Le trait est noir, l’ambiance est bien souvent crépusculaire mais l’humanité n’est totalement jamais absente chez Emmanuel Moynot. L’humour s’impose même ! Avec les sorties BD de « La Philosophie dans la Savane » (farce à la fois spirituelle et naturiste) et « L’Assommoir » (adaptation contemporaine du chef d’œuvre d’Emile Zola), Moynot impose son style graphique partout. Il y a chez lui un véritable regard de metteur de scène (même l’environnement est un personnage à part entière) mais également un regard de conteur (il aime profondément ses personnages). Depuis près de 40 ans, Emmanuel Moynot dessine ses passions. Cela continue avec « Cherchez Charlie » (éditions Sarbacane)…

Entretien.

.
.
.
.

Y’a-t-il un pur style Moynot ?

.
.
.
.

J’ai en tout cas des préférences sur le plan narratif et visuel. J’ai toujours cherché à élargir mon champ de travail afin de me maintenir en éveil !

En tant que lecteur et auteur, je suis avant tout intéressé par le récit noir. Le genre est large – il va du simple polar à la noirceur psychologique.

.
.
.

« L’Enfer du Jour » (1983) est votre première bande dessinée. Histoire noire qui montre un Paris détaillé mais abîmé par l’univers des drogues. Vous ajoutez trois chapitres à « L’Enfer du Jour » en 1995. Pourquoi un tel souhait ?

.
.
.
.

Dès la publication de « L’Enfer du jour », je me disais que je pouvais tout à fait raconter la suite, des années plus tard. Alors que j’avais plein de projets en tête, l’idée de retravailler « L’Enfer du jour » a resurgi. Je voulais redessiner cette bande dessinée sous un autre format. J’aimais l’histoire – notamment la naïveté du personnage principal que j’avais choisi comme arc narratif afin de palier à ma propre naïveté. (Je n’avais alors que 23 ans). C’est d’ailleurs un artifice que j’ai réutilisé dans Le Temps des bombes. Cependant, je trouvais le dessin d’origine contraint et maladroit. L’éditeur Henri Filippini m’avait demandé un style réaliste qui n’était pas ma manière habituelle. Par conséquent, j’ai voulu réaliser une seconde version. 

.
.
.
.

Vous êtes également auteur-compositeur et membre d’un groupe de rock. Quel est le rôle de la musique dans votre travail de dessinateur ? 

.
.
.
.
Il s’agit plus de parallèle que d’influence. Le fait d’avoir une pratique musicale me permet d’une certaine manière de rythmer mes bandes dessinées. Par contre, même si j’écoute essentiellement du rock et du blues – ce qui m’entraîne probablement vers le récit noir – la musique que j’écoute tout en dessinant ne m’influence pas.

.
.
.
.

En tant que vous-même membre d’un groupe de musique, cela vous a-t-il permis de mieux suivre Les Hurlements d’Léo pour la bande dessinée « Les Hurlements en coulisse » (2003) ?

.
.
.
.

Le fait de ne pas être totalement novice dans le domaine me permettait de voir en effet le côté « ouvrier de la musique » selon les termes de mon ami Baru.

Si j’avais suivi les Rolling Stones durant la même période, mon album aurait été très différent et j’aurais sûrement eu plus de difficultés à être moi-même. « Les Hurlements en coulisse » a été réalisé sans glamour. Je veux réaliser des bandes dessinées sur l’humanité brute – sans fard. 

.
.
.
.

.
.
.
.
Quel est le rôle des femmes dans vos histoires ?

.
.
.
.

Les femmes sont partie prenante car les histoires que j’imagine proviennent de ma pensée sur les relations femmes-hommes. Malgré l’ambiance récit noir, je dessine beaucoup d’histoires d’amour.

Il n’y a qu’un seul album où il n’y a pas de femmes : « La Philosophie dans la Savane » (2022). J’ai fait ce choix car depuis des millénaires la philosophie est avant tout un concept virilo-centré. De plus, je représente les différents penseurs de façon ridicule : Ils sont sans défense et à poil dans la savane. Je n’imaginais pas dessiner Hannah Arendt dans une telle situation. 

.
.
.
.

Comment avez-vous conçu le dessin de la trilogie « Le Temps des bombes » ?

.
.
.
.

J’avais à la fois envie d’un dessin très fini et d’une certaine spontanéité. Je me suis beaucoup inspiré du dessin caractéristique de l’époque du « Temps des Bombes » : celui de la fin du XIXe siècle. Il y a en effet des liens avec le travail de Félix Valloton ou de Gus Bofa, un des dessinateurs préférés de ma génération de dessinateurs. Ça donne à tout cela un faux air de « ligne claire » sans l’aspect revival de la bande dessinée des années 50.

Pour mon travail, je m’impose toujours des contraintes. Certains de mes albums n’ont par exemple aucun texte narratif, d’autres au contraire, la narration à la première personne est capitale. C’est à peu près la même chose pour le dessin : je garde un style du début à la fin du récit. D’une certaine manière, je m’impose un déguisement.

