Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les combats ont fait rage sur terre, dans les airs comme sur mer. Dès l’été 1940, la France libre sous le commandement d général de Gaulle a pu compter dans ses rangs les célèbres fusiliers marins (avec le 1er BFM). Membres d’un corps prestigieux de la marine,  ces soldats coiffés du fameux bachi vont participer à de nombreuses campagnes jusqu’en 1945.

Les fusiliers marins combattent en Afrique subsaharienne, au Proche Orient, au Maghreb, en Italie ou encore lors du débarquement du 6 juin 1944 avec les 177 soldats du Commando Kieffer. 

Entretien avec Benjamin Massieu, historien et auteur des livres « Philippe Kieffer – Chef des commandos de la France libre » et « Commando Kieffer- La campagne oubliée, Pays-Bas (1944-1945)« .

 

 

 

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, comment sont perçus les fusiliers marins au sein de la marine, de l’armée française ? Quelles sont leurs fonctions ?

 

 

 

Les fusiliers marins sont un corps très prestigieux et pourtant récent. Lors du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, c’est un corps qui n’a même pas un siècle puisqu’il a été créé en 1856. Les fusiliers marins ont pris part à de multiples campagnes du Second Empire (le Mexique notamment), mais aussi la guerre de 1870 et les expéditions coloniales de la IIIe République bien qu’il faille être honnête : on ne sait encore quasi rien de cette première partie de leur histoire, faute de travaux. Mais ils ne formaient pas encore d’unités propres. Les fusiliers encadraient des marins qui pouvaient être amenés à débarquer à terre et à y combattre sans être nécessairement eux-mêmes brevetés fusiliers. C’est cette logique qui prévalait encore lorsqu’a été créée, en 1914, la « brigade de marins » de l’amiral Ronarc’h. Celle-ci, progressivement transformée en véritable brigade de fusiliers, se distingue particulièrement en arrêtant les Allemands sur l’Yser alors que la supériorité numérique de ces derniers était écrasante. C’est essentiellement à elle que l’on doit le prestige dont jouie encore aujourd’hui la spécialité. La brigade avait ensuite été dissoute en décembre 1915 pour ne garder qu’un bataillon qui s’était lui aussi illustré jusqu’à la fin de la guerre. Pour autant, en 1939, il n’y avait plus d’unité de fusiliers. On était revenu à la forme d’un bataillon d’instruction stationné à Lorient et qui est d’ailleurs dissout dès le déclenchement du conflit. De toute évidence, la Marine ne prévoit pas en 1939-1940 d’utiliser des fusiliers marins pour le nouveau conflit.

 

 

 

11-551192 

 

 

Suite à l’Appel du 18 juin 1940, le 1er Régiment de fusiliers marins rejoint les troupes de la France libre. Comment les shakos deviennent commandos (bérets verts)?

 

 

 

Les choses sont un peu plus compliquées que cela. En réalité, il n’y a aucune unité de fusiliers marins constituée en 1940. C’est l’amiral Muselier, le fondateur des forces navales françaises libres (FNFL), qui a pris part aux combats sur l’Yser en 1914-1918 au sein de la brigade de l’amiral Ronarc’h qui décide de la création de cette unité. Cette décision répond à deux objectifs : tout d’abord, à ses débuts, la France Libre a plus de marins que de navires à armer. C’est donc un moyen de palier à ce problème de sous-emploi d’un personnel pourtant fort peu nombreux (à peine 1500 hommes). Ensuite, Muselier estime que mettre sur pied une unité de fusiliers sera un moyen de récolter rapidement quelques faits d’armes qui serviront à la propagande de cette Marine rebelle. Cela fait donc du 1er BFM la première unité mise sur pied par la France Libre. Il se forme à Aldershot avec1er RFM Libération des marins de toutes spécialités qui veulent en découdre rapidement. Rejoindre une telle unité est pour beaucoup un moyen d’espérer un retour rapide au combat, plutôt que d’attendre qu’un nouveau bâtiment soit armé. Cette unité bénéficie tout de même, dès sa création, d’un noyau dur d’officiers mariniers (les sous-officiers de la Marine) brevetés fusiliers à l’école de Lorient et qui vont former leurs congénères et fournir la base d’une armature solide.

