Il y a des légendes qui ne peuvent s’éteindre tant elles nous transportent ailleurs, tant elles nous font rêver. Depuis plus de 75 ans, Lucky Luke, ce fameux cowboy qui tire plus vite que son ombre, est une figure emblématique du monde de la bande dessinée. Légende de l’Ouest, il fait même peau neuve sous le trait fin de Matthieu Bonhomme. Dessinateur d’Esteban, de Messire Guillaume ou encore du Marquis d’Anaon, l’artiste nous transporte ici aux côtés de Lucky Luke dans deux superbes aventures – « L’Homme qui tua Lucky Luke » et « Wanted Lucky Luke« . Le lonesome cowboy nous surprend, nous fait vibrer même nous ressemble.

Passionné des grands espaces, Matthieu Bonhomme retranscrit également la vie de Charlotte de Belgique dans la série « Charlotte Impératrice« . Un seul environnement : L’Aventure.

*Une exposition sur le travail de Matthieu Bonhomme est actuellement à la Galerie DanielMaghen (36, rue du Louvre – Paris) – Prolongation jusqu’au 26 février 2021. https://www.danielmaghen.com/fr/exposition-matthieu-bonhomme_e205.htm

Entretien. 

 

 

 

Avec « L’Âge de raison », « Le Marquis d’Anaon », « Le Voyage d’Esteban », ou encore « Messire Guillaume »,… Comment peut-on définir votre univers dans le paysage de la bande dessinée ?

 

 

 

Je suis passionné depuis l’enfance par les bandes dessinées d’aventure. Il est donc tout naturel pour moi d’aller vers ce genre. J’y ai mes repères et mes références. L’Aventure, à la particularité, outre la possibilité qu’elle donne de dessiner des grands espaces, de provoquer des situations extraordinaires qui opèrent souvent comme un révélateur pour lesomni personnages.

Mon style graphique est semi-réalisme. Même si, selon les projets, je pousse un peu le réalisme, je ne vais jamais jusqu’au réalisme photographique.

J’aime également le genre historique c’est un support à l’évasion. Il me permet d’explorer d’autres univers que mon quotidien. J’ai déjà réalisé, avec Lewis Trondheim, une bande dessinée se déroulant à Paris (Omnivisibilis, DUPUIS). C’est la ville dans laquelle je vis. Il se trouve que je me suis senti un peu mal à l’aise, car l’évasion n’était pas assez forte. Il me faut des paysages organiques. L’univers urbain est un décor que j’ai tendance à éviter.

 

 

 

En collaboration avec Fabien Nury, Fabien Vehlmann, Gwen de Bonneval ou encore Lewis Trondheim, vous avez réalisé des bandes dessinées. Mais parfois vous travaillez seul. L’exercice est-il toujours aussi agréable ?

 

 

 

J’avoue avoir une petite tendresse particulière pour les albums que j’ai écrit moi-même. Cela me semble logique dans la mesure où ces histoires sont nées de ma propre imagination. Il est fascinant et jubilatoire de voir naître sur le papier les images et personnages dont on a tant rêvé.

Cependant, que ce soit seul ou en collaboration, chaque formule a ses avantages et ses inconvénients. J’aime travailler avec d’autres personnes car elles m’apportent une autre vision de l’écriture, de la création des personnages ou de la mise en scène. Les collaborations m’obligent également à sortir de ma zone de confort et me poussent à explorer des choses nouvelles. Lorsque je dois traduire en image le scénario d’un autre, je me lance dans un véritable travail de recherches et je m’implique fortement. C’est à la fois difficile et très enrichissant.

Travailler seul peut créer du stress et des doutes sur mon propre travail. Travailler avec quelqu’un d’autre est parfois nécessaire. Cela me bouscule et me donne un autre rythme de travail.

Il y a des scénarios que j’ai écrit seul que j’aimerais développer dans le futur. Mais il y a également des collaborations qui me manquent. J’aime aussi quand la formule change. Être dessinateur vous amène à réaliser un travail répétitif. Par conséquent, varier de rythme et d’univers peut s’avérer nécessaire.