.
.
.
.

La série anarchiste « Vieux fou ! » fait-elle écho aux « Temps des bombes » ?

.
.
.

.

Le lien se fait par l’affection que je porte aux anarchistes. Il m’arrive même de m’identifier à eux… Cependant, il n’y a pas de réel écho entre « Le Temps des bombes » et la série « Vieux fou ! ». J’aime cette vision de la vie. Par conséquent, les anarchistes sont des personnages sympathiques dans mon univers.

.
.
.
.

L’album « Suite française » a-t-il lui-même une essence anarchiste ?

.
.
.
.

J’aime ce roman car il a un regard acerbe envers la bourgeoisie française. La débâcle de 1940 ne fait que multiplier les tares et défauts. L’autrice Irène Némirovsky vivait dans ce milieu et le voyait d’une manière décapante. Certains y ont vu de l’antisémitisme. Or Némirovsky n’a jamais caché ses origines : Elle était juive et souhaitait juste critiquer son milieu : celui de la grande bourgeoisie. Rien de plus. Némirovsky a elle-même été assassinée par les Nazis parce que juive.

.
.
.
.

Avec Fluide Glacial, c’est de l’amitié pour la vie ?

.
.
.
.

Nous verrons. J’ai frappé à la porte de Fluide Glacial avant même d’être publié. Nous sommes à présent arrivés à un tournant : il y a le souhait de réunir toutes mes histoires courtes pour Fluide en album.

.
.
.
.

.
.
.
.

Travaillez-vous différemment avec Fluide Glacial ?

.
.
.
.

Oui car je m’investis moins longtemps que lorsque je dessine un album entier. J’ai un goût pour les histoires courtes car j’aime finir un récit que j’ai commencé. En quelques jours ou semaines, je termine mon travail puis je passe à autre chose.

De plus, j’essaye de rester spontané. Mes histoires pour Fluide Glacial sont improvisées. Je démarre avec un embryon d’idées. L’exercice me donne l’occasion encore de nos jours d’être surpris moi-même.

.
.
.
.

« Anatomie du désordre » a-t-il un exercice de style (au même titre que « Monsieur Khol ») ou une véritable réflexion sur la création artistique ?

.
.
.
.

Je vivais une période compliquée. J’avais envie de raconter l’histoire d’un homme qui perd pied que ce soit dans sa vie professionnelle ou dans sa vie personnelle. Ce fut une jonction. Je m’identifie beaucoup à mes personnages. Cependant, j’ai suffisamment de distance pour parfois me dire : « Mais quel connard ! ». La position de créateur est fantastique car vous êtes en même temps au plus près de vos personnages et en même temps vous avez suffisamment de recul pour les voir tels qu’ils sont.

Lorsque je commence à les dessiner, ils ne sont d’ailleurs plus des personnages mais des personnes.

.
.
.
.

.
.
.
.

Paris, Moscou, Los Angeles, Nice… Vous prenez du plaisir à dessiner les villes ?

.
.
.
.
Cela a été longtemps pour moi une façon de crédibiliser mes histoires. Avoir un lieu précis et documenté me permettait d’apporter de la véracité à mon récit. A présent, le décor a moins d’importance. Je choisis les lieux avant tout pour leur valeur emblématique. Je travaille actuellement sur une histoire qui se déroule dans le New York en 1969. Si j’ai besoin qu’un de mes personnages traverse la ville à pied plus vite que ce n’est possible, je n’hésite plus à le faire.

.
.
.
.

Depuis 2005, vous avez participé à 6 albums de Nestor Burma. Comment on succède à Jacques Tardi ?

.
.
.
.

J’y suis arrivé car j’ai toujours été un admirateur de Tardi. Je peux même dire que c’est son album « Griffu » (1978) écrit avec Jean-Patrick Manchette qui m’a donné d’orienter mon travail vers cet univers. Avant cela j’étais d’abord et avant tout un admirateur de Gotlib.

Lorsque Tardi a sorti sa première adaptation des aventures de Nestor Burma, « Brouillard au pont de Tolbiac » (1982), j’ai décidé de lire tous les romans de Burma. Il m’est même arrivé de les relire au fil des années. A la fin des années 90, il était assez courant pour des dessinateurs de reprendre des séries BD célèbres. J’ai alors proposé chez Casterman et à Tardi d’adapter à mon tour les romans de Nestor Burma. Il n’y a pas eu de véritable réponse à ma proposition. Puis, Tardi a voulu se consacrer avant tout à la série « Le Cri du Peuple » (2001-2004). Il s’est alors souvenu de ma proposition. J’ai commencé à travailler sur les histoires de Léo Malet. La pression fut plus forte de la part de Casterman que de la part de Tardi. Ce dernier a été très aimable avec moi, m’a soutenu lors de la réalisation de mon premier album, « La Nuit de Saint Germain » (2005). Tardi m’a ensuite laissé faire les autres adaptations.