Dès le 31 août 1940, le 1er BFM part en campagne et ne rentrera finalement jamais en Grande-Bretagne. Il est d’abord engagé lors de l’opération de Dakar, puis au Congo et au Gabon, en Syrie, en Libye (où il servira à Bir Hakeim), puis en Tunisie. Transformé en régiment en août 1943, il opère ensuite en Italie, fait le Débarquement de Provence, et participe à la Libération de la France jusqu’en Alsace, avant de finir la guerre dans le massif de l’Authion.

C’est une unité étrangement assez oubliée ou en tout cas dans l’ombre du Commando Kieffer dans notre mémoire (il est fréquent de confondre 1er BFM et 1er BFMC), alors qu’à la fin de la guerre, ses états de service sont incomparables : c’est une des trois unités de la Marine faite Compagnon de la Libération, elle a vu une trentaine de Compagnons servir dans ses rangs, pris part à des faits d’armes parmi les plus emblématiques de l’histoire de la France Libre sans jamais faillir et en s’adaptant toujours aux nouvelles circonstances (d’abord unité de fusiliers voltigeurs, puis d’artilleurs de DCA et enfin cavaliers blindés. 1500 hommes sont passés par ses rangs soit 10 % de la Marine française libre et deux de ses trois commandants sont morts au combat (Détroyat puis Amyot d’Inville). C’est un bilan pour le moins à la hauteur de l’héritage des anciens de Dixmude.

La création des premiers commandos relève d’une autre logique, sans rapport avec l’histoire du 1er BFM. Après le départ du 1er BFM pour l’Afrique, il restait de nombreux marins en attente d’embarquement en Grande-Bretagne. C’est l’un d’eux, officier interprète à l’état-major de Portsmouth, Philippe Kieffer, qui a l’idée de créer une unité basée sur le modèle des commandos britanniques en voyant les premières opérations « publiques » menées par ces derniers en mars 1941. Il décide de créer une unité française similaire et, bien évidemment, il apparaît évident qu’il faut constituer ce nouveau type d’unité à partir de fusiliers, puis les former à d’autres méthodes (celles des commandos). C’est ainsi qu’à partir de janvier 1942, Kieffer commence à former un premier groupe de volontaires à Camberley. Les Britanniques étant alors dans une réflexion sur l’intégration de volontaires étrangers dans ces nouvelles unités (en particulier depuis la prise de commandement des Opérations Combinées par Lord Mountbatten), l’initiative de Kieffer tombe à point nommé et à partir d’avril 1942, ils les accueillent dans leur centre de formation d’Achnacarry en Écosse. C’est le début de l’aventure du Commando Kieffer.

 

 

 

Comment est perçu le capitaine de corvette Philippe Kieffer (par ses hommes, le commandement,…)?

 

 

 

C’est un chef reconnu et apprécié par ses hommes. Il faut tout de même se souvenir que Kieffer a un profil très particulier puisqu’il n’a aucune expérience combattante avant de fonder cette unité spéciale. C’était un civil jusqu’au déclenchement du conflit, un banquier de haut rang pendant vingt ans, puis un interprète. Bref, c’était un homme de bureau.005 (2) Lorsqu’il prend la tête de son unité, il ne peut pas faire valoir des faits d’armes particuliers (il n’en a d’ailleurs aucun avant le 6 juin 1944). Son autorité il va l’acquérir en montrant à des petits jeunes d’une vingtaine d’années qu’on peut réussir (qui plus est devant eux) un stage commando à plus de 40 ans (et même plusieurs stages consécutifs). Et par la suite, il a toujours conduit ses hommes en tête. Une chose qui est souvent revenue lorsque je parlais de lui avec ses hommes c’est qu’il montrait l’exemple. Il ne donnait pas l’ordre de faire des choses qu’il ne pouvait accomplir lui-même. C’était plus « Suivez-moi » que « Allez-y ».

Le commandement britannique avait toute confiance en lui. Des réserves ont certes été émises à son sujet en avril 1944 par certaines responsables des Opérations combinées qui se demandaient si le choix de cet homme d’une quarantaine d’années sans expérience du combat était judicieux, mais cela n’est pas allé plus loin car Kieffer avait le soutien et la confiance d’autres hauts responsables des commandos britanniques.

