaire. Voilà les éléments biographiques qui concourent à la réalisation de cette toile. Les méconnaître, c’est passer à côté du sens véritable de Naissance ou Ma naissance.

.
.
.
.

La relation avec Diego Rivera a-t-elle été plus destructrice qu’enrichissante pour Frida? (Une relation ‘exemplaire’ selon l’ écrivain J.M.G Le Clézio)

.
.
.
.

     En 1944, afin de fêter leur quinzième anniversaire de mariage, Frida peint deux versions d’un minuscule tableau de 13,5 x 8,5 cm, intitulés Diego et Frida 1929-1944 ou Portrait double de Diego et Frida 1929-1944, présenté dans un cadre en forme de lyre, incrusté de coquillages. Un Janus au féminin masculin : d’un côté l’homme, Diego : de l’autre la femme, Frida. Une union picturale, une osmose. En somme un couple soudé, indestructible. Réalité ou fiction. Image d’un couple tel qu’il est ou tel qu’on aimerait qu’il soit ? De là à dire comme Luis-Martín Santos que le « couple renouvelle ses vœux d’association intellectuelle et sentimentale, année après année jusqu’à la mort de Frida, en 1954 », c’est un leurre. Certes, ce va-et-vient d’amour et de haine entre Frida et Diego est une constante, mais ce fonctionnement n’est pas fécond. Je ne pense pas que cette souffrance partagée, exhibée, soit nécessaire à leur relation. Les scènes de rupture qui se répètent suivies de réconciliation, les disputes violentes qui reprennent, les provocations sexuelles, tout cela le plus souvent en public, anéantissent Frida. C’est la grande perdante de ce jeu dangereux. Frida et Diego 1929-1944 ou Portrait double de Frida et Diego 1929-1944, qui devait marquer la pérennité de leur amour, être une sorte de cœur battant dont chacun garderait une moitié, sera ouvert et dispersé. Frida vendra très vite après l’avoir peint le mémorable objet à l’un de ses mécènes, l’ingénieur Eduardo Morillo Safa, et Diego, toujours aussi élégant, offrira le sien à Maria Félix, quand il entretiendra, quatre ans plus tard, une relation amoureuse avec elle !

     Cet amour élevé à l’état de mythe est une construction mentale, dont le premier architecte est Frida. Ainsi égrène-t-elle tout au long de sa vie et notamment dans la période qui suit son remariage, les déclarations d’amour à l’encontre de Diego, écrivant à ses amis que tout va bien, que l’amour est au beau fixe. Comme si en l’écrivant, en le disant parfois publiquement, cela le faisait advenir. En 1944, elle écrit à Ella et Bertram D. Wolfe, une lettre construite en plusieurs points « Santé », « Fric », « Travail », enfin « Amours » : « Mieux que jamais, grâce à une entente mutuelle entra mari et femme, sans que la liberté qui échoit à chacun des deux conjoints ne soit en aucun cas bafouée ; élimination totale des crises de jalousie, des disputes violentes et des malentendus, à grands renforts d’une dialectique fondée sur l’expérience passée. Voilà qui est dit ! » En 1947, elle écrit à Diego « je peux au moins t’offrir d’être avec toi dans tout… mon cœur », et en 1948 « Je t’adore de toute ma vie ». En 1949, à l’occasion de la grande exposition de l’Institut national des beaux-arts, célébrant les cinquante ans de création de Diego Rivera, déjà mentionnée, elle écrit un long texte qui est une déclaration d’amour dans laquelle elle fait de lui son « amant et son nouveau-né ». Ses lettres, ces déclarations, sont comme des bornes édifiées tout au long de cette relation amoureuse chaotique. Ainsi, en 1949, écrit-elle le fameux Portrait de Diego – « Diego, mon amoureux. Diego, mon amant. Diego « mon époux ». Diego, mon ami. » – et deux ans plus tard, adresse à « son enfant », un message dans lequel elle lui envoie, « comme toujours, son cœur tout entier » et qu’elle signe « Ta petite ancienne Magicienne Fisita ».

© Nickolas Muray Photo Archives;

     Jusqu’au bout, Frida jouera la pièce de l’amour heureux, comme dans ce poème jamais envoyé à Diego, rédigé peu de temps avant sa mort, et qui finira par lui parvenir grâce à Tereza Proenza qui lui remettra, le 13 novembre 1957. « Ce poème de Fisita, qui est amour et beauté », possédant toutefois une terrible chute : « Diego dans mes urines – Diego dans ma bouche -/ dans mon/ cœur, dans ma folie, dans mon rêve – dans/ le papier buvard – dans la pointe du stylo –/ dans les crayons – dans les paysages – dans la/ nourriture – dans le métal – dans l’imagination./ Dans les maladies – dans les vitrines – dans ses revers – dans ses yeux – dans sa bouche/ dans son mensonge. » Et jusqu’au bout, Diego, jouera le jeu des liaisons extra-conjugales, comme celle déjà mentionnée avec María Félix que Diego relate en ces termes : « Lorsque María refusa de m’épouser, je revins à Frida, qui était malheureuse et blessée. En peu de temps, toutefois, tout était rentré dans l’ordre. J’avais surmonté mon rejet par María. Frida était heureuse de m’avoir récupéré, et j’étais reconnaissant d’être toujours son mari. »

     Jusqu’au bout, celui qu’Olga Campos qualifie d’ « érotomane » et qui selon les dires de cette dernière essayait de l’embrasser en introduisant de force sa langue dans sa bouche, en « jouissant de ma répulsion et de la réaction de Frida », trompe cette dernière. En 1954, alors que Frida n’a plus que quelques mois à vivre, il installe son amante Emma Hurtado dans sa maison de San Ángel. Frida, ébranlée physiquement et sentimentalement, pressentant qu’elle a sous les yeux la future Madame Rivera, désespérée, après deux hospitalisations, suite à de probables tentatives de suicide, en avril et en mai, envisage une nouvelle fois de mettre fin à ses jours : « On m’a amputé d’une jambe il y a six mois qui ont été des siècles de torture et par moments j’ai cru perdre la raison. Je continue à avoir envie de me suicider…de ma vie je n’ai autant souffert. J’attendrai encore un peu. »

     En réalité cette vie de mariage et de remariage, Frida ne la supporte que parce qu’elle peut la mettre à distance en la peignant. Une nature morte, peinte en 1943 – La Mariée effrayée de voir la vie ouverte – nous dit beaucoup de cette existence, faite aussi de regrets. Que voit-on dans cette composition ? Une papaye ouverte, regorgeant de pépins, un hibou aux yeux ouverts, une pastèque, découpée en morceaux juteux. Il y a là quelque chose de très frais, de très jeune, à commencer par la poupée, venant de la collection de Frida, dont la présence interdit toute ambiguïté. Elle a revêtu une robe de mariée, la vie s’ouvre devant elle. C’est Frida exprimant le regret du temps passé, des promesses non tenues, elle qui était si heureuse de se marier en août 1929.

   La suite, c’est l’histoire de sa vie, présente dans ses tableaux. Dans Le masque, visage couvert de larmes, réalisé après une nouvelle trahison de Diego. Dans l’Autoportrait de 1946, et dans Ruine, peint l’année suivante, et sur lequel Frida nomme son malheur – « Avenida Engaño », Avenue de la Tromperie – et inscrit sa détresse : « Ruine/ Maison d’oiseaux/ Nid d’amour/ Tout pour rien. » Et que dire de l’Autoportrait comme en tehuana ou Diego dans mes pensées, déjà nommé, dans lequel celui-ci est « l’intrus permanent »? Une dernière pièce au dossier déjà épais : Autoportrait aux cheveux défaits. Sur cette toile, peinte en 1947, Frida apparaît, les cheveux défaits, le visage amaigri, détruite par la douleur, non seulement physique – elle souffre d’états dépressifs et a perdu beaucoup de poids –, mais aussi sentimentale due aux mensonges permanents de Diego.

