« La plus belle des ruses du Diable est de persuader qu’il n’existe pas! » écrivait le poète Charles Baudelaire en 1862 dans Le Spleen de Paris. Alors Satan ? est-il une invention ou une réalité? Qu’importe – le Malin existe bel et bien depuis des millénaires – dans les écrits et les croyances. Certains témoignent avoir fait un pacte avec Satan (presque un prénom!), d’autres le combattent alors que certains l’admirent voire le vénèrent…

Véritable bête et maître des Enfers, le Diable n’a pas fini de nous accompagner et de nous surprendre.

Entretien avec Lionel Obadia, professeur en anthropologie à l’Université Lyon 2 et auteur de la biographie Satan.

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Satan existait-il avant Satan ?

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Si vous pensez à la trajectoire du personnage en lui-même tel que fabriqué par les hommes comme un anti-Dieu, dans le contexte des monothéistes : la réponse est évidemment non.

Si vous évoquez en revanche une figure surnaturelle (plus ou moins) anthropomorphe et foncièrement hybride, un Autre, qui incarne unsacré non-religieux, magique, et sorcellaire, la réponse est donc oui.

Satan nous dit en fait beaucoup sur notre relation avec le sacré, de ses ambiguïtés et de la complexité des figures de la sainteté. Car Saten est en premier lieu un ange parmi d’autres qui commet une faute et devient l’Opposant (à la volonté divine) au moment de sa chute. C’est seulement ensuite que Satan incarnera durablement (et quel que soit le contexte), un destructeur.

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Etait-il originairement un concurrent aux religions monothéistes transformé en bête noire ?

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Son ascendance d’ange rappelle qu’il était initialement du « bon côté » des armées divines (sans jugement de valeur, le lecteur Il est en tout cas un opposant nécessaire aux religions monothéistes pour qu’elles affirment leur puissance. De nos jours, et plus que jamais, les évangélistes (de type pentecôtiste) focalisent sur la figure de Satan afin de s’étendre – en se présentant comme l’alternative salutaire aux forces démoniaques. Le diable est par conséquent tout au long de l’histoire une menace constante et un concurrent essentiel qui aide les religions à se renforcer et à affirmer leur autorité. Dans la théologie, le diable est un opposant mais dans la sociologie, il s’agit d’un allié politique qui ne se montre pas comme tel. Evidemment, il sert alors de prétexte à la violence intercommunautaire, ce qu’illustre le cas yézidisme, une des plus anciennes religions monothéistes, qui comporte une angéologie qui compte des figures qui ont été qualifiées de pseudo-sataniques. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les yézidis ont été persécutés dans la région Iran-Irak de nos jours car ils sont vus des adorateurs de Satan.

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Qui est Lucifer par rapport à Satan ?

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Ils sont souvent confondus. Lucifer est une des figures démoniaques du grand pandémonium des enfers. Figure plus ambivalente que Satan, il est à la fois un de ses généraux et à la fois l’ange de la lumière. Par ce dernier aspect, Lucifer est porteur d’un potentiel positif qui n’est pas saillante chez Satan. Cependant, ayant échoué au Ciel et dans les enfers, Lucifer est lui aussi devenu une figure essentiellement négative, même si le cinéma et la télévision (avec une série éponyme) ont réintroduit ce qui fait la singularité de Lucifer : son intrigante et inquiétante ambivalence.

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Malgré la multitude de démons et d’âmes pêcheuses, Satan est-il la figure-phare de l’individualisme ?

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On peut en effet dire, mais jusqu’à un certain point seulement, que Satan est une figure individualiste car il est une entité à part qui se dégage des autres incarnations du démon. A lui seul, il concentre d’ailleurs l’ensemble des forces nuisibles selon les religions et la société. Dans la perspective des théologiens, Satan est en outre un individu qui lutte contre un collectif que nous appelons religion (c’est la raison pour laquelle il apparait désormais en régime de modernité comme un symbole de liberté individuelle).

Il est intéressant de noter que lorsque Satan emporte les humains en enfer, il les entraîne un par un. C’est une créature qui chasse ses proies de façon individuelle. Cependant, dans les enfers, il n’est pas seul : il est le général de toutes les forces démoniaques, il est entouré de ses victimes. Dans son antre, il est donc résolument en contexte collectiviste. Cette dualité individualisme – collectivisme participe de son ambivalence.