Quant à la Marine française libre, contrairement à ce qu’on a beaucoup raconté, Kieffer a été soutenu par ses chefs. L’amiral d’Argenlieu en particulier, l’a toujours épaulé dans ses démarches auprès des britanniques pour que les commandos français soient engagés dans des opérations en 1943, à une époque où les hommes s’ennuyaient faute d’un départ en opération. C’est grâce à son insistance que les autorités britanniques ont confié les raids à « petite échelle » aux commandos français lors de l’hiver 1943-1944.

 

 

 

Les opérations commandos se succèdent pour les fusiliers marins de la France libre (Dieppe, sur les côtes françaises ou belges, Italie,…). Deviennent-ils au fur et à mesure une unité à part (commandos Kieffer)?

 

 

 

Lors de la création de la première compagnie de fusiliers marins commandos (qui devient bataillon à l’automne 1943), l’objectif de ce qu’on surnommera bien plus tard le « Commando Kieffer », est de mener des opérations « coup de poing » sur les côtes d’Europe occupée. D’ailleurs, l’unité est opérationnelle depuis tout juste un mois lorsque 15 des siens sont engagés lors du raid sur Dieppe le 19 août 1942. Pourtant, c’est le début d’un long passage à vide. Pendant plus d’un an, ces hommes ne participent à absolument aucune opération. Ils ne font que s’entraîner. Le problème est que le centre de gravité du conflit s’est déplacé. À la fin de l’année 1942, avec notamment le Débarquement allié en Afrique du Nord, c’est en Méditerranée que tout se passe, alors que les commandos sont en Grande-Bretagne. Pour Kieffer c’est terrible car beaucoup de ses hommes l’ont rejoint en espérant être en première ligne, prendre part à des opérations qui feront mal à l’ennemi. Et ils se retrouvent à ne faire que des exercices, d’où une très importante vague de départs : 8 hommes fin 1942 puis 15 en janvier 1943, dont un tiers issu du premier stage commando. Une véritable hémorragie !

Il tente tant bien que mal de combler les départs mais l’unité apparaît en sous-effectif chronique. Ce n’est qu’au printemps et à l’été 1943 qu’il parvient à véritablement gonfler ses effectifs grâce à l’arrivée de nombreux évadés de France (par la mer, via  Gibraltar ou via l’Afrique du Nord). Il atteint donc environ 180 hommes. Pourtant, l’unité ne se voit pas confier de nouvelle mission. À la fin de l’été, il est enfin question de la faire déménager pour le théâtre d’opération méditerranéen avec en vue des raids contre la Corse puis la France occupée ou l’Italie. À nouveau, cela échoue, en grande partie à cause des rivalités entre les autorités françaises de Londres et d’Alger. Enfin, en juillet 1943, les raids Forfar sur les côtes de France voient l’engagement deux commandos français. C’est peuKieffer-127 (Didier) mais c’est un début. Finalement, il est décidé de mener des raids à petite échelle contre les côtes d’Europe occupée. Ce sont les raids Hardtack dont le but est de reconnaître les côtes en vue du futur débarquement qui vient d’être décidé, ou bien d’intoxiquer l’ennemi sur les intentions réelles des Alliés. Toute une série d’opération est ainsi menée par environ la moitié de l’effectif.  C’est ainsi que dans la nuit du 26 au 27 décembre 1943, l’équipe menée par Francis Vourch procède à la reconnaissance de ce qui sera la plage d’Utah Beach où débarqueront les Américains 6 mois plus tard. Au final, ces opérations provoquent la perte de 14 hommes, morts et disparus, au premier rang desquels Charles Trépel, le premier adjoint de Kieffer, dont la disparition est douloureusement ressentie.

Ils ont donc des opérations bien éloignés et de celles des autres fusiliers marins. Plus que des fusiliers, ils sont des commandos. Ils forment un univers à part. Il ne faut pas non plus oublier que Kieffer n’a pas eu recours qu’à des marins mais a aussi recruter beaucoup d’hommes de l’armée de terre qui ont été versés à la Marine pour servir dans les commandos.