     L’été 1954, Frida attend avec impatience le 21 août, date à laquelle elle pourra fêter avec Diego leur vingt-cinquième anniversaire de mariage. Elle a tout prévu : cadeau pour Diego – une bague ancienne en or – et une grande fiesta  mexicaine où elle compte inviter tous les voisins de Coyoacán. Elle mourra le 13 juillet. Moins d’un an plus tard, le 29 juin 1955, Diego qui n’a pas perdu de temps épouse Emma Hurtado…

     Le 13 Avril 1953, Lola Alvarez Bravo avait organisé à la Galería de Arte Contemporáneo de Mexico, la Première rétrospective mexicaine des œuvres de Frida qui avait écrit à cette occasion, dans son Journal, un long poème dont le premier vers était « La vie muette offre des mondes ». Une formulation énigmatique mais qui s’éclaire lorsqu’au fil des pages on lit cette phrase qui est un aveu et qui sera notre conclusion provisoire : « Une accumulation de venin – Voilà ce que l’amour m’a peu à peu laissé… »

.
.
.
.

 Vous avez écrit un roman – Les amants de Coyoacán – qui raconte l’histoire d’amour entre Frida Kahlo et Leon Trotski. De quelle nature étaient réellement leurs liens? L’assassin Ramón Mercader a-t-il utilisé Frida Kahlo dans le but de se rapprocher de Trotski ?

.
.
.
.

     Rien ne prédisposait Frida Kahlo et Léon Trotsky à se croiser, et pourtant cette rencontre eut lieu le 9 janvier 1937. Mariée depuis huit ans, Frida Kahlo vient juste d’avoir trente ans. Elle est très belle. Il suffit pour s’en persuader de regarder ses deux autoportraits – Autoportrait avec collier (1937)et Autoportraits avec cheveux bouclés (1935). Peintre en devenir, elle a déjà livré plusieurs toiles d’importance : Autoportrait aux cheveux courts, Quelques petites piqûres, Mes grands-parents, mes parents et moi, Souvenir ou le Cœur, Naissance ou ma Naissance, Autoportrait sur la frontière entre le Mexique et les États-Unis, Ma robe est esuspendue là-bas ou New York, Ma nourrice et moi ou Je suce

     Et Léon Trotsky ? Depuis leur bannissement en 1928 dans le village kazar d’Alma-Ata, l’ancien chef de l’Armée Rouge et sa femme, Natalia Sedova, ont vécu un exil perpétuel. Dernier domicile connu : Oslo, ville dont ils finissent par être expulsés, le 20 décembre 1936 – direction, le Mexique, alors terre d’asile des antifascistes de tout poil. Après une traversée de vingt jours, à bord du pétrolier Ruth, ils arrivent au port de Tampico. Qui leur a permis de venir au Mexique ? Diego Rivera, ami du Président Cardenas.

     La rencontre entre Diego Rivera et Léon Trotski constitue le moment historique qu’on peut imaginer : ce sont deux monstres qui se croisent. Entre Frida et Léon, c’est autre chose. Du côté de ce dernier, cela relève ni plus  ni moins du coup de foudre. Trotsky le sent, il est immédiatement séduit par la jeune femme et le parfum qu’elle porte : Shocking, de Schiaparelli.

     La maison qui est mise à leur disposition c’est la Casa Azul. Frida et Diego n’y vivent plus puisqu’ils occupent désormais leur maison moderniste de San Ángel entourée d’une haie de cactus tuyaux d’orgue. Avec sa quinzaine de pièces, très lumineuses, qui regorgent de fleurs, de statuettes précolombiennes, d’une profusion de tableaux, cette maison en forme de U disposée autour d’un patio, et munie de portes fenêtres permettant d’y accéder, constitue pour les deux exilés, rien moins qu’une image du paradis.

     Très vite, la vie s’organise. Le travail d’abord : le bureau de Trotski est installé, les collaborateurs recrutés, les tâches de chacun attribuées. Trotski projette d’organiser des séminaires sur des questions d’actualité, de donner des interviews rémunérées, voire de vendre les copies de sa correspondance politique. La détente ensuite : des repas mexicains sont organisés par les Rivera, des promenades quotidiennes dans les rues de Coyoacán sont effectuées, sans oublier les excursions dans la région.

Dans un premier temps, ce n’est pas de Frida dont Trotski tombe amoureux de sa sœur Cristina. Au fil des jours, cependant, Frida s’impose. Bras dessous bras dessous ils se promènent dans les rues pavées de Coyoacán, vont au cinéma, dînent dans les bars chinois du quartier. L’après-midi, ils se gavent de tortillas de maïs garnies de fromage et de couenne de porc. Plus rarement, Léon retrouve Frida chez elle, dans son autre maison bleue de San Ángel. « Frida était une femme remarquable par la beauté, mais aussi le tempérament et l’intelligence. Elle prit assez vite, dans ses relations avec Trotsky, des manières assez libres. (…)Elle n’hésitait pas, un peu à la manière américaine, à brandir le mot « love ». « All my love », disait-elle à Trotsky en la quittant », écrit Jean Van Heijennort, le secrétaire garde du corps de l’homme politique, dans Sept ans auprès de Trotsky (2).

     Lentement leur relation prend une coloration plus intime. Il lui parle de son enfance, de ses doutes ; elle lui dévoile ses toiles, un privilège rare. Au fur et à mesure de leurs rendez-vous, Trotsky assiste au désarroi de Frida qui lui fait des confidences sur la vie que lui fait subir Diego : qui la provoque en embrassant sur la bouche devant elle une jeune modèle qu’il veut peindre nue ou qui échafaude toute une théorie sur le fait que la Vierge a conçu Jésus en étant transpercée par un rayon cosmique, et que cela d’ailleurs est arrivé à d’autres femmes, comme à leur cuisinière par exemple, une paysanne qu’il vient en réalité de mettre enceinte ! Ce sont les infidélités successives de Diego et la tristesse et les blessures qu’elles engendrent qui jettent Frida dans les bras de Trotsky.

     Au début, le sexe est absent de leur relation. Les heures que Léon passe avec Frida, sont légères ou profondes mais toujours essentielles. Ce n’est pas qu’il n’aime plus Natalia mais, avec Frida, il redécouvre des sensations qu’il avait depuis longtemps oubliées. Très éloignés l’un de l’autre sur certains sujets, ils « s’étonnent » toujours l’un l’autre : même pureté commune, même passion, même rigueur au service d’une curiosité intellectuelle illimitée. Un matin, Diego qui vient de finir une relation houleuse avec une joueuse de tennis, tout en en reprenant une autre avec une ancienne  amante, lui annonce qu’il doit partir quelques jours à Toluca afin de travailler avec le jeune modèle dont il vient de faire un portrait des plus suggestifs : Nu de Dolores Olmedo.  Comme on dit : c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Puisque la chaleur, en ce début d’avril, est étouffante, Frida choisit de s’éloigner de Mexico et d’emmener Léon à Xochimilco sur l’eau des canaux, à l’ombre des arbres et de la fraîcheur des jardins flottants. Notons ici un événement important : durant toute la durée de leur liaison Frida quittera San Ángel et retournera habiter au n°432 de l’avenue Insurgentes.

