Plus de 100 ans plus tard, la Première Guerre mondiale reste un événement historique qui continue de marquer profondément les esprits. Sur 8 millions de mobilisés entre 1914 et 1918, plus de 1,5 millions ne revinrent jamais chez eux auprès de leur famille. Plus de 4 millions de soldats subirent de graves blessures.

En 1998, alors que les derniers poilus disparaissent peu à peu, l’écrivain Jean-Pierre Guéno lance un appel sur Radio France afin de collecter les lettres jusqu’ici éparpillées, de ces soldats de la Grande Guerre. Plus de 8 000 personnes vont répondre. Le succès sera également immense en librairies et dans les établissements scolaires.

Plus de 20 ans après la publication, nous nous sommes entretenus avec Jean-Pierre Guéno afin d’en savoir plus sur cette formidable histoire des « Paroles de Poilus – Lettres et carnets du front (1914-1918)« .

 

 

 

En 1998, vous publiez « Paroles de Poilus » afin de donner justement la parole à « ces obscurs et ces sans-grades ». Comment est né le projet ?

 

 

Mon grand-père était bretonoriginaire de Lamballe. Terre Neuvas à 12 ans, il a réellement eu une vie de roman. Entre 1919 et 1967, il n’a jamais parlé de son histoire en tant que soldat de la Première Guerre mondiale. C’est à la mort de son épouse qu’il s’est confié à nous. Mon grand-père s’est en effet installé chez nous dans notre modeste appartement du 20ème arrondissement de Paris. Il lui fallait 2 heures pour raconter une journée de sa guerre. J’étais alors en 6ème. Lorsque je rentrais chez moi le soir, je ne faisais plus mes devoirs. J’écoutais mon grand-père me parler de ses souvenirs. Je pense que mon intérêt pour les Poilus est venu de cette époque.

J’ai toujours été un amoureux de l’histoire. Pendant 7 ans, j’ai travaillé auprès d’Emmanuel Le Roy Ladurie au sein de la Bibliothèque nationale.

En 1998, lors de mon appel à la radio, il restait encore à l’époque quelques anciens combattants de la Grande Guerre mais ils étaient alors très âgés. Je me suis dit que c’étaitlettres par les lettres, le courrier et les journaux intimes des soldats que nous pouvions avoir de nouvelles informations sur la guerre 14-18. Lorsque j’ai reçu toutes ces lettres, j’ai pu découvrir des aspects de la guerre qui n’avaient pas encore été relevés par le travail des historiens. Notre passé est bien souvent modifié et instrumentalisé. Ceux qui font l’histoire ne sont pas seulement ces grandes figures et personnalités qui ont été les têtes d’affiche de notre passé. Nos grands-parents et nos arrières grands-parents ont eux aussi fait l’histoire. Ils l’ont vécue à hauteur d’homme.

Le corpus des lettres et des journaux intimes a longtemps été négligé par beaucoup d’historiens.   Les préhistoriens sont parfois plus ouverts et plus modestes que les historiens : puis ils travaillent, plus ils font reculer les limites de leurs savoir, plus ils sont prêts à reconnaître qu’ils s’étaient trompés. L’histoire meurt parfois du dogmatisme. L’histoire est une science de l’éveil : elle ne doit pas se transformer en une science de l’anesthésie et aboutir à des comptes-rendus d’une autopsie. L’histoire c’est la vie et pour être racontée, elle ne doit pas rester le monopole des historiens. Il faut également laisser la place aux journalistes, aux passionnés, aux conteurs et aux témoins.

Les lettres et les journaux intimes que j’ai reçus ont été une formidable source historique. Avec l’école obligatoire et gratuite pour tous de Jules Ferry, nos ancêtres ont appris à lire et à écrire. Ils sont alors devenus capables de décrire leurs sentiments, leurs joies et leurs peurs dans leurs lettres et leurs journaux intimes.

Je ne m’étais même pas rendu compte que 1998 était le 80ème anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale, et cela amplifia les répercussions de mon appel radiophonique.

 

 

Comment avez-vous organisé ce véritable travail de collecte ?

 

 

Mon appel a été diffusé sur toutes les antennes de radio de France Inter à France bleu. Plus de 20 000 personnes ont répondu. J’ai dû tout lire seul. J’ai la chance de dormir peu… La plupart des documents que j’ai reçus étaient des photocopies de lettres écrites à la plume ou au crayon foncé. Au départ, j’avais l’impression de lire de véritables hiéroglyphes puis au fur et à mesure je suis devenu un expert.  Mais à la lecture de ces écrits, j’ai développé une hyper-sensibilité. J’aurais même pu devenir dépressif. Même pour le lecteur, m’a fallu veiller à préméditer un véritable montage. Je ne pouvais publier ces paroles sans un dosage très équilibré.

Très vite, « Paroles de Poilus » a été prescrit par les professeurs. A la lecture du livre, beaucoup se sont rendus compte que les anciens combattants n’étaient pas ces vieillards dont nous avions l’habitude d’écouter les souvenirs d’anciens combattants mais pour beaucoup, lorsqu’ils ont vécu leur chemin de croix, des jeunes entre 17 et 23 ans.