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Quel est le but de Satan ?

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Une question très compliquée, car son comportement est variable et ses motifs sont obscurs, et susceptibles de changer au fil du temps.

Dans tous les cas les théologiens lui ont assigné le souhait de détruire le monde afin de le reconstruire dans un ordre inversé, avec l’aide de ses légions.

En attendant le grand combat final, Satan veut injecter dans l’humanité tous les vices que la religion combat. En tant qu’ange déchu, il a le désir de prendre sa revanche sur Dieu. Satan garde une véritable frustration de sa déchéance et recherche l’affrontement avec Dieu.

Mais d’une certaine manière, son attitude semble montrer qu’il souhaite reconstituer le lien distendu (mais pas rompu) avec Dieu. Tous ces aspects sont tout de même antinomiques car détruire le monde et vaincre Dieu éliminerait d’entrée de jeu ce lien que Satan souhaite renouer avec Dieu derrière la revanche.

Nous retrouvons tous ces aspects dans la littérature et le cinéma d’horreur.

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Satan est-il un être qui souffre ?

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Oui. Il exprime toutes les ambiguïtés de l’humain avec des sentiments ambivalents (colère et froideur, émotivité et contrôle, cruauté mais proximité avec les humains, amical mais vicieux) ce qui le rend proche et dangereux à la fois. Dieu, parce qu’il est transcendant, dépasse la souffrance. Satan, quant à lui, est un être qui mange, qui a des désirs sexuels et de violence. Il est finalement le reflet de nos comportements et de nos souffrances – ce qui fait dire à la psychanalyse qu’il ne serait (et les autres formes démoniaques avec lui) qu’une analogie de l’humain.
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Est-ce la Divine Comédie qui a totalement imposé d’un enfer destructeur à l’opposé de la Cité de Dieu ? L’art avait-il pour but de le rendre épouvantable ?

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La Divine Comédie a l’avantage de cartographier avec précisions les différents niveaux du royaume des enfers. Dante a façonné une carte d’un territoire qui avait déjà été élaboré par l’art et la littérature religieuse bien avant la rédaction (au début du 14e siècle). L’horreur des enfers est déjà présent dans le Tartare des anciens, et les forces négatives des anges déchus se retrouvent déjà dans les textes du judaïsme ancien, qui évoquent notamment un Géhenne non déterminé sur le plan géographique. Nous ne savons rien de cette vallée obscure à l’exception que les âmes tombent et n’en sortent pas.

Au fil des siècles, plus la figure de Satan est décrite comme dangereuse plus son environnement est informé. La Divine Comédie achève finalement l’élaboration de la résidence du diable.  

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Pour quelles raisons le Baphomet s’est progressivement imposé dans la représentation de Satan ?

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Dans toutes les représentations qui l’ont décrit, Satan est figuré comme anthropomorphe. C’est un être qui change de formes mais aussi de couleurs. Avec le Baphomet, il y a un rappel aux religions polythéistes de l’Antiquité, à l’image d’un Pan qui est un dieu mi-homme mi-bouc. Dans le bestiaire de la sorcellerie, certains animaux sont perçus comme des êtres dotés de pouvoirs surnaturels. Le bouc, en tant que bouc émissaire dans le judaïsme, est porteur de l’ensemble des défauts de l’esprit et du cœur humains. Par conséquent, c’est un animal qui est destiné au sacrifice. Le Baphomet, humain à tête de bouc, existe déjà au Moyen Age comme figure démonique mais il ne devient véritablement populaire qu’à partir du XIXème siècle, au cœur d’une Europe qui voit la renaissance massive de la magie.

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Pour quelles raisons le Moyen Age devient l’âge d’or de Satan ?

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Il s’agit d’une époque où les caractéristiques physiques de Satan sont artistiquement codifiées. Auparavant, il  était peu reconnaissable, il peut être décrit avec des aspects humains ou animaux. Dans le monde médiéval, Satan est clairement identifié et cette description est au service du prosélytisme du Clergé qui cherche la conversion des « païens ».