      Combien de temps peut durer une telle aventure ? Six mois à peine, mais de bonheur intense et torride. Il faut regarder les choses en face : Trotsky, qui a axé toute sa vie sur la politique révolutionnaire, est précisément en train de tout compromettre. La rupture consommée, Frida se console dans les bras de Heijenoort, le garde du corps et secrétaire de Léon. Trotsky, de son côté, fait en vain des avances à une jeune mexicaine qui habite dans le quartier.

     Intervient alors une scène intéressante. Elle a lieu le 7 novembre, jour de la naissance de Trotsky, qui fête ses cinquante-huit ans, et accessoirement le XX° anniversaire de la Révolution d’octobre. Frida offre à l’homme avec lequel elle vient de rompre une huile sur toile, intitulée Autoportrait à Trotsky ou Entre les rideaux. Plutôt que de se représenter en paysanne vêtue du costume de Tehuana ou en militante politique, le poing levé, elle choisit de se peindre en grande bourgeoise, dans une ambiance un peu raide, comme sur les photos posées que son père faisait dans son atelier. Elle apparaît, droite, figée, entre deux grands pans de lourds rideaux blancs. La poitrine et les oreilles ornées de bijoux coloniaux. Les cheveux relevés, tresses nattées ornées d’un œillet rose et d’un ruban rouge. Jupe saumon à volants blancs, corsage pourpre, châle ocre jaune. Ongles peints, bouche peinte couleur rouge vif, rose aux joues. Dans une main un petit bouquet de fleurs des champs, dans l’autre une lettre où l’on peut lire : « Pour Léon Trotski avec toute ma tendresse je dédie ce tableau le 7 novembre 1937. Frida Kahlo à San Ángel, México ».  

     Leur liaison purement sexuelle terminée, la relation entre Frida et Léon se poursuit. Trostki quitte la Casa Azul, pour aller vivre, non loin de là, dans une maison-forteresse entourée d’un haut mur de béton surmonté d’un réseau de fils électrifiés, flanquée de deux tours crénelées pourvues de mitrailleuses, et dotée d’une lourde porte blindée. Le 20 août 1940, Frank Jacson assène, de face, un coup de piolet sur la tête de Trotski dont les derniers mots sont pour sa femme – « Natacha, je t’aime » – et pour ses troupes : « Il faut répéter à nos amis que je suis sûr de la victoire de la Quatrième internationale… en avant ! »

     Trotsky est mort en 40, et Frida en 1954. Durant ces quatorze années, jamais elle n’a oublié son amant. Quelques jours avant de disparaître, Frida confie à un journaliste : « Ma rencontre avec Trotsky fut la période la plus heureuse de ma vie et une des plus fécondes. »

     Venons-en maintenant à Ramon Mercader… Le 10 mars 1939, s’ouvre l’exposition Mexique, « organisée » par Breton. C’est un événement mondain. Frida croise beaucoup de monde, même des « camarades trotskistes » qui sont là, perdus dans la foule des bourgeois argentés et des révolutionnaires de salon, et notamment une jeune femme, mince, frêle, avec un visage en forme de cœur, le nez court, les joues creuses, portant des lunettes à verres épais pour corriger sa myopie. Ne semblant guère se soucier de son habillement, elle manque totalement de distinction et attire peu la sympathie. C’est l’amie américaine qui l’accompagne, une certaine Ruby Weil, communiste de la première heure, qui la présente à Frida. « Sylvia Ageloff, la sœur de Ruth, qui a travaillé au secrétariat de Léon Davidovitch, au moment des procès de 37 », dit-elle. Frida, polie, l’embrasse sur les deux joues, bien qu’en réalité ce qui l’intéresse davantage, c’est le jeune homme qui l’accompagne. Paraissant plus âgé qu’elle, mince, svelte, les épaules larges, pourvu d’une chevelure abondante et bouclée et de grands yeux verts, le front vaste, haut, coupé de rides profondes, il cache derrière son teint olivâtre un charme réel. C’est Jacques Mornard Vandendreschd, le fiancé de Sylvia.

     Le jeune homme porte un gros bouquet de fleurs à la main qu’il offre à Frida : il voulait absolument la rencontrer. D’abord timide, il devient intarissable et ne quitte pas Frida de toute la soirée. Son bouquet de fleurs toujours à la main, il lui raconte sa vie par le menu et dans le désordre le plus complet, sautant sans cesse du coq à l’âne. Bourré de tics, parlant d’un ton rapide, éprouvant parfois une certaine difficulté à trouver ses mots, ce qui le conduit à un léger bégaiement, il se dit fils de diplomate, Belge de nationalité, avoue nourrir un manque d’intérêt total pour toute question politique, gagne sa vie en écrivant des articles de sport pour Ce Soir, révèle qu’il est né à Téhéran, qu’il a vécu à Bruxelles et fait ses études au collège Saint-Ignace-de-Loyola, qu’il a étudié trois ans à l’Ecole Polytechnique de Paris, qu’il a hérité d’une fortune colossale de trois millions de francs, qu’il est alpiniste de haut niveau, collectionneur de vieilles automobiles, habile lanceur de javelot et de marteau, qu’il a pris part à de nombreuses régates, qu’il est fasciné par la chirurgie et que d’ailleurs il découpe le poulet rôti avec la précision d’un bistouri, que son père vient de mourir d’un accident de voiture sur la route Ostende-Bruxelles, qu’il est doué d’une extraordinaire mémoire visuelle, qu’il a fait de la prison en Belgique parce qu’il avait refusé de faire son service militaire, qu’il a été marié avec une certaine Henriette van Prouschdt mais qu’enfin divorcé, il compte se marier avec Sylvia le plus tôt possible.

     Frida n’en peut plus, de cette litanie, à tel point que lorsque Sylvia revient, elle l’embrasse cette fois copieusement puisqu’elle le délivre enfin du fâcheux qui lui semble, tous comptes faits, être un sacré mythomane. Ne lui a-t-il pas dit, dans le courant de ce flot de paroles, qu’il était obligé de rester en Europe parce qu’il ne pouvait obtenir son visa américain ? Pourquoi le gouvernement des États-Unis aurait-il refusé un visa au fils d’un diplomate belge, qui s’intéresse aux sports et non à la politique, et qui jouit d’une fortune personnelle suffisante pour le rendre indépendant. Mieux vaut en rire que pleurer : ce Belge qui parle français avec un accent espagnol et dans une langue bourrée d’hispanismes, est un fieffé menteur, même si, Frida le reconnaît volontiers, il se dégage du jeune homme une sorte de magnétisme viril qu’elle aurait bien testée.

     La solution de l’énigme nous est donnée moins d’un an et demi plus tard, le 9 août 1940, jour de l’assassinat de Trotsky, et le 13 juin 1954 dans « Frida Kahlo es un mito », article que le journaliste Bambi consacre à Frida Kahlo dont il a retranscrit les propos dans le journal Excélsior : Mornard n’est autre que Ramón Mercader : « J’ai rencontré Mornard, l’assassin de Trotsky, à Paris. Il voulait que je le conduise jusqu’à lui. Je lui ai dit que je ne pouvais par car j’étais fâchée avec le vieux. Alors, il m’a demandé de lui trouver une maison près de chez lui. Ce à quoi j’ai répondu qu’il aille la chercher lui-même car j’étais trop malade pour jouer les agences immobilières. Et puis, j’ai ajouté que je ne pouvais pas l’héberger chez moi et encore moins lui présenter Trotsky.  Jamais je ne vous le présenterai, lui ai-je répété. » C’est un fait : Monard-Jakson-Mercader s’est rapproché de Frida, à Paris, afin qu’elle l’introduise auprès de l’homme qu’il devait assassiner.

.
.
.
.

.
.
.
.

En quoi le tableau « Suicide de Dorothy Hale » (1939) est-il finalement un autoportrait ?