Pour leur part, les fusiliers marins du 1er BFM puis RFM forment il est vrai un « monde à part », d’abord parce qu’ils forment une unité marine au sein d’une brigade puis une division de l’armée de terre (la 1ère  brigade puis division française libre). Il y a ont un langage, des habitudes, des attitudes qui les distinguent des « biffins » auprès desquels ils vivent. Ils font aussi partie d’un monde à part en tant que Français libres, et on le leur fait bien ressentir. Suite à l’opération Torch et au retour dans la guerre des forces françaises en Afrique du Nord, les Giraudistes, fidèles au régime de Vichy jusqu’à cette date, ne se rallient pas pour autant à la France Libre du général de Gaulle. Bien au contraire, ils se posent comme un autre pouvoir tout aussi légitime que celui de la France Libre, si ce n’est plus, et bénéficient du soutien des Américains. Ils sont donc aux commandes en Afrique du Nord libérée et considèrent que les Français libres et ceux qui les rejoignent ne sont que des traîtres et des déserteurs. Par conséquent, après la campagne de Tunisie, les hommes de la 1ère brigade française libre sont renvoyés dans le désert libyen et doivent y stationner un long moment.

Deux grandes unités de fusiliers marins se trouvent alors en Afrique du nord : le 1er bataillon de fusiliers marins (1er BFM) de la brigade française libre, et le bataillon de Bizerte, formé de marins Giraudistes, fidèles à Vichy jusqu’à fin 1942.

Le 1er BFM va jouer sur la rivalité entre les deux univers FFL contre Giraudistes pour attirer à lui tous les marins qui désertent les forces navales d’Afrique du Nord afin de reprendre le combat. C’est ainsi que, ayant gonflé considérablement ses effectifs, il devient le 1er régiment de fusiliers marins.

Le bataillon de Bizerte devient lui aussi un régiment qui va prendre le nom de Régiment blindé de fusiliers marins (RBFM). On y trouvera quelques Français libres (à l’image de Philippe de Gaulle ou de Jean Gabin) mais c’est une unité clairement Giraudistes.

Entre 1er RFM et RBFM naît une rivalité très forte sur cette question du ralliement à la France Libre. Le RBFM sera d’ailleurs rattaché à la 2e DB de Leclerc. Ce dernier le leur fera bien comprendre qu’ils ne sont pas les bienvenus et qu’on lui a imposé leur présence dans sa division. Il leur interdit d’ailleurs le port de la fourragère aux couleurs de la Légion d’honneur gagnée par les anciens à Dixmude, tant qu’ils n’auront pas montré ce qu’ils valent au front.

Cette rivalité a longtemps perduré, y compris après-guerre lors de cérémonies commémoratives. Il n’y a jamais eu une mémoire unie autour de l’histoire de ce corps des fusiliers marins. Les hommes du 1er BFM/RFM avaient vécu leur histoire de leur côté. Leur identité était celle de la 1ère DFL à laquelle ils étaient rattachés. Ceux du RBFM avaient également leur identité, de Giraudistes mais aussi d’hommes de la 2e DB. Enfin le Commando Kieffer n’a jamais combattu qu’aux côtés de commandos britanniques et alliés donc leur identité était celle de commandos. Chacun avait par conséquent ses faits d’armes, son histoire, sa propre mémoire, indépendants de ceux des autres.

 

  

 

Le 6 juin 1944, le commando Kieffer (177 fusiliers marins) débarque sur la plage d’Ouistreham (Sword Beach). La participation de la France libre au Jour J a-t-elle été une victoire militaire mais aussi politique ?

 

 

Non absolument pas. C’est même un échec cinglant. De Gaulle avait réclamé dès le mois de décembre 1943 l’engagement d’au moins une division française lors des opérations de Débarquement. Mais pour les Alliés et en particulier les Américains, il était hors de question de donner aux Gaullistes, dont ils ne reconnaissaient pas la légitimité, un rôle dans la libération. Churchill et Roosevelt avaient la ferme volonté d’impliquer un minimum de Gaulle, avec qui leurs relations étaient détestables.