Comme beaucoup de mes collègues, notamment historiens, je pense qu’il s’agit également d’une époque où de nouvelles pensées émergent. La science conteste peu à peu les dogmes de l’Eglise et côtoie ce qu’on appellera ultérieurement les « para-sciences » via l’alchimie.

Si Satan occupe une place si centrale, c’est qu’il devient une figure représentative des tensions au sein de la société occidentale.

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Le Shaytan de l’Islam se différencie-t-il du Satan hébraïque et chrétien ?

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Il est plus proche du Satan hébraïque que du Satan chrétien. Le Shaytan est un opposant omniprésent dans le monde des humains, Et par des rituels de la vie ordinaire, il est possible de le chasser. Tandis, que chez les Chrétiens, s’il existe quantité de manières de se prémunir contre les attaques du démon, il est nécessaire d’instaurer des inquisitions afin de lutter efficacement contre Satan.

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Les messes noires sont-elles des parodies de messes chrétiennes ou les restes de rituels païens ?

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Dans sa recherche d’une plus grande pureté, le Christianisme s’est mis à dénoncer les festivités qui donnent la part belle aux licences des corps et aux émotions. Les célébrations joyeuses et festives qui ont été désignées ensuite comme des orgies païennes, étant liées au calendrier agricole, et comme elles persistent en contexte de christianisation avancée, elles apparaissent comme dangereuses pour l’Eglise. Les festivités folkloriques sont interprétées comme des résidus d’anciens cultes que le christianisme cherchait à déraciner dans les zones rurales d’Europe. Et c’est l’invention du Sabbat, une forme excessive et nocturne de rituel satanique, qui a donné lieu à l’idée que s’y déroulaient des messes noires.

Les dites « messes noires » se fondent certes une inversion des valeurs et des pratiques des liturgies du christianisme  mais elles ne sont pas de véritables répliques de la messe chrétienne. Les adeptes, tout en appelant, Satan mangent, boivent autour d’un feu et se livrent à toutes sortes de comportements « immoraux ». Les messes noires sont donc des mélanges de restes de religion populaire et la traduction inversée de la forme chrétienne. L’Eglise de Satan, fondée en 1966 aux Etats-Unis, va d’ailleurs développer cette idée de miroir inversé en se calquant de manière plus explicite sur le christianisme qu’elle cherchait à disqualifier.

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Pactiser avec le diable est-il finalement la preuve d’une déception envers Dieu ?

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Il s’agit d’un contrat qui est de nature magique. L’humain et Satan s’accord sur un échange donnant-donnant, par conséquent il y a négociation sur les gains et pertes associées à ce contrat. Mais l’homme / la femme, comme le démon sont libres de contractualiser cette collaboration (ou pas). La relation avec Dieuest bien plus d’une soumission et de domination. Les hommes et les femmes se comportent alors comme des esclaves face à une entitésurpuissante qui les transcendent. La relation avec Dieu est verticale alors qu’avec Satan elle est horizontale (sans mauvais jeu de mots). Pactiser avec ce dernier c’est satisfaire avant tout des besoins et des envies primaires, avec un coup de pouce des forces maléfiques.

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Satan a-t-il au fil des siècles été perçu comme une véritable menace ou y’a-t-il eu des périodes où le démon fut humanisé ?

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Le XIXème a préparé le siècle suivant à l’image d’un Satan figuré comme héros culturel, plus victime que bourreau. Le courant romantique, qui est porté par une soif de liberté intellectuelle et culturelle, prend sa revanche contre l’ordre établi par les religions durant des siècles, en humanisant le diable. Il est dès lors vu comme un miroir de l’humain en tourment. Chez l’illustrateur Gustave Doré, Satan est même représenté comme un bel homme mais qui chute et souffre.     

Le romantisme va se languir du sort des traditions et religions anciennes repoussées ou écrasées par le Christianisme et offrir une chance à d’anciennes croyances de retrouver une place de premier plan. L’historien Jules Michelet va condamne alors le rôle de l’Eglise au sujet de la persécution des femmes condamnées comme sorcières et procède, bien avant les œuvres actuelles, à une réhabilitation de la Sorcière qui, à l’image de Satan, aura été victime d’une méprise et d’une persécution injustifiées à ses yeux.