.
.
.
.

     En 1938, Clare Boothe Luce, rédactrice-en-chef de Vanity Fair, épouse en secondes noces d’Henry Luce, créateur des magazines Time, Life et Fortune,  commande à Frida Kahlo, non pas son portrait mais celui de son amie, la comédienne Dorothy Hale qui vient de se suicider. Frida n’obéit jamais aux directives que lui fixe ses commanditaires. On pourrait dire qu’elle n’en fait qu’à sa tête. La réalité est plus intéressante, plus profonde qu’un simple geste manifestant une quelconque forme d’indépendance : Frida ne peut s’empêcher de transposer dans ses toiles les événements, majeurs ou mineurs de sa propre vie. Portraits, autoportraits : peu importe. Répétons-le : elle est en train de se séparer de Diego. C’est cette petite mort qu’elle va représenter, cette petite mort sanglante, comme elle l’a déjà fait dans Quelques petites piqûres (1935). Le titre dit tout : Suicide de Dorothy Hale. On ne peut être plus clair. Une silhouette se jette d’une fenêtre de l’Hampshire House. On la retrouve, un peu plus bas, à la verticale, chutant tête la première, le corps nimbé de nuages. Enfin, elle apparaît, gisant sur le sol dans une mare de sang, vêtue dans une robe de velours noir, très « femme fatale » sur laquelle est fixé un bouquet de petites roses jaunes – fleurs offertes par Isamu Noguchi. A noté que le  cadre en bois est décoré de nuages, les mêmes que ceux que traverse le corps de Dorothy Hale.

     L’histoire de ce tableau ne s’arrête pas là. Clare Boothe Luce raconte quelle fut sa réaction lorsqu’elle reçut une toile dont elle pensait qu’elle serait le portrait de son amie morte, une jeune fille « d’une beauté et d’un charme extraordinaires » : « Je me souviendrai toujours du choc que j’ai eu en sortant le tableau de l’emballage. J’en ai été malade, physiquement. Qu’est-ce que j’allais faire de cet horrible tableau qui montrait le corps écrasé de mon amie, et son sang qui dégoulinait partout sur le cadre ? Je ne pouvais pas le renvoyer – dans le haut du tableau, il y avait un ange qui agitait une bannière déployée proclamant en espagnol qu’il s’agissait du « Suicide de Dorothy Hale, peint à la demande de Clare Boothe Luce, pour la mère de Dorothy ». Jamais je n’aurais demandé une peinture aussi sanglante de mon pire ennemi, et encore moins de ma malheureuse amie ! » Frida accepte d’enlever une partie du texte qui figure en bas du tableau, cette « légende blessante », comme l’appelle Clare Boothe Luce qui finalement ne détruit pas l’objet du litige : « Dans la ville de New York le 21 octobre du mois d’octobre de l’an 1938, à six heures du matin, Madame Dorothy Hale se suicida en se jetant par une très haute fenêtre de l’immeuble Hampshire House. A sa mémoire (mots recouverts de peinture) ce retablo, l’ayant exécuté Krida Kahlo. »

      Rappelons le contexte qui préside à l’élaboration de cette toile. En 1938, Frida est en pleine séparation, houleuse, difficile, d’avec Diego. Cette jeune femme qui se jette de désespoir, dans le vide, bien évidemment, c’est elle. C’est donc elle qu’on retrouve, dans ce tableau particulièrement sanglant, particulièrement dramatique, étendue à terre dans une mare couleur carmin tandis que s’écoulent de sa bouche, de son nez, de ses oreilles, des filets de sang. Et comme pour en rajouter dans le drame qui est en train de se dérouler sous nos yeux, Frida, fait figurer, sur le côté droit de la légende, elle-même rédigée en lettres rouge sang, des taches sanguinolentes qui mettent le verbe « se suicider » en exergue. Ce sang ne macule pas le tableau mais au contraire en met en valeur le caractère sanglant.

      Autre élément d’importance : sur le cœur de l’actrice étendue au sol, un bouquet de roses rouges – celles-là même, qu’Isamu Noguchi, ex-amant de Frida, aimait à lui offrir, avant que lui aussi ne s’envole. Enfin, troisième élément, Frida apprend que Nickolas Muray, avec lequel elle avait envisagé de se marier, décide d’en épouser une autre. Alors qu’elle est en train de peindre Le Suicide de Dorothy Hall – elle lui écrit : « Laisse-moi te dire, mon gars, que cet épisode a été la pire de toute ma vie et que je suis surprise qu’on puisse y résister. » Frida, dans cette toile, utilise une nouvelle fois l’exorcisme de l’art, non pour gommer la réalité mais afin qu’il l’aide à accepter et surtout à dépasser cette réalité si douloureuse.

.
.
.
.

Entre Paris et Frida Kahlo c’est un rendez-vous manqué?

.
.
.
.

    Lorsque Breton propose à Frida de venir à Paris, celle-ci hésite. Venir en France, n’est-ce pas lâcher la proie pour l’ombre et se rendre sur un continent où certes Daladier et Chamberlain viennent de signer les accords de Munich, la guerre civile espagnole touche à sa fin, mais le calme qui règne sur cette Europe est des plus précaires. Nous sommes en janvier 1939…

     Jacqueline Lamba et André Breton habitent un appartement, près de la place Blanche, au 42 rue Fontaine. Ils mènent une vie de bohème, dans une saleté qui ne les gêne guère. Tout cela en réalité n’aurait pas d’importance si le projet d’exposition de ses œuvres avançait correctement. Mais Breton n’a rien entrepris. Aucune galerie n’a été contactée et les toiles de Frida sont toujours bloquées à la douane ! Mais heureusement il y a Jacqueline, avec laquelle elle aime faire l’amour et boire du Cognac, et qui lui fait découvrir Paris, passant des heures à se promener, achetant même, au Marché aux Puces de Saint-Ouen une poupée habillée en robe de mariée, « blonde aux yeux bleus ». On la retrouvera, quatre ans plus tard, au milieu des ananas,  des pastèques et des papayes, dans une nature morte intitulée La fiancée effrayée de voir la vie ouverte

     Malgré Jacqueline, Frida ne peut rester chez les Breton où elle étouffe. Marcel Duchamp lui conseille l’hôtel Regina. De sa chambre elle voit les jardins du Louvre, et la direction l’autorise à installer son chevalet pour y terminer Le suicide de Dorothy Hale. Bonheur de courte durée : une inflammation bactérienne rénale, commence à la faire atrocement souffrir. Admise à l’Hôpital américain elle y est soignée une semaine durant. Retour à la case départ dans « ce putain d’hôtel où j’en ai marre d’être toute seule ».

      Petit à petit, l’infection s’estompe. Et comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, Marcel rentre un jour triomphant dans la chambre. Il a trouvé une galerie, celle de Pierre Colle, vendeur des œuvres de Salvador Dalí et autres tenants du surréalisme. Il était temps, Frida était sur le point de prendre son billet de retour… Profitant de l’accalmie que lui apporte sa guérison, Frida accepte l’invitation de Mary et de Marcel qui lui proposent de venir passer le restant de son séjour à Paris, chez eux, dans leur appartement de Montparnasse.