Cependant, au sujet des trois premiers albums, je me suis senti contraint vis-à-vis des romans originaux, de Tardi et de Casterman. J’ai par conséquent demandé à faire une longue pause avec Nestor Burma. Le dessinateur Nicolas Barral m’a alors remplacé. Puis, j’ai réalisé deux nouveaux albums à partir de 2016. « Nestor Burma contre CQFD » et « L’Homme au sang bleu » (2017) ont été pour moi des albums avec plus de liberté. Il s’agissait de romans qui ne faisaient pas partie de la série les mystères de Paris. Cependant, ils n’ont pas convaincu Tardi et je ne pense pas que j’aurai jamais l’autorisation de réaliser un jour une nouvelle adaptation. J’ai juste scénarisé l’adaptation de « Les Rats de Montsouris » (2020) que François Ravard a dessiné. 

.
.
.
.

.
.
.
.

Qu’avez-vous intégré de vous chez Nestor Burma ?

.
.
.
.

Pour les deux derniers albums, « Nestor Burma contre CQFD » et « L’Homme au sang bleu », j’ai voulu ajouter plus de dynamisme. Le côté anarchiste de Nestor Burma, avant qu’il ne devienne aussi droitier (au même titre que son auteur Léo Malet) m’est très sympathique. Je n’aurais pas pu adapter une histoire comme « Nestor Burma rentre au bercail » (1967). Malet y expose ses sympathies pour l’OAS.

Certains lecteurs m’ont dit que je dessinais Nestor de façon plus jeune. Ce n’était pas délibéré. C’est un personnage sans âge.

.
.
.
.

Avec « No Direction », avez-vous eu envie de réaliser un récit jeune dans tous les sens du terme (sujet, couleurs, protagonistes) ?

.
.
.
.

J’avais l’idée d’adapter certaines de mes chansons (qui étaient déjà de petites histoires) en bande dessinée. Je voulais les rassembler dans un récit continu. J’ai alors défini des chapitres qui devaient tous faire 8 pages. A un moment, j’ai souhaité transposer mon histoire en Europe centrale mais j’ai abandonné l’idée. La traversée de mes personnages aurait été moins emblématique qu’aux États-Unis. J’ai d’ailleurs plus de lien avec l’Amérique que des pays comme la Roumanie ou la Bulgarie. J’ai ensuite décidé d’adopter un style graphique et narratif très américain.

Les personnages ont ensuite imposé leur âge. Une femme-flic ne pouvait être vieille et le jeune tueur ne pouvait dépasser la trentaine. Dans un monde de violences, on ne peut vivre longtemps. 

.
.
.
.

Dans « La Philosophie dans la savane », vous lâchez les grands philosophes nus dans la nature – Avez-vous une revanche auprès de beaucoup d’entre eux ?

.
.
.
.

Pas du tout. C’est parti d’une improvisation totale. Je réalisais une étude de dessin sur les postures. A la fin de l’exercice, j’ai eu l’impression d’avoir dessiné André Malraux. Je me suis alors imaginé un philosophe nu courant dans la savane. Que peut-il se passer ?

Je me suis beaucoup amusé à réaliser « La Philosophie dans la savane ». Même le format du livre est un hommage aux BD bon marché.

.
.
.
.

.
.
.
.

Dans « Cherchez Charlie », vos personnages sont témoins de la violence, de la confusion des genres (transexualité, policiers, hippies,…). Il y a tout de même un happy end. Est-ce que ce récit noir devait dès le départ être positif ?

.
.
.
.

« Cherchez Charlie » relève du polar grotesque alors, oui, après toutes ces morts et ces embrouilles, il me fallait sauver quelques âmes des tourments de l’Enfer! Et les personnages de Charlie, Chiffon et Fleur avaient toute ma sympathie dès le départ.

.
.
.

Est-ce aussi un album qui vous a amusé à construire et à déconstruire ?

.
.
.

Bien sûr. C’était même le but, de m’amuser dans une période et un décor qui me plaisent.

.
.
.

© Editions Sarbacane
.
.
.

Colleen Thompson est un personnage que l’on retrouve dans « No Direction » et dans « Cherchez Charlie ». Est-ce une flic qui reviendra de temps en temps dans vos albums ?

.
.
.
.

Absolument. Colleen se retrouve même au centre de mon prochain album, La suprématie des Underbaboons. (À paraître fin août chez Glénat.)

.
.
.
.

Avez-vous une vision sombre de notre époque ?

.
.
.
.

Bernoud et Solal ont voulu faire des parallèles entre notre présent et la fin du XIXe siècle. L’emploi est toujours aussi précaire avec l’ubérisation, la vie chère et le manque d’empathie de la part de nos gouvernants.

Je n’aurais pas aimé commencer ma vie professionnelle de nos jours. Il y a encore quelques années, nous n’aurions pas non plus imaginé le retour de la guerre en Europe… 

.
.
.
.

PARTAGER