A la fois photographes, modèles, réalisatrices, Elsa et Johanna (Elsa Parra + Johanna Benaïnous) forment un duo à part entière. Aux Etats-Unis, en Allemagne, en Espagne, à Madère, en France,… les deux artistes se fondent parfaitement dans le paysage. Chez Elsa et Johanna, il y a une force à imaginer des autofictions à la fois énigmatiques et troublantes. Par la simple image, le spectateur s’interroge : Qui est cet adolescent dans ce parc ? Que pense cette femme dans son beau salon ? Pourquoi cette baigneuse fixe-t-elle avec insistance l’objectif ? La photographie, le film prennent la place du tableau.
Entretien avec Elsa et Johanna en plein soleil.
Vous vous êtes rencontrées à New York en 2014. Y’a-t-il clairement eu un avant et un après ?
Elsa : Nous nous sommes rencontrées lors de nos études. J’étais aux arts déco et Johanna était aux beaux-arts. Dès le premier jour de classe, nous nous sommes repérées en tant que Françaises. Nous sommes devenues amies tout de suite. Nous avons décidé de suivre un cours en commun ce qui nous a permis d’apprendre à nous connaître mutuellement sur le plan artistique. Après 6 mois d’échanges à la School of Visual Arts, une fois rentrées en France nous avons fait la demande officielle pour réaliser un diplôme de fin d’étude commun inter-école. C’était génial d’avoir accès aux deux écoles et de partager deux univers différents
Johanna : Notre passion commune pour l’art, notre grande amitié et complémentarité nous a poussé à développer des projets artistiques ensemble de manière naturelle. Progressivement nous nous sommes revendiquées en tant que duo d’artistes. C’était devenu une évidence.
On peut donc dire que ce voyage à New-York a changé nos vies oui.
Est-ce aussi le fait d’avoir pu vous rencontrer dans une ville aussi riche artistiquement ?
Johanna : New York est en effet un lieu extraordinaire qui a généré une grande inspiration chez nous deux. Je crois aussi que ce qui a joué c’est le fait d’être loin de chez nous et de vivre notre première expérience longue à l’étranger. Les émotions sont fortes et se mélangent. Il y a l’excitation, le sentiment de liberté, l’émerveillement, la soif de découverte. On devient un émetteur et un récepteur à sensation, toutes les opportunités et rencontres sont bonnes à prendre. Cette ouverture à la vie est merveilleuse et a été évidemment propice à notre développement commun.
Etes-vous devenues artistiquement inséparables ?
Elsa : Jusqu’à présent oui.
Johanna : Il s’agit d’un long processus avec des rééquilibrages. Nous avons surtout fait le choix de lier nos deux mondes pour en faire un seul.
Votre travail est une véritable mise en scène avec un thème, un décor et des personnages. Vous sentez-vous plus réalisatrices que photographes ?
Johanna : Nous sommes les deux. Nous avons des phases temporelles où parfois nous nous sentons plus photographes et d’autres fois où nous nous sentons plus réalisatrices. En d’autres termes, nous sommes des artistes visuelles qui travaillent avec plusieurs médiums.
Elsa : Avant notre rencontre, nous avions déjà toutes les deux expérimenté le format vidéo. C’est donc naturellement que nous avons réalisé nos premiers clips ensemble dans l’année qui a suivi notre rencontre. Ce moyen d’expression a confirmé notre amour pour une esthétique et une vision artistique commune et cinématographique.
Quelle est la part du dessin dans votre travail ?
Johanna : Nous avons pris l’habitude de dessiner les personnages que nous créons, avec les différents “looks” que nous voulons leur attribuer. Cela nous permet d’avoir une vision globale de l’univers d’identités par séries. C’est une façon pour nous de coordonner les couleurs, de trouver un équilibre, une harmonie dans l’ensemble.
Quelle est la place de vos courts métrages ?
Elsa : Nous essayons au maximum de les mettre en avant lors de nos expositions. Nous avons actuellement un solo show à Karlsruhe en Allemagne où il y a à la fois nos séries photographiques mais aussi deux de nos films dont le moyen métrage “Tres Estrellas” réalisé à Fuerteventura en 2018.
Johanna : Notre travail est dense et chaque série est conçue comme un film avec son univers colorimétrique, ses références propres et son esthétique. Film ou Photo importe peu, Ce que nous souhaitons avant tout c’est raconter une histoire et plonger le spectateur dans un univers narratif.
En avez-vous assez que l’on pense que vous êtes un vrai couple ?
Elsa : Durant les premières années, beaucoup nous posaient la question : Vous êtes en couple ? C’était parfois gênant car nous sommes juste amies et un duo d’artistes. Et en même temps on a conscience de ce que notre travail peut insinuer sur notre intimité. Tout ça n’a pas d’importance pour nous. Les gens pensent et voient ce qu’ils veulent. Tout est question de projection.
Etes-vous encore aujourd’hui surpris par le travail de l’autre ?
Johanna : Bien sûr ! J’ai par exemple été agréablement surprise par certaines interprétations de personnages d’Elsa lors de notre dernier projet. Il arrive que vous vous fixiez vos propres limites. Voire que votre partenaire nous surprend toujours par sa créativité est une vraie joie et nous permet de nous dépasser nous-mêmes.
Elsa : Ecrire et concevoir à deux donne une force. L’autre vous consolide et vous permet d’aller au bout de certaines choses que vous ne feriez pas étant seule.
L’autoportrait est-il un dialogue ?