     Frida se jette tête baissée dans ces moments heureux et légers qui s’offrent à elle. Paris est une fête où les rencontres sont innombrables : Georges Hugnet, Valentine Hugo, Marie-Laure de Noailles, Tanguy, Péret, Balthus… 

       Ces soirées, ces journées nonchalantes, sont-elles susceptibles de lui faire oublier ce pour quoi elle est à Paris : son exposition ? Non. Surtout que chaque jour elle croise ses « foutus surréalistes » qu’elle ne supporte vraiment pas : « Ce sont  « des hommes de glace inaccessibles et froids, des Grands Cacas ». Certes, elle les suit dans les cafés et les cabarets, va avec eux écouter du jazz, mais elle ne supporte pas leurs discussions sans fin autour de révolutions qu’ils ne feront jamais, de mots d’ordre qu’ils ne seront jamais en mesure de respecter, de théories qu’ils ne mettront jamais en pratique : « Aucun d’eux ne travaille et ils vivent comme des parasites sur le dos d’un tas de riches salopes qui admirent leur « génie » d’ « artistes ». De la Merde et rien que de la merde voilà ce qu’ils sont. »

     Quelques jours avant le vernissage de l’exposition, Pierre Colle vient lui rendre visite. 18 toiles sont conservées – les moins choquantes ! –,  portant dans l’exposition les numéros 68 à 86. 18 toiles, dont certains titres ont été changés par les hautes instances du surréalisme.

     Enfin, le grand jour arrive. La galerie Renou & Colle ouvre ses portes au 164 faubourg Saint-Honoré, dans le 8ème Arrondissement. Frida éprouve le sentiment de s’être fait roulée. Breton, présenté comme « l’organisateur » de l’événement, a transformé l’exposition Frida Kahlo en « Exposition Mexique » ! Il y a pêle-mêle, nombre d’objets issus de la collection privée de Breton – candélabres en céramique, crânes de sucre, articles d’artisanats vendus pour presque rien sur les marchés mexicains soudains transformés en œuvre d’art, ainsi, évidemment, que la série d’ex-voto qu’il a volés dans les églises de Puebla lors de ses promenades en compagnie de Diego et de Trotsky. Et, au milieu de toute cette brocante surréaliste, les toiles d’une Frida qui est à deux doigts. Mais, très vite, sa rage et sa tristesse disparaissent avec l’arrivée des premiers invités. Il n’y en a que pour elle ! C’est la reine de la soirée ! Kandinsky, Picasso, Juan Miró, Paalen, Tanguy, Max Ernst la couvrent d’éloge !

     L’exposition terminée, Frida veut rentrer au Mexique. Ces honneurs, cette gloire éphémère, elle n’en veut pas. Pas comme ça. Pas ici. Le 25 mars 1939, Frida Kahlo quitte le port du Havre à destination de New York, et moins d’un mois plus tard est de retour à Mexico.

     Peut-on considérer que le voyage à Paris est un échec ? Non. Tout d’abord parce que l’exposition a été un succès, même si aucun tableau n’a été acheté. La presse est très élogieuse et, comble de la reconnaissance, la styliste Schiaparelli a crée un modèle intitulé « Madame Rivera ». Vogue fait même sa couverture avec la main chargée de bagues de l’artiste mexicaine ! Et ce n’est pas tout, le Louvre a acquis une petite huile sur aluminium, Autoportrait « The Frame » ou Le Cadre.

     Que dire d’autre ? Que Frida a croisé Dora Maar qui a fait d’elle de merveilleuses photos. Qu’elle eu de belles rencontres amoureuses dont une avec Michel Petitjean, un jeune ethnologue proche des surréalistes. Avec lui elle a dansé au Bœuf sur le toit, a découvert la France des petits villages, des églises, des champs où paissent de paisibles vaches, sans oublier les visites au musée du Louvre, où elle a vu, éblouie, les toiles de Giotto, Botticini, Mantegna…

     Le séjour à Paris, « este pinche Paris,ce foutu Paris », un échec ? Revenons une dernière fois sur la relation entre Frida et Jacqueline. Durant son voyage de retour, elle a écrit à Jacqueline des lettres enflammées, dans lesquelles elle lui rappelle leurs promenades, les « escargots-farcis » dégustés avec envie, la poupée-fiancée, leurs jupes à volants enlevées avec fureur parfois, le sol des rues foulé par leurs pas, leurs cheveux entremêlés : « Tu es comme l’étoile du soir alors qu’il ne fait ni nuit ni jour, comme l’étoile du soir qui n’est perceptible qu’entre le jour et la nuit mais qui, alors, les éclipse tous deux. » La veille d’arrivée à New York, elle pensa qu’elle pourrait faire un autoportrait de sa relation avec Jacqueline, une façon en somme de rester encore avec elle. Il pourrait représenter deux femmes entièrement nues, l’une à la peau mate (elle), l’autre à la peau claire (Jacqueline). Elles seraient enlacées, dans un monde hostile, entre une forêt vierge et une tombe ouverte. Le tableau pourrait s’appeler Deux nus dans la forêt ou la Terre même ou Ma nourrice et moi. Elle le commença quelques semaines après que le La Fayetteait accosté au Pier 17, à New York…

.
.
.
.

 Les natures mortes sont-elles les vrais autoportraits de Frida Kahlo ?

.
.
.
.

    Quand elle revient du marché, les sacs pleins de fruits et de légumes, Frida est capable de passer de longs moments à commenter la beauté de ces derniers, leurs couleurs, leurs textures avant de les agencer dans un des nombreux plats mexicains qui sont déjà en soi des œuvres d’art. Parfois la différence entre une coupe remplie de fruits, dans un but esthétique et un récipient contenant les ingrédients d’un plat à venir est invisible. Du panier à la table, il est facile de passer à la coupe à fruits, où ceux-ci sont disposés. Nous sommes déjà dans la nature morte. Ce pas, Frida le franchit en 1937, avec J’appartiens à ma propriétaire, sa première nature morte. Elle y expose, dans une cruche en terre cuite, sur laquelle est écrit « Viva Mexico ! », des fleurs sauvages, fleurs de désert sèches et piquantes, aux formes des plus sexuelles, tandis que sur la table gît une rose sur le point de dépérir. La « composition florale » sera peu abordée dans l’œuvre de Frida et encore moins dans les natures mortes. En 1945, elle peindra une petite toile intitulée Magnolias.

     La nature morte n’est pas le cœur vibrant de la création picturale de Frida. Elle n’en peindra en tout et pour tout que vingt-et-un, très espacées dans le temps et par vagues. Mais là encore, comme dans ses autoportraits, elle se met en scène, elle dépasse sa douleur en la peignant. Dans le livre qu’il consacre à Diego et à Frida, Jean-Marie Gustave Le Clézio, rappelle à juste titre que la peur et l’angoisse qui minent Frida se retrouvent dans ses natures mortes. Celles-ci font mentir l’origine de ce genre pictural : elles ne sont ni statiques, ni silencieuses, mais bien vivantes, palpitantes. Et Le Clézio de citer à juste titre un extrait du Journal de Frida qui pourrait servir d’exergue à ce travail pictural : « Myrte sexe clé douce jaillit liqueur amour grâce vive. »

     De 1937 à 1945, elle ne peint que huit natures mortes. Quatre en 1938 : Les Fruits de la Terre Tunas – « Fleurs de cactus »;  Xóchitl, fleur de la vie, et Pitahayas. Ces quatre œuvres peuvent êtres considérées comme une ode au Mexique et à la sexualité. Les fruits proposés par Frida regorgent de jus, sont imparfaits, abimés, sanglants pour certains, sensuels, juteux. On peut y reconnaître aisément des vulves ouvertes, des pénis dressés. Ils évoquent le cycle de la vie: naissance et mort. Ils dégoutent d’humeurs, de sucs, transpirent. En arrêt devant Pitahyas, Breton croit déceler derrière cette « merveille à chair grise », un goût de baiser, d’amour et de désir ».