Satan reste toutefois un personnage subversif ce qui renforce son caractère fascinant. C’est au XXème siècle qu’il devient une figure un peu plus neutre, absorbée par les industries culturelles.

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Satan a-t-il su séduire par la musique ?

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Dans les manifestations de Satan, les sens sont tous représentés. Le malin est visuel, tactile, olfactif mais aussi sonore. Satan peut être entendu par la musique qui est source de plaisir et donc une menace pour l’ordre moral. L’Eglise va donc logiquement accuser des musiciens tels que les bluesmen et les rockers d’être au service du diable. Il a même été dit que si vous écoutiez les disques des groupes tels que les Beatles et Led Zeppelin à l’envers, vous pouviez entendre des messages sataniques. Afin de lutter contre ces mouvements de contre-culture, les conservateurs avaient trouvé le coupable idéal : Satan.

Par provocation, certains artistes vont alors se revendiquer comme satanistes. Ozzy Osbourne, le chanteur du groupe Black Sabbath et friand de tenues et d’objets sataniques, va pourtant affirmer que la chose la plus noire qu’il ait pu voir c’est …. une boîte de chocolats !

Satan devient pour beaucoup un jeu voire une farce – une preuve que la figure a été neutralisée au XXème siècle. Il n’est pas rare de voir des jeunes arborer des signes comme le pentagramme sur des T-shirts, badges, en pendentif et même en tatouage sans pour autant jamais se sentir satanistes.

Certes, certains vont utiliser le diable de façon plus sérieuse afin de contester l’ordre social. Des mouvements métal, punks, oï avec une couleur politique marquée à l’extrême (néo-nazie) utilisent massivement l’esthétique sataniste, en particulier dans le monde scandinave, où la musique hardcore / metal lie à l’occasion le satanisme et le politique.

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Les satanistes sont-ils de véritables adeptes ou sont-ils la plupart du temps, à l’image de l’Eglise de Satan, une opposition au monothéisme ?

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Le néo-satanisme a avant tout été observé en Amérique du Nord, en Europe du Nord et en Europe du Sud. Il s’est pourtant propagé dans des milieux différents : au sein du protestantisme évangélique aux Etats-Unis et en Scandinavie et au sein du catholicisme en Italie et en France.

Il existe un satanisme violent, virulent et criminel. Dans les années 2010, des procès notamment en Italie ont même eu lieu.

Quelques jeunes en quête d’identité participent à de prétendus « rituels satanistes » la nuit dans les cimetières mais sans réelle conséquence – le jeu peut tout de même déraper avec des profanations de tombes.

D’autres adeptes, quoique minoritaires, sont des satanistes autoproclamés. Les sociologues les identifient mal et n’arrivent pas à véritablement les dénombrer. Originaire des Etats-Unis dans les années 1980, une vague de Satanic Panic a déferlé sur le monde, résonant d’échos de viols ritiels et sacrifices humains. Nous savons à présent qu’il s’agit avant tout d’un délire collectif.

Il existe également un satanisme « de salon ». Les adeptes viennent de milieu aisé et se plaisent à collectionner des livres interdits ou des objets magiques.

Ailleurs, les mouvements sorcellaires modernes ont neutralisé la dangerosité de la figure de Satan. Dans une recherche d’éco-spiritualité, la WICCA s’affirme sorcellaire, naturaliste, sataniste, écologique et féministe et ne voient de mal dans le fait de voguer dans l’univers sombre de celui qui fut anciennement un démon.

Par conséquent, Satan adopte aujourd’hui plusieurs formes plus ou moins sérieuses.

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Lors de votre étude, y’a-t-il des éléments qui vous ont surpris ?

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Même si je n’ai pas été surpris par les différents volets que j’ai étudiés, je peux dire que Satan n’a pas encore dit son dernier mot. Nous pourrions être fort surpris par des événements prochains. Il est fort possible en effet que le Malin nous réserve un retour en force amusant avec l’hyper-digitalisation et le méta-verse de nos sociétés. Un Satan 3.0 peut émerger avec des religions alternatives liées à l’informatique. 

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