Elsa : Nous interrogeons l’identité multiple. Tout le monde a la capacité de se dédoubler mais il y a des limites qui sont fixées par la société. Avec Johanna, nous aimons détourner et déjouer ces codes. Pour que nos personnages soient davantage authentiques nous intégrons dans leur jeu des éléments de notre propre histoire. Nous pouvons par exemple nous inspirer de membres de nos familles respectives, de ressentis intimes, d’amis ou de rencontres que nous avons fait dans notre vie.
Y’a-t-il des personnages que vous souhaitez faire revenir ?
Johanna : Nous l’avons déjà fait avec le personnage d’El Chico de la série de photos « Los Ojos Vendados ». C’est un petit mec avec une coupe mulet. Nous avons toutes les deux senti qu’El Chico avait une vraie histoire à raconter. Comme nous voulions réaliser un film, nous avons eu l’idée de travailler à nouveau sur ce personnage. A partir de lui, l’intrigue s’est développée. On peut voir le village où il vit et son ami Luis qu’Elsa interprète dans « Tres Estrellas ».
En revanche, lorsque nos projets ne sont pas éloignés dans le temps, nous avons toujours envie d’imaginer de nouveaux concepts, d’incarner de nouvelles personnalités. Pour notre nouveau projet en cours réalisé à Madère, il était parfois difficile de réutiliser les perruques de séries antérieures. C’est aussi une forme de challenge de faire du nouveau avec de l’ancien.
Vous avez réalisé vos projets artistiques à New York, en Allemagne, en Espagne et à Madère. Qu’est-ce qui vous plaît dans le voyage ?
Elsa : Lors de ces voyages, nous sommes à l’écoute de tout ce qui passe. Nous faisons attention aux couleurs, à l’ambiance, à l’architecture, aux lumières, aux sons, aux radios locales, à la manière dont les gens vivent sur place. A l’image d’enquêtrices, nous analysons le moindre détail puis nous en parlons ensemble. Ce travail de terrain nous permet d’enrichir le contexte de vie des personnages et de les ancrer dans une cohérence avec le lieu.
La diversité et la découverte sont inhérentes à notre processus créatif.
C’est l’instant unique vous souhaitez capturer ?
Johanna : Nous avons toutes les deux la capacité de nous émerveiller pour le moindre détail. Nous avons toutes les deux une âme d’enfant. Un sac plastique qui vole au vent, une voiture bleue à la portière rouge, un homme au T-shirt jaune assis sur un banc. Toutes ces choses banales nous submergent, nous y voyons une beauté, une poésie.
Elsa : Cette magie nous la recherchons aussi dans la sélection des images. Nous choisissons la photographie où le personnage surgit, dévoile toute son intensité, sa fragilité, sa vérité. Il faut que notre personnalité laisse la place à celui-ci.
Quelles sont vos références cinématographiques ?
Elsa : Nous aimons beaucoup le cinéma d’Alfred Hitchcock, Pedro Almodovar, Tim Burton. L’esthétique des films de Wes Anderson et de David Lynch nous est très inspirante. Les documentaires contemplatifs nous plaisent également.
Un grand nombre de réalisateurs nous inspirent. Nos projets étant très différents l’un de l’autre, nos influences varient également en fonction.
Johanna : Pour chaque projet, nous recherchons des références propres à l’univers que nous voulons développer. Cela nous permet d’avoir des supports de discussion. Nous essayons cependant de ne jamais se noyer dans les références car nous tenons vraiment à rester libre dans la création. A ne pas s’enfermer dans quelque chose. Pour un de nos derniers projets, nous nous sommes par exemple inspirées de portraits noir et blanc de l’artiste peintre mexicaine Frida Kahlo. Au fil du projet, nous nous sommes éloignées du concept initial.
Pour « Beyond the Shadows », vous avez travaillé avec 4 écrivains. Est-ce le livre le plus personnel ?
Johanna : C’est un livre qui nous a demandé beaucoup de travail et d’investissement. Nous avons tout fait de A à Z et ce fut très enrichissant.
Nous avions à cœur avec ce premier livre, de proposer à la fois une expérience organique (photo + textes) mais aussi de raconter au lecteur notre manière de travailler, proposer une fenêtre sur le voyage au Canada que nous avons réalisé, avec l’évolution des personnages au travers des décors et mises en scène.
Elsa : Nous avons ensuite réalisé un appel à candidatures afin de trouver les écrivains. Nous leur avons donné carte blanche pour rédiger une nouvelle en s’inspirant de l’univers de la série « Beyond the Shadows », sans pour autant raconter les images. Cette collaboration enrichissante offre dans le livre une approche narrative différente et complémentaire.
Johanna : L’écriture aura toujours une place importante dans notre travail.
Quels sont vos projets ?
Elsa : Nous venons de revenir de Madère où nous avons réalisé une nouvelle série argentique en noir & blanc. Cette série a pour vocation d’être publiée dans un nouveau livre d’art édité par les éditeurs The Eyes. Ce projet de livre fera coexister ensemble nos images ainsi que la réédition d’un ouvrage du 19eme siècle intitulé “Ce que vaut une femme”, un manuel de bonne conduite des années 1863. Vous en saurez plus bientôt.
Toutes les photos ont été prises par © Elsa & Johanna à l’exception de la dernière (© Brieuc CUDENNEC)
Pour en savoir plus :
Le site d’Elsa & Johanna : https://elsa-and-johanna.com/
« Percevoir » Elsa Parra & Johanna Benaïnous – Editions de la Martinière 2021 https://www.editionsdelamartiniere.fr/livres/elsa-et-johanna/
« Beyond the Shadows » Elsa Parra & Johanna Benaïnous – Editions H2L2 2021 https://www.librairie-descours.com/recherche/43837/beyond-the-shadows#.Yj74JOfMLrc