     Les années 1950 marquent une date importante dans le rapport que Frida entretient avec la nature morte. En quatre ans, elle en peindra quatorze, c’est-à-dire autant que tout le restant de sa vie. Pourquoi ? 1950 est une année terrible. Frida subit une amputation des orteils du pied droit et six opérations à la colonne vertébrale. Quant à la nouvelle greffe osseuse tentée par les médecins, elle se solde par un échec. La plaie s’infecte. Il faut retirer le corset posé avec difficultés et rouvrir à plusieurs reprises ! Frida, hospitalisée durant presque une année entière, souffre le martyr. Mais elle ne se laisse jamais abattre. Elle va détourner l’art de la nature morte. Elle va en faire autre chose. Elle va appeler ça : Naturaleza viva – « Nature vive ». Elle en peint six en 1951, quatre l’année suivante, deux en 1953.

     Tout est donc changé. Une Naturaleza viva, titre qu’elle donne à une toile de 1952, indique la direction de ce changement. A commencer par l’implication du Mexique, en tant que nation, dans ses toiles. Des petits drapeaux vert, blanc, rouge sont piqués ici et là, dans cinq d’entre elles. On peut dire : ces Naturalezas vivas font de la politique. Il y a bien détournement du sujet. Drapeaux dans les unes, colombes de la paix dans les autres, inscriptions militantes, telle celle-ci : Congrès des peuples pour la paix.

     Ce n’est pas tout. La technique employée n’est plus la même. A l’image des pages écrites de son Journal, le trait est moins sûr, plus intériorisé, plus près encore de la respiration intérieure. Règne sur ces Naturalezas vivas comme une sorte de fébrilité, d’agitation. Comme si soudain le temps manquait. Certains ont dit que ce travail semblait presque bâclé. C’est faux. Frida lutte pour la vie, le côté très raffiné, très « léché » de sa peinture n’est plus de mise. Il y a urgence. Il y a nécessité. Il y a un besoin vital de créer – même allongée, même dans la douleur, même abrutie par les doses d’analgésiques en tous genres. Tel est le sentiment que l’on éprouve lorsqu’on se plonge avec attention dans Fruit de la Vie ou dans Nature morte avec pastèque.

     Le vendredi 13 mars 1953, dans une des pages de son Journal, elle adresse un éloge émouvant à son amie morte, Isabel Villaseñor, y invoque la Règle d’Or, parle de sa poésie, de sa lumière, de son énergie, de tout ce sang rouge aussi, « qui ruisselle comme lorsqu’on tue un cerf », et dessine en bas de page le croquis d’une Naturaleza viva.

     Frida sait que c’est cette énergie qui va l’accompagner dans ses derniers instants, dans ses derniers moments de lucidité artistique. Une nouvelle fois, c’est dans la peinture qu’elle trouve une source inépuisable de réconfort. Réalisées dans les interstices laissés par les prises de plus en plus lourdes de Démerol, de calmants, de drogues, dans les doses d’alcool dont elle abuse, ces natures mortes sont plus que jamais vivantes.

     Le titre donné à l’une de ses dernières toiles est on ne peut plus clair : Nature morte « Vive la Vie ». Un ensemble, sur fond de ciel coupé en deux – l’un foncé, l’autre clair – reposant sur une base de terre sèche. D’un côté bleu cobalt, signe d’électricité, de pureté, d’amour. De l’autre bleu marine, autre forme de la distance et de la tendresse. Une étrange naturalez viva faite uniquement de pastèques ; entières, coupées, fendues, de face, de profil, découpées en dés, chairs écartées, offertes. Pour cet ultime hommage à la vie, Frida utilise toutes les couleurs de sa palette dont on sait qu’elle attribue à chacune une symbolique. Dans un geste ultime adressée à la vie, Frida inscrit sur une tranche de pastèque, et en lettres capitales « VIVA LA VIDA », suivi de son nom, du lieu où elle a peint le tableau et de la date à laquelle elle l’a réalisé.*

.
.
.
.

Quelle est l’œuvre la plus personnelle de Frida Kahlo ?

.
.
.
.

      Son Journal. Offert à Frida par un ami qui l’avait acheté, à New York, dans une librairie de livres anciens, ce petit carnet recouvert de cuir rouge, et portant en couverture, gravées à l’or fin, les initiales J.K. Dix années durant, de 1944 à 1954, Frida, n’ignorant plus rien des signes annonciateurs d’une profonde détérioration de sa santé, y tint ce qu’elle se refusa toujours à appeler un « journal ».

     Objet singulier, il ne peut être considéré autrement que comme une œuvre d’art à part entière. Lola Álvarez Bravo ne s’y est pas trompée laquelle, l’exposa du vivant de l’artiste lors de la première rétrospective mexicaine des œuvres de Frida, qu’elle organisa le 13 avril 1953  à la Galería de Arte Contemporáneo de Mexico.

     De quoi s’agit-il ? D’un long monologue, de dessins et de textes étroitement entremêlés, qui a fait dire à certains qu’il pouvait s’apparenter à l’écriture automatique pratiquée par les surréalistes. C’est du moins l’hypothèse avancée par plusieurs exégètes dont Hayden Herrera.

     Je ne pense absolument pas qu’il faille établir le moindre lien entre l’expérience surréaliste et l’écriture pratiquée par Frida dans les pages de ce carnet, où images et mots, fruits d’improvisations ludiques sans retenue, jouissent d’une liberté jamais atteinte dans aucune œuvre de Frida. Au sens strict du terme ce « Journal » ne peut donc être considérée comme une œuvre surréaliste. En revanche, il permet de suivre de larges pans, personnels, intimistes, secrets, de la vie de Frida ; d’être au plus près et de son inconscient et de son quotidien le plus prosaïque. Il est un « work in progress », une suite de petits cailloux, que Frida sème, à qui sait les trouver, comme le personnage du conte de Perrault. En ce sens, la piste proposée par Carlos Fuentes me semble être celle qu’il faut suivre pour comprendre cette œuvre d’art si particulière : « Ce Journal est la planche de salut qui rattache Frida Kahlo au monde. Lorsqu’elle se voyait, elle peignait et elle le faisait parce qu’elle était seule et que le sujet qu’elle connaissait le mieux, c’était elle. Mais lorsqu’elle voyait le monde, elle écrivait, paradoxalement, son Journal, un Journal peint, grâce auquel nous découvrons que son œuvre est intérieure, certes, mais toujours mystérieusement proche du monde matériel qui l’entourait, celui des animaux, des fruits, des plantes, de la terre et des cieux. »

Feuilleter ces pages étranges, soudaines, âpres, c’est aussi lire des lettres non envoyées que Frida a voulu enchâsser dans ces pages, ou certaines autres simplement recopiées mais prenant une dimension nouvelle parce que prises dans tout un jeu de formes, de couleurs, comme enluminées, mises en relief.  Frida, bien évidemment, prend aussi son Journal comme « confident ». Lui faisant part de ses moments d’inquiétude, de solitude, de douleur.

     Ainsi, peu après la tenue de son exposition personnelle, à Mexico, en avril 1953,  l’état de santé de Frida décline, son pied droit la fait beaucoup souffrir, la gangrène gagne du terrain, la dépression s’installe, durable. Elle dessine dans son Journal un arbre mort, accompagné d’un poème qui contient cette constatation : l’amour, au fil des jours, l’a peu à peu abandonnée.

     Tourner les pages de ce terrible livre de bord c’est aussi suivre l’évolution de la maladie et la lente approche vers la mort. Que de fois elle l’invoque, que de fois elle se laisse envahir par des pensées morbides. Oui, ces pages brûlantes constituent une mine de renseignements pour qui décide de s’y plonger. Frida y précise quel est son cheminement quand à la place qu’elle donne, dans son travail, à l’art et à la politique. Et les ponts sont fréquents entre le Journal et ses tableaux.