D’autres arguments seront mis en avant pour justifier cette mise à l’écart des opérations du 6 juin. Tout d’abord, le fait qu’au printemps 1944, les forces françaises, fortes tout de même de plus d’1,3 million d’hommes, étaient peu nombreuses en Grande-Bretagne, laouistreham base de départ du Débarquement. Elles stationnaient essentiellement en Afrique du Nord ou combattaient en Italie car les Alliés les destinaient à une autre opération où elles étaient considérées cette fois comme indispensables : le Débarquement de Provence. Or, les Alliés, dont les moyens, notamment maritimes, étaient beaucoup plus limités que nous ne nous l’imaginons aujourd’hui (le débarquement a tout de même dû être repoussé de mai à juin à la demande d’Eisenhower faute d’un nombre de bateaux suffisant), ne souhaitaient pas et ne pouvaient pas, mobiliser ces moyens pour faire venir en Grande-Bretagne, puis en Normandie, depuis l’Afrique ou l’Italie, ces troupes qui devraient faire le chemin inverse deux mois plus tard pour débarquer en Provence. Ce n’est qu’en raison de l’insistance du général de Gaulle de disposer d’au moins une division française pour libérer Paris pour des raisons symboliques et politiques, que la 2e DB sera amenée en Grande-Bretagne. Mais elle ne débarquera en Normandie qu’au mois d’août.

Les Alliés craignaient également qu’en mettant les grands chefs militaires français dans le secret, cela n’aboutisse qu’à des fuites qui profiteraient aux Allemands.

Ce refus allié est aussi dû à des motifs raciaux – et pour tout dire racistes : les troupes françaises comptaient une grande part d’indigènes. Les Alliés considéraient que stationner des troupes non blanches en Grande-Bretagne avant leur débarquement en France serait difficilement accepté par les populations britanniques. C’est cette considération qui les guidera dans leur désignation de la division devant libérer Paris.

En somme, les Alliés avaient tout fait pour que ce débarquement en France ne fût pas l’affaire du gouvernement français dirigé par de Gaulle. Une situation devenue insoluble pour eux à la veille du déclenchement de l’opération : leurs échanges témoignent de leurs inquiétudes face à la nécessité de s’appuyer sur la Résistance intérieure et sur les forces françaises de l’extérieur tout en ne reconnaissant par l’autorité qui les dirige. Les Alliés étaient donc dans une situation intenable de boycott politique mais de coopération militaire.  C’est pour toutes ces raisons que de Gaulle refusa de célébrer le Débarquement : selon lui, c’était une affaire d’ « Anglo-saxons » pour qui la France n’avait été qu’un champ de bataille sur leur route vers la victoire.

La participation française au Jour J fut donc faible : j’ai chiffré cet effectif total à plus de 3000 hommes : environ 2600 marins (il est difficile de reconstituer les listes d’appel précises de chaque bâtiment pour le Jour J donc on doit se contenter de l’effectif théorique), 227 aviateurs, au moins 38 parachutistes et 177 commandos.

C’est une goutte d’eau. Surtout, à chaque fois, ces forces sont de petites unités intégrées dans des unités alliées bien plus grande. On est loin de la division autonome engagée dès le Jour J comme le voulait de Gaulle.

Enfin, et je pense qu’il est important de s’y attarder, on aurait tort de croire que tous ces hommes sont des Français libres. La fusion a été faite avec les forces d’Afrique du Nord fidèle à Vichy jusqu’à la fin de l’année 1942. Et ceux qui n’ont pas rallié la France Libre avant le 31 juillet 1943 ne peuvent se prétendre « Français libres ». De Gaulle est certes devenu le seul et unique chef de la France en guerre mais le fait est que le Jour J, il y a plus de Français combattants que de français libres. Le Commando Kieffer est un symbole mais il n’est pas représentatif de la participation de la France libre aux opérations du 6 juin. De Gaulle écrivit d’ailleurs dans ses Mémoires de Guerre : « Comme elle est courte, l’épée de la France, au moment où les Alliés se lancent à l’assaut de l’Europe ! Jamais encore notre pays n’a, en une si grave occasion, été réduit à des forces relativement aussi limitées. »

Il y avait eu des Français, certes, mais leur participation était trop anecdotique pour coller avec le discours de « la France se libérant elle-même ». En revanche, et contrairement à ce que l’on peut souvent entendre, de Gaulle n’a jamais dit ou fait quoi que ce soit contre le Commando Kieffer contre lequel il aurait eu une dent. Il a simplement refusé de commémorer une bataille dont la France avait été largement écartée. Il était plus intéressant pour lui de commémorer la Libération de Paris ou le Débarquement de Provence, que la Normandie (quand bien même ces faits d’armes ne sont pas tous le fait des seuls Français libres).