 

 

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La série « Texas Cowboys » a-t-elle été une introduction à Lucky Luke ?

 

 

« Texas Cowboys » a été un point de bascule dans ma carrière. Les premières bandes dessinées que j’ai lues (Lucky Luke, Yakari, Buddy Longway ou encore Blueberry) étaient des westerns. Lorsque j’ai réalisé mes premières planches, je dessinais toujours des cow-boys. Pour moi, BD rimait avec western. Mais je savais que j’étais trop inspiré par des artistes comme Giraud Rossi et Derib. Je craignais d’être catalogué comme sous-dessinateur. Quand j’ai commencé à devenir professionnel, J’ai pris la décision de m’’interdire l’univers du western. Ma rencontre avec Fabien Vehlmann, a été pour moi une belle expérimentation à ce niveau. Le projet du « Marquis d’Anaon » demandait un travail de recherches historiques, dans le but de créer un monde, et une vision singulière de cette époque, pour laquelle je n’avais presque pas de référence en bande dessinées.

Mais le western restait tout de même dans un coin de ma tête. Je savais que je voulais y revenir. C’est ma rencontre avec Lewis Trondheim qui a été un déclencheur. J’adore son côté joueur décomplexé, toujours prêt à vivre de nouvelles expériences. J’ai partete9-copie conséquent demandé à ce dernier de m’écrire un Western. C’était un exercice qu’il avait peu fait et l’idée lui a plu. Tout de suite, ce projet a intéressé le rédacteur en chef de Spirou et nous avons réfléchi ensemble à la forme qui conviendrait pour qu’il trouve sa place dans le journal. Nous avons donc coupé le récit en épisodes, publiés sous forme de petits livrets de 16 pages, inspirés par les publications de l’époque western.

Pour la parution en album, les deux tomes de cette mini-série, se présentaient comme une intégrale des livrets. Avec « Texas Cowboys », Lewis et moi avons pris beaucoup de plaisir et le public a suivi.

Ce projet m’a remis en selle et m’a permis de me sentir légitime dans le genre western.

C’est à ce moment que j’ai reparlé de Lucky Luke aux éditions Dargaud. Je leur ai envoyé quelques dessins. Ayant déjà, par le passé, essuyé quelques refus au sujet de Lucky Luke, je ne pensais pas qu’on allait me prendre au sérieux. Mais cette fois-là fut la bonne.

 

 

« L’Homme qui tua Lucky Luke » était au départ prévu pour être un One-shot. Pourquoi avoir décidé de faire de l’homme le plus rapide de l’Ouest un héros sérieux ?

 

 

Pour moi, Lucky Luke est une réalité. J’ai l’impression de le connaître de façon intime depuis mon enfance. Le personnage avait un aspect humoristique mais je décelais en lui une grande sensibilité. Sans doute un supplément d’âme, communiqué par la générosité de Morris et de Goscinny.

Avec Lucky Luke, on sent que ces deux auteurs ont pris un plaisir immense. Pour moi, ce cowboy avait également un côté grand frère. Il était à la fois cool et rassurant.

Depuis toujours, je conçois mon travail à l’instinct. À tel point que parfois l’écriture est une expérience introspective incroyable. Par exemple, il y a quelques années, lorsque j’ai fini le story board d’un de mes tous premiers albums, « L’Âge de raison », alors que l’histoire se passe à la Préhistoire, je me suis rendu compte que j’avais raconté tous les événements importants qui venaient de se passer dans ma vie. Ce que je vivais s’était révélé dans mon scénario, à mon insu !

Lorsque j’ai commencé « L’Homme qui tua Lucky Luke», ce fut la même chose. L’aspect comique tourne autour du fait que Luke doit arrêter le tabac. Cela le rend vulnérable. Luke devient anxieux car il se retrouve en manque. Après avoir été fumeur pendant 15 ans et avoir arrêté, je connais ce sentiment de fébrilité. Mettre Luke ainsi en difficulté, me permettais de le faire descendre de son piédestal. De le rendre plus humain.