     Enfin, elle dépose aussi dans son Journal, ce qu’elle ne peut dire, montrer, exhiber ailleurs, sous une forme plus abrupte. Aucune fioriture, aucune tentation artistique : l’élément brut, la pensée immédiate, les faits. A mesure qu’elle les transcrit, les pages se couvrent d’une écriture relâchée, hésitante. « Je suis la désintégration », finit-elle pas écrire, tandis que Judith Ferreto, son infirmière et amante, lui injecte des doses massives de Demerol pour tenter d’endiguer des douleurs si vives qu’elles la conduisent à des crises de larmes et de folie.

     Ce qui frappe, c’est l’extrême liberté dans la narration. Frida n’hésite pas à inventer des mots, qu’elle égrène en de puissantes successions hypnotiques, implacables ; ni à jouer avec la syntaxe et avec la grammaire. Sa cohérence est toute intérieure. Par endroit, elle n’hésite pas à recourir au non-sens, aux pensées secrètes à peine déchiffrables enserrées à l’intérieur de structures graphiques obsessionnelles, qu’elle lui arrive de commenter, de légender, auxquelles elle donne des titres. Parfois elle va même jusqu’à inventer des monstres hybrides, à membres et têtes multiples, dotés d’organes sensitifs et sexuels supplémentaires, autour desquels gravitent des personnages étranges, issus de son imagination – femme nue, couple, supports pour certains de l’œil-unique, le troisième œil, qui figure sur plusieurs de ses toiles, animaux, chien aztèques, statuettes extrême-orientales, « Ojosauro », plante Xocoatl – chocolat, en nahuatl –, créatures hermaphrodites, Minautore à corps de femme ; talismans magiques chargés d’éviter des souffrances futures.

     Au terme de ce voyage dans les pages de son Journal, certaines conclusions peuvent être tirées. En premier, qu’au bout du compte, Frida revient toujours à l’autoportrait. C’est d’ailleurs par une photo d’elle-même, prise par son amie Lola Álvarez, qu’elle ouvre son carnet. Elle l’a entourée soigneusement de guirlandes, d’un ruban rosé et agrémentée d’un oiseau. Un titre en violet dit : « Peint en 1916. » Sur une autre page, où se détachent plusieurs visages pris sous différents angles, autoportrait, tête de bébé, elle sous-titre : « Celle qui a accouché d’elle-même. »

     Sur les soixante-quinze pages « illustrées » de ce carnet, on compte seize autoportraits. Frida revient toujours à elle, à son intimité douloureuse. Ici plus qu’ailleurs. Mais cette intimité est unique, n’apparaît jamais sur les autres autoportraits, qu’elle expose, qu’elle vend. Ceux-là sont des autoportraits prémédités, mis en situation. Le décor, les vêtements, les bijoux, la coiffure, les animaux qui l’accompagnent, la végétation qui l’entoure, rien n’est laissé au hasard, tout est construit, avec soin. C’est une image fabriquée que Frida laisse à la postérité. La Frida des autoportraits est un personnage public. La Frida des autoportraits du Journal est bien différente : sans filtre, en quelque sorte « non maquillée », preuve, au jour le jour, au sens propre, de ses « états » d’âme. Le dernier passage écrit du Journal, commence par des remerciements aux médecins qui l’ont soignée, aux infirmières, aux brancardiers, aux aides-soignantes aux garçons. Et se termine par ces mots : « J’espère que la sortie/ sera joyeuse – et j’espère/ ne jamais revenir. »*

      L’image que Frida laisse d’elle-même est si puissante, si dérangeante que le Journal ne compte plus aujourd’hui que 171 pages. Un certain nombre ont été arrachées. Certains affirment que Frida en a offertes à ses amis. C’est peu probable. Ces pages disparues sont-elles la marque d’une volonté de préserver une certaine image de Frida ou la volonté de censurer certaines révélations dérangeantes pour les vivants. Nul ne le saura jamais.

  Le 27 avril 1954, moins de trois mois avant sa mort, elle revient à son enfance, et raconte son histoire, par le biais d’une « écriture » mal assurée – sur un ensemble de huit feuillets où elle donne des éléments fondamentaux, comme ceci qui ouvre le texte : « Esquisse de ma vie./ 1910 – Je suis née dans la chambre/ à l’angle des rues de Londres/ et Allende à Coyoacán. Á une heure du matin. » Deux mensonges. Elle n’est pas née dans la Casa Azul. Elle n’est pas née en 1910 (année de la Révolution mexicaine) mais en 1907. Commence-t-elle déjà à se fabriquer une légende ? C’est la raison que je donnerai à ce mensonge, comme celui qui termine cette confession où elle revient sur l’épisode du combat qui aurait eu lieu sous ses yeux, enfant, entre zapatistes et carrancistes : l’homme accroupi qu’elle voit de sa fenêtre, qui essaie de remettre ses sandales alors qu’il est blessé à la jambe. En réalité ses mensonges lui permettent de toucher à sa vérité profonde, celle qui apparaît à chaque page de son Journal. Celle qui lui fait dire qu’elle a « des ailes en trop »* et qu’il faut lui couper ; celle qui lui fait se demande simplement si son heure n’est pas venue et qu’il n’est plus temps de lutter : « Tu pars ? Non, ailes brisées. »

.
.
.
.

.
.

.
.

Icône de l’art dans le monde entier, comment Frida Kahlo, la Friducha, est-elle perçue dans le Mexique actuel ?

.
.
.
.

    Certes, la Casa Azul devint un musée dès 1958, une trentaine d’expositions (dont douze personnelles), se tinrent dans les vingt années qui suivirent sa mort, et permirent de voir ses toiles, mais il fallut attendre les années 1980 pour que l’Europe eut de nouveau accès à son œuvre. La fridomania, en germe aux Etats-Unis, dès les années 70, mit un certain temps à passer les océans. Pour ne prendre que le cas particulier de la France, sa première exposition personnelle fut organisée en 1992 par le Printemps Haussmann. Au dernier étage du grand magasin parisien, et dans le cadre de l’exposition « Viva Americas », Dolores Olmedo permit aux parisiens de voir vingt-cinq tableaux et dessins, de Frida, soit plus d’un demi siècle après sa venue à Paris à la galerie Tenou & Colle. Comme lors de l’exposition de 1939, les œuvres de Frida étaient exposées au milieu d’un bric-à-brac d’objets, de vêtements, de bijoux, de gadgets, de « kitscheries » censées fêter le cinq-centième anniversaire de la découverte des nouveaux mondes…

     Ces temps ont bien changé. Aujourd’hui, il n’est pas un jour dans le monde où une exposition Frida Kahlo ne draine des dizaines de milliers de visiteuses et de visiteurs. Afin de parer à la fermeture des musées due à la pandémie de la covid, une exposition virtuelle, baptisée Faces of Frida, et proposée par trente-trois musées et centres d’art du monde entier, via la plateforme Google Arts & Culture, donnèrent accès à l’univers de Frida Kahlo. Plus de huit cents œuvres, tableaux et dessins, mais aussi objets, lettres, extraits de journaux, photos, documents historiques, permettant ainsi de tout savoir sur celle qui avait confié à son amie Lucienne Bloch qu’elle ne voyait vraiment pas ce qu’on trouvait de si intéressant dans sa peinture, et se demandait pourquoi on voulait qu’on expose ses toiles…

     Un article, publié en juillet 2019, dans le Figaro Madame, et signé Mooréa Lahalle, note que l’image de la peintre mexicaine, morte il y a plus de soixante ans, « n’a jamais été aussi tendance ». Tee-shirt, tequila, vernis à ongles, magnet pour le frigo, valise, jardinière à cactus, coque de téléphone, etc Frida Kahlo fait vendre. Et la journaliste d’égrainer une série de preuves : la marque américaine Ultra Beauty qui lance une ligne de make-up à l’effigie de l’artiste, la plateforme Google Arts & Culture qui inaugure une exposition interactive en ligne dédiée à Frida, le hasthag #FridaKahlo qui recense plus de trois millions de publications, liste à laquelle nous pourrions ajouter les trente-sept millions de résultats obtenus sur Google. Frida est devenu un « vecteur marketing ». Dans le monde entier mais aussi au Mexique.