 

 

En quoi « la campagne oubliée » des commandos Kieffer aux Pays-Bas (1944-1945) a-t-elle été un enjeu majeur pour les Alliés ?

 

 

Le déploiement des commandos français et britanniques aux Pays-Bas s’inscrit dans le contexte de la campagne pour la libération de l’estuaire de l’Escaut, curieusement négligée par l’historiographie de la libération de l’Europe mais pourtant déterminante dans la victoire alliée.

À l’heure où le front s’éloigne dangereusement des côtes normandes, étirant toujours plus ses lignes d’approvisionnement, il devient urgent pour les Alliés de s’emparer d’installations portuaires. Miraculeusement pris intact, le 4 septembre, le port d’Anvers, deuxième port d’Europe et troisième du monde, véritable poumon qui pourrait apporter aux Alliés tout l’approvisionnement nécessaire, est inexploitable en raison du contrôle de l’estuaire de l’Escaut par des forces allemandes puissamment retranchées. À la fin du mois d’octobre, au terme d’une difficile campagne des troupes canadiennes et polonaises, seule l’île de Walcheren, située à l’embouchure, résiste encore. Walcheren est considéré par l’état-major allié comme le secteur le plus fortifié d’Europe. S’en emparer s’annonce donc particulièrement périlleux. Pour faciliter sa prise en limitant les déplacements et l’approvisionnement de l’adversaire, les digues du littoral sont bombardées et percées par la Royal Air Force, entraînant l’inondation de l’île à l’exception des dunes à son pourtour. Un double débarquement doit ensuite permettre de réduire les forces ennemies. C’est ainsi que les commandos débarquent sur l’île de Walcheren le 1er novembre 1944. L’île est prise en une semaine ce qui est un véritable exploit. Les rudes combats menés par les Alliés sur le Rhin et dans les Ardennes dans les semaines suivantes n’auraient pu réussir sans l’ouverture d’Anvers. Hitler lui-même, bien conscient de l’importance de ce port, en fera le premier objectif de ses troupes lors de la contre-attaque des Ardennes.

 

 

72636138_10221221292862373_1957312224234045440_o

 

 

 

Au cours de la guerre, les commandos Kieffer participent à des opérations avec des troupes britanniques, canadiennes, néerlandaises voire même allemandes (X-troop antinazie). Les relations ont-elles été toujours au beau fixe?

 

 

 

En octobre 1941, la nomination de Lord Mountbatten à la tête des opérations combinées avait ouvert la voie à la création d’unités commandos non-britanniques. L’initiative de Philippe Kieffer qui, depuis de longs mois, n’attendait que cela, avait fait des émules parmi les autres combattants en exil des pays européens occupés. C’est ainsi qu’avait vu le jour le n° 10 Commando interallié, dont les Français avaient formé la troop 1. Une troop 2 néerlandaise avait bientôt était formée, puis la troop 3 (ou X-Troop) aux ordres du Britannique Bryan Hilton-Jones et formée de germanophones antinazis. Suivirent une troop 4 belge, une troop 5 norvégienne, une troop 6 polonaise, une troop 7 yougoslave – qui en réalité ne put jamais rassembler plus de deux officiers et 14 hommes – et enfin la troop 8, seconde troop française.

Une des grandes interrogations des Britanniques était de savoir si ces hommes deH_031039 différentes nations allaient savoir coexister. Il avait donc été décidé, dans un premier temps, de rassembler ces troops, non pas dans une même ville, mais une même région du Pays-de-Galles, dans des villages différents, dans un rayon d’une trentaine de kilomètres environ, afin de limiter leurs relations (les Français stationnaient par exemple à Criccieth). Ces hommes ne se fréquentaient pas au quotidien mais réalisaient par moments des exercices communs et à ma connaissance tout s’est toujours passé pour le mieux. Kieffer et les autres chefs de troops n’auraient quoi qu’il en soit jamais toléré des bagarres entre leurs hommes sans que cela ne débouche sur un renvoi pur et simple des commandos. En revanche, les anciens m’ont souvent raconté des bagarres dans des pubs avec des soldats étrangers non commandos, notamment des canadiens (souvent pour des histoires d’amour avec des anglaises).