Ainsi, il redevenait ce qu’il était pour moi. Le personnage tel que je le connaissais et que je ne retrouvais plus dans les bandes dessinées récentes.

Je voulais réaliser, avec cet album de Lucky Luke, un véritable western hollywoodien. Selon moi, ce personnage est l’équivalent de Clint Eastwood pour la bande dessinée.

 

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Rendez-vous Lucky Luke finalement plus humain ?

 

 

Oui, je crois. J’espère. Il est pour moi quelqu’un qui existe. Par conséquent, il a un véritable rapport avec la mort. Comme dans les films « La Cible humaine » (1950) et « Mon nom est personne » (1973), je voulais traiter du thème du super flingueur constamment pourchassé et menacé.

J’aime installer un personnage lambda dans un lieu risqué. Dans le feu de l’action, il peut se révéler extraordinaire.

 

 

Il y a de l’Esteban dans votre Lucky Luke…

 

 

 Je dirais plutôt qu’il y a du Lucky Luke dans Esteban. Au fil de mes albums, un ami m’avait fait remarquer que mon personnage ressemblait de plus en plus à Lucky Luke. Plus ma main dessinait Esteban, plus il avait les traits du héros de Morris.

Quand j’ai dû dessiner mon Lucky Luke la première fois, j’ai pris la décision de garder mon propre style, pour me différencier du travail de Morris. Avec un jeu d’aller-retour, j’ai finalement déformé les traits d’Esteban pour trouver le visage de Luke.

 

 

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Que ce soit avec Lucky Luke ou Charlotte Impératrice, vous rendez hommage aux westerns hollywoodiens – ceux de John Ford ou de Clint Eastwood. « Wanted Lucky Luke » se termine d’ailleurs de la même façon que le film « Pale Rider » (1985).

 

 

C’est vrai mais lorsque le personnage Clint Eastwood s’en va, le spectateur ne sait pas ce qu’il pense. Quant à Lucky Luke, on sent qu’il est à nouveau confronté à son choix de solitude. Pour honorer ses engagements, il est incapable de s’ouvrir à l’amour et doit à nouveau partir à l’aventure. Pourtant, comme nous, Lucky Luke peut avoir des sentiments. On le sent tourmenté.

À la fin de mon album, je cite les derniers plans de « Pale Rider ». Cette fin est d’ailleurs également une citation du film « L’Homme des Vallées perdues » (1953). C’est dans ce film qu’apparaît pour la première fois l’acteur Jack Palance dans le rôle qui va inspirer Morris pour dessiner Phil Defer.

 

 

Dans vos albums, nous retrouvons des personnages déjà croisés dans les histoires de Lucky Luke : Laura Legs, la bande de Joss Jamon, Billy the Kid ou encore Jesse James. Vous dessinez également un personnage qui a les traits de René Goscinny. Avez-vous également eu la tentation d’intégrer les Daltons et Rantanplan ?

 

 

Dès la conception de « L’Homme qui tua Lucky Luke », il était évident que Jolly Jumper serait aux côtés de Luke. Concernant les Daltons, ils sont indubitablement liés au graphisme de Morris. Les rendre réalistes n’a pas de sens. J’ai donc fait sans eux.

Pour le deuxième, leur présence me manquait, j’ai donc voulu mettre une dose de Dalton dans celui-là. J’ai donc créé Dickhead, leur cousin éloigné. Dans un premier temps, il avait les mêmes traits que les frères. Mais graphiquement, cela ne marchait pas vraiment. Je lui ai donc donné un autre visage.

Pour Rantanplan, il s’agit d’une caricature de Rintintin. Il aurait été difficile pour moi de dessiner un chien qui était entre deux genres. J’ai donc renoncé à ce personnage-là.