     Certains affirment que la légende se serait installée au détriment de l’art. Dans ma pièce de théâtre Un Amour de Frida Kahlo, lorsque l’actrice jouant le rôle de Frida, Katia Miran, entre en scène, le public, dans un premier temps, n’applaudit ni la performance de l’artiste ni la qualité supposée de la pièce, mais l’apparition d’une Frida Kahlo conforme à l’image qu’il s’en fait. Et l’on voit d’ailleurs de nombreux photographes de mode recréer une ambiance à la Frida Kahlo, pour mettre en scène, le temps d’un cliché, mannequins et actrices.

     Dans cette mythologie née en grande partie de l’apparence, il n’est pas étonnant de voir la mode vestimentaire s’emparer d’un tel sujet. Oui, la machine qui avait commencé à s’emballer semble désormais ne plus être stoppée. Déjà, lorsqu’en 2006 on avait ouvert les fameuses salles de bains fermées à clef par Diego, pour y cacher des reliques ayant appartenues à Frida, cette collection de cent-quatre-vingt pièces renfermant notamment nombre de costumes traditionnels mexicains ayant appartenus à Frida, mais aussi toutes sortes d’objets personnels allant de bâtons de rouge à lèvre, à des petites culottes, des trousses de maquillage des peignes, des queues de serpent à sonnette, des carnets, des photos, des lettres d’amour…, avait déclenché un intérêt planétaire. L’exposition qui en avait été faite six ans plus tard avait soulevé un intérêt considérable. L’artiste Ishiuchi  Miyako avait, à cette occasion, fait une série de clichés couleur, exposés dans une galerie londonienne qui avait là encore, des mois durant dû refuser des visiteurs.

     Cette « marchandisation » de l’image Frida Kahlo nuit-elle à sa mémoire ? Il est évident que contrairement à l’œuvre de Diego Rivera, qui appartient de plein droit et avec beaucoup de puissance à l’histoire de la peinture mexicaine, mais n’a pas suscité de réelle descendance, l’œuvre de Frida Kahlo a influencé et continue d’influencer l’histoire de l’art.

      Judy Chicago, artiste féministe et universitaire américaine, pose une question à laquelle elle répond positivement : « L’appropriation triviale de l’image de Frida Kahlo détruit-elle la puissance d’impact de son œuvre » ? En un mot, l’image anticonformiste, extraordinaire, anormale, qui est celle de Frida, est-elle en train de devenir un stéréotype, nous le pensons pas.

     Frida est certes devenue une icône mais n’a rien perdue de sa substance initiale. Ne faut-il pas une dose inhabituelle d’originalité, de force, d’indestructibilité pour résister à tous les produits dérivés issus de l’intarissable source qu’est Frida Kahlo ?

     Le passage au mythe induit toujours une distorsion de la réalité, un amoindrissement, une banalisation. Reposons une dernière fois la question : cette commercialisation à outrance faisant de Frida un objet de marketing est-elle préjudiciable à son image ? Le monopole de la Frida Kahlo Corporation qui, depuis 2007, détient le droit à l’image de Frida Kahlo et qu’on est en droit de suspecter de « faire de l’argent » sur le dos de l’artiste, peut-il détourner celles et ceux qui seraient susceptibles de s’intéresser à l’univers de Frida de s’en désintéresser ? Faut-il au contraire penser que ce regain d’intérêt commercial peut susciter un désir d’aller voir à la source cette œuvre si unique, de faire en quelque sorte perdurer et l’image et le travail de l’artiste ? J’ai tendance à penser que c’est justement cette image lisse, qui rend Frida « acceptable » auprès du grand public. Qu’importe. Frida Kahlo reste Frida Kahlo. Je suis fasciné par le nombre d’adolescentes qui achètent mes livres dédiés à Frida Kahlo. Dans mon roman Les amants de Coyoacán, qui raconte la passion éphémère et torride entre Léon Trotsky et Frida Kahlo, ce qui les intéresse ce n’est pas le créateur de l’Armée Rouge mais Frida, ce qu’elle pense, ce qu’elle vit, ses engagements, une femme que je présente aussi comme une femme heureuse, gaie, qui chante, boit, adore faire l’amour, cuisiner pour ses amis, qui jure comme un charretier. Pour elles, Frida est une sœur, une amie, une femme parmi les femmes, jeune, fragile, qui a du sang indien, qui est sans cesse à la recherche de son autonomie financière, sexuelle, qui aime les hommes et les femmes. C’est cela la grande contemporanéité de Frida. L’œuvre est là, indestructible, inattaquable. C’est sa grande force que de pouvoir résister à cette banalisation à outrance. La preuve de sa grandeur.

.
.
.
.

Après tant d’années de recherches, qu’est-ce qui vous surprend encore chez Frida Kahlo?

.
.
.
.

    Tout. Dans sa biographie, dans ses écrits, sur ses toiles, dans les liens qui les unissent ensemble, je découvre toujours un aspect qui m’était inconnu, que j’avais sans doute mal interprété, une question en attente à laquelle je trouve soudain une réponse. C’est mon ami Carlos Fuentes qui, il y a bien longtemps – j’étais alors un jeune poète de 17 ans qui fréquentait les cercles latino-américains en exil à Paris du fait des dictatures – qui m’a fait découvrir celle dont il disait qu’elle était comme Coatlicue, la déesse-mère, ou Tlazolteotl, la déesse de la pureté et de l’impureté, ou la Terre-Mère espagnole, ou la Dame d’Elche : Frida Kahlo. A partir de cet instant, Frida ne sortit jamais plus de ma vie. Voilà pourquoi, j’ai voulu me replonger dans son univers, après avoir écrit sur elle quatre livres, des dizaines d’articles, une pièce radiophonique, une pièce de théâtre…

          Viva Frida n’est pas une biographie de plus, ni un essai, ni un roman. Il est tout cela à la fois, car il fallait que j’inaugure une nouvelle façon de voir Frida, de m’en approcher, d’essayer d’en saisir la réalité. La première image qui me vient à l’esprit est celle d’une suite de « tableaux vivants ». Chaque chapitre de mon livre, dont le titre reprend les mots mêmes de Frida – lus et relus dans son Journal, sa correspondance, en légende de ses tableaux, interviews, déclarations –, car ceux-ci sont aussi importants pour la comprendre que sa peinture, met en scène une femme artiste éprise de liberté, surprise dans l’intimité de sa vie. J’ai souhaité pour ce livre-voyage, une écriture la plus simple, la plus claire, la plus narrative possible. Car il s’agit bien de raconter des histoires lesquelles, s’imbriquant les unes dans les autres, forment un puzzle où chacun pourra se promener au gré de ses envies. Au terme du voyage, aucun des aspects de la vie de Frida et de sa peinture, n’aura été ignoré. Chaque tableau correspond à un moment précis de la vie de Frida. C’est le point de vue central de ce livre : Frida Kahlo ne peint que ce qu’elle vit…

.
.
.
.

PARTAGER