Fin mai-début juin 1943, ces troops ont finalement été regroupés à Eastbourne, une ville de cantonnement commune, pour éventuellement partir vers un même théâtre d’opération, en unité constituée, mais il s’est rapidement avéré que l’on avait besoin d’eux sur des théâtres d’opérations différents (les Norvégiens en Norvège, les Belges en Italie, les Néerlandais en Extrême-Orient contre les Japonais, etc.)

Seuls les Français ont quitté le n°10 Commando pour intégrer le n°4 Commando à la veille du Débarquement en Normandie (et ils y sont restés). Leurs relations avec les Britanniques étaient excellentes, le respect mutuel. Kieffer parlait un anglais parfait, tandis que le colonel Dawson, chef du n°4 Commando était francophone et francophile. Il parlait le français sans aucun accent. De plus, les Français opéraient aux côtés des Britanniques mais toujours avec leurs propres missions, ce qui leur laissait une certaine autonomie qu’ils appréciaient.

Ce n’est que lors des opérations de prise de l’île de Walcheren que les troops du n°10 Commando interallié ont eu l’occasion de combattre côte à côte : Français, Britanniques, Néerlandais (en particulier pour servir d’interprètes), Belges, Norvégiens et Germanophones anti-nazis. Tout s’est passé pour le mieux.

C’est un exemple assez étonnant d’unité spéciale multinationale (que l’on pourrait comparer à la même époque à la brigade SAS). C’est de là que vient d’ailleurs la tradition commune des commandos bérets verts dans la plupart des pays qui, après le conflit, ont décidé de repartir du noyau de leur troop nationale pour créer des commandos dans leur propre armée.

 

 

Suite à la Seconde Guerre mondiale, les commandos de la Marine sont créés. Quelles sont leurs particularités ? Leur héritage des commandos Kieffer ?

 

 

 

L’histoire des commandos marine français après-guerre est assez longue mais disons que leurs débuts sont le fait, là encore, de la volonté de Kieffer. Dans les derniers mois du conflit, il œuvre activement pour que l’expérience acquise ne soit pas perdue et que lap201 dissolution de son unité, comme celle de nombreuses autres, ne débouche pas sur la disparition pure et simple des commandos. Il échange ainsi de nombreuses fois avec les principaux amiraux et plaide pour créer une école des commandos français. Il ainsi nommer membre de la commission du ministère de la Marine chargée de réformer la spécialité de fusilier marin. Grâce à ses efforts, la France se dote en 1946 d’une école de fusiliers marins et commandos au centre Sirocco, situé au cap Matifou, près d’Alger (aujourd’hui à Lorient). L’école des fusiliers, dissoute à Lorient en 1940, y avait été recréée à l’été 1945. Le 1er mai 1946, Alexandre Lofi, adjoint de Kieffer, gagnait les lieux avec les 11 derniers membres du 1er BFMC. Du 1er juillet au 1er octobre 1946, ces derniers encadrent le premier stage commando d’après-guerre. La première filiation est donc celle-ci.

En moins d’un an, entre juillet 1946 et juillet 1947, trois commandos voient le jour au centre Sirocco. Au début, ces unités portent des numéros à la manière britannique (bien que leur effectif ne fût pas celui d’un commando au sens britannique, mais plutôt celui d’une troop). Le Commando n° 2, créé par décision ministérielle du 19 mai 1947, prend, sur proposition de Philippe Kieffer, le nom de son ancien adjoint et devient le « commando Trépel ». C’est une autre filiation importante que de porter le nom d’un ancien du 1er BFMC. Il en sera de même avec la création du « Commando Hubert » (en référence à Augustin Hubert, tué à Ouistréham), puis du « Commando Kieffer » en 2008.