En revanche, dessiner les autres personnages a été plus facile. Chacun incarne une certaine identité. Dans l’histoire de « Wanted Lucky Luke », tout le monde veut la peau de Lucky Luke car il y a une prime à la clé.

J’ai joué là sur un double sens. Je suis parti du principe que les auteurs de BD voulaient aussi tous Lucky Luke. C’est une façon de parler en m’amusant des multiples reprises des personnages de BD, ces derniers temps. Il y a en a tellement, qu’il y a, au bout d’un moment le risque de « casser le jouet ». J’illustre ce point lorsque la foule écartèle Lucky Luke.

Chaque personnage que j’ai dessiné incarne les raisons pour lesquelles on voudrait « avoir » Lucky Luke. Les Indiens afin d’obtenir une sorte de pouvoir mystique (j’ai tout dedefer suite eu envie de faire apparaître Patronimo le rebelle), les femmes par amour.

Brad Defer, le fils de Phil, et la bande de Joss Jamon quant à eux cherchent à le capturer pour l’argent et la gloire.

Parmi ces bandits, il y a Pete l’Indécis, une caricature de René Goscinny. Le personnage symbolise ici l’auteur créateur. C’est le seul à qui Lucky Luke rétorque : « Je suis tout à toi ». Il y a ici un double sens…

 

 

Dans « L’homme qui tua Lucky Luke », il y a les trois frères ; dans « Wanted Lucky Luke », il y a les trois sœurs. Chaque groupe fait douter le héros. Etait-ce une façon de renouveler le personnage ?

 

 

Dans la plupart des albums, Lucky Luke est confronté à des personnages secondaires. Le pied tendre, le chasseur de primes ou Calamity Jane… Par ailleurs, la mythologie de l’Ouest regorge de fratries célèbres. Les Dalton, bien sûr, mais aussi Jesse James et ses frères, ou la famille de Wyatt Earp.

Et au niveau fratrie, de mon côté, je suis aussi pas mal servi. Comme les frères Bone de « L’Homme qui tua Lucky Luke », j’ai moi-même trois frères.

Pour « Wanted Lucky Luke », les trois éleveuses sont proches de la personnalité de ma femme et de ses 2 sœurs. Comme elles, très soudées.

 

 

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On dit souvent « Jamais deux sans trois ». Y’aura-t-il un troisième album de Lucky Luke ?

 

 

ombreCe n’est pas d’actualité. Même si l’envie est là. Nous verrons. Faire un Lucky Luke est toujours un pur bonheur. Je mets beaucoup de moi dans ces albums.

Mais Je reste très occupé avec la série « Charlotte Impératrice » pour laquelle il me reste 2 albums à réaliser. Et je souhaite explorer d’autres univers.

 

 

« Charlotte Impératrice » a-t-elle influencé l’univers de Lucky Luke ?

 

 

Peut-être un peu. Entre le premier et le second Lucky Luke, je me rends compte que j’ai évolué au niveau de la mise en scène. C’est beaucoup plus cinématographique. Le travail avec Fabien Nury y est forcément pour quelque chose…

Mais le but reste toujours le même. Il me faut embarquer le lecteur. Il doit ne plus penser qu’à ce qu’il lit. Il faut qu’il de sente ailleurs, et qu’il y croie.

 

 

On sent que vous aimez beaucoup Charlotte.

 

 

Oui. J’ai beaucoup de tendresse et d’empathie pour elle. En plus du pur plaisir que j’ai à la dessiner.

Lorsque vous passez des mois, voire des années avec des personnages, vous devez les aimer ou au moins avoir un peu de tendresse pour eux. Un album est réussi lorsque le lecteur ressent toutes les émotions de l’auteur.

Certaines histoires sont parfois difficiles à terminer. Il est dur de quitter des personnages. Au fond de nous ils existent toujours. Quand je repense aux séries que j’ai dû parfois interrompre, j’ai toujours un regret.

 

 

chacha

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