En décembre 1946, il est également décidé que le béret vert serait la coiffure distincte des personnels brevetés commandos (mais sans insigne). Plusieurs instructeurs eurent l’idée de reprendre celui du 1er BFMC début 1949, mais le projet rencontra quelques difficultés. Finalement, c’est au deuxième semestre de cette même année que le lieutenant de vaisseau Vedel, commandant le Commando François, parvint à le faire aboutir. Il emprunta l’insigne du quartier-maître Lerigoleur, ancien du 1er BFMC, et le fit copier. La présence ou non de la croix de Lorraine sur ce nouvel insigne fut sujette à débat, mais elle fut finalement conservée. Seul le bandeau avec le nom du bataillon fut remplacé par « Commandos marine ».

Pour le reste, ces différentes unités se sont par la suite spécialisées pour répondre aux besoins de la Marine. Il existe aujourd’hui 7 unités d’environ 90 commandos marine (la dernière ayant été créée en 2015), et chacune renferme plusieurs cellules aux compétences diverses (contre-terrorisme et libération d’otages, action sous-marine, guerre électronique, etc.). Leurs opérations comme leurs matériels n’ont plus grand-chose à voir avec l’époque de Kieffer mais les bases de la sélection sont restés les mêmes. Beaucoup se plaisent à dire que l’esprit des anciens y demeure intact. En tout cas, l’exemple des 177 Français du Jour J est très présent dans le panthéon personnel de chacun de ces hommes.

 

 

 

Les fusiliers marins de la France libre sont-ils restés des anciens combattants à part selon vous?

 

 

 

Comme tous les Français libres, fusiliers marins comme commandos marine sont restés des combattants à part. Après la guerre, l’armée française s’est largement reconstituée autour des cadres qui étaient restés fidèles à Vichy. Certes, certains Français libres ont pu, certes, poursuivre une carrière militaire, mais c’est n’est en aucun cas la majorité d’entre eux qui sont retournés à la vie civile. Ils ont donc conservé une mémoire propre, celle de rebelles qui avaient refusé d’obéir à Vichy et qui ne souhaitaient en aucun cas être assimilés à ceux qui avaient repris le combat tardivement ou ne l’avaient pas repris du tout. Leur identité de Français libres est centrale.

Ensuite, d’autres identités ont pu se construire selon les unités et les combats. Les commandos de Kieffer ont construit une mémoire propre autour de leurs combats en Normandie et aux Pays-Bas en particulier, tandis que les fusiliers marins du 1er BFM/RFM se sont davantage retrouvés autour de la célébration de leurs combats, à Bir Hakeim, en Italie ou lors du Débarquement de Provence.

 

 

Authion

 

Pour en savoir plus :

 

Entretien avec Paul Leterrier – dernier fusilier marin de la Bataille de Bir Hakeim : http://leparatonnerre.fr/2019/03/01/entretien-avec-paul-leterrier-fusilier-marin-a-bir-hakeim/

 

Légendes des photos :

 

  • Photo de couverture : Philippe Kieffer et les premiers volontaires pour les commandos au centre de formation des Royal Marines britanniques HMS Royal Arthur de Skegness – Mars 1942.
  • Image 1 : Le capitaine de frégate Maupéou entouré de quelques-uns de ses fusiliers marins à Dire-Grachten (Belgique), sur les bords de l’Yser, le 3 septembre 1917.
  • Image 2 : Août 1940 : Morval Camp d’Aldershot. Quelques volontaires du 1er Bataillon de fusiliers marins durant leur formation en Grande-Bretagne.
  • Image 3 : Philippe Kieffer à Criccieth (Pays de Galles) à l’été 1942.
  • Image 4 : Commandos français à Criccieth (Pays de Galles) en 1942.
  • Image 5 : Commando Kieffer en Normandie – Eté 1944.
  • Image 6 : Une colonne de commandos français quitte Flessingue le 3 novembre 1944 et remonte le Coosje Buskenstraat vers le nord de l’île de Walcheren et d’en achever la conquête.
  • Image 7 :  Philippe Kieffer (en bas à droite) avec les principaux officiers du N°10 Commando interallié.
  • Image 8 : Philippe Kieffer remet le fanion de son bataillon au Corps amphibie de la Marine (CAM) le 19 mars 1954.
  • Image 9 : Fusiliers marins du 1er RFM montant à l’assaut derrière un blindée lors des combats du massif de l’Authion, à la fin de la guerre. Cette scène a été rejouée par les combattants eux-mêmes, pour les besoins de la propagande, une fois la bataille terminée.
PARTAGER