A la lecture de toutes ces lettres et journaux intimes, j’ai pu trouver de vraies pépites. Les poilus ne sont pas des écrivains professionnels et pourtant lorsque vous les lisez, vous retrouvez une certaine petite musique que j’appelle la vibration de l’âme.

 

 

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Entre 1914 et 1918, les Français ont envoyé 4 millions de lettres par jour. La Première Guerre mondiale est-elle le premier conflit où les mots ont su décrire la guerre, apaiser, connecter ?

 

 

Beaucoup de ces lettres ont d’ailleurs été envoyées dès le début des hostilités qui a été la partie la plus sanglante de la guerre. En une seule journée, le 22 août 1914, l’armée française a compté jusqu’à 27 000 morts. La même semaine, le nombre de décès n’était jamais inférieur à 20 000 personnes par jour. Les chiffres sont dantesques alors que la guerre des tranchées n’a pas encore commencé. La bataille de Morhange (19-20 août 1914) a été totalement oubliée alors que les pertes humaines y ont été considérables.

Pour une grande majorité des soldats, il s’agit en plus du baptême du feu. L’état-major avait un réel mépris pour la vie humaine et n’a pas hésité à envoyer au combat des troupes inexpérimentées sans véritables consignes de prudence. Lors des premiers mois de la guerre, beaucoup ont perdu un ami d’école, un père ou un frère, dans la mesure où les régiments étaient composés en vidant un même territoire local de sa population masculine, et lorsqu’un régiment était éliminé, c’est un terroir qui était stérilisé.

Après de telles horreurs, on aurait pu s’attendre à lire des flots de haine envers l’ennemi allemand. Eh bien non !

J’ai bien sûr lu des lettres de « militarias », du genre de celles qui décrivent avec minutie les détails des manœuvres militaires, le calibre des armes et des bombes, mais cela n’a aucun intérêt pour le grand public. Ce qui m’intéressait c’était le contenu des écrits qui décrivaient les sentiments et les peurs des soldats. Beaucoup d’entre eux écrivaient à leur mère en étant conscients qu’ils n’auraient pas le temps de connaître d’autres femmes.  En lisant leurs lettres, elles devaient vieillir de 20 ans en 10 minutes. Mais pour ces enfants, l’aveu de l’horreur permettait de relâcher la pression et de ne pas devenir fou.

Les journaux intimes seront vite interdits au cours de la Grande Guerre comme au cours des guerres suivantes car ils échappaient à la censure.

 

 

Quel est ce soldat en couverture ?

 

 

J’ignorais son identité lors que j’ai choisi de le mettre en couverture. J’avais seulement lu ses lettres. Il s’agit en fait de Maurice Maréchal, l’un des plus grands violoncellistes de son époque. Un prix prestigieux porte toujours aujourd’hui à son nom. Ce virtuose est même celui qui a découvert Mstilav Rostropovich lors d’un concours.

 

 

maurice maréchal

 

 

80 ans après la Grande Guerre, avez-vous été surpris par le succès du livre et le formidable accueil dans le milieu scolaire ?

 

 

Oui. Avec toutes éditions confondues, plus de 3 millions d’exemplaires ont été vendus et cela continue. Gallimard avait refusé le projet. Je suis alors allé voir les éditions Tallandier et les éditions Librio chez Flammarion. Je voulais la sortie du livre en petit format à 10 francs et le grand format illustré à 200 francs. Les deux ont été complémentaires et le succès a été au rendez-vous. Je voulais que les collégiens et les lycées puissent avoir accès au livre sans que le prix soit un barrage.

 

 

« Paroles de Poilus » en bande dessinée a-t-il été une suite logique ?

 

 

J’étais au départ très méfiant. Beaucoup de personnes me proposaient beaucoup de projets qui ne m’intéressaient pas. Les éditions du Soleil ont proposé le format BD et j’ai été convaincu. Un fabuleux cheptel de dessinateurs a participé au projet. Selon leur profil, j’ai alors sélectionné des textes. La bande dessinée est finalement une réactualisation des lettres par des illustrateurs.

 

 

Vous avez ensuite publié « Paroles de détenus », « d’étoiles », « du Jour J », « de Verdun », « de femmes », « de torturés »,… L’exercice est-il devenu une passion sans fin ?

 

 

femmes

C’est incroyable de lire et de relire l’homme ou la femme au bord du gouffre. La vibration de l’âme… encore. Depuis 4 ans, je m’intéresse à des sujets particuliers dont les acteurs sont tournés vers l’intérêt général. J’ai notamment travaillé sur les paroles des soldats d’OPEX, des facteurs ou encore de prêtres, ces fantassins de l’Eglise. Il est par exemple incroyable de lire le journal intime de l’abbé Mugnier, le prêtre des écrivains de la fin du XIXème siècle. Cela n’a pas pris une seule ride.

 

 

 

Est-ce que vous-même vous aimez écrire des lettres ?

 

 

En particulier des lettres ouvertes. J’en écris beaucoup sur les réseaux sociaux depuis 4 ans et dans le magazine Historia. J’envoie également des points de vue au journal Ouest France tous les mois.

 

 

Avez-vous été satisfait des commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale ?

 

 

Je n’aime pas qu’on puisse instrumentaliser l’histoire. L’idée même de roman national me donne des bubons. Le roman n’est pas du domaine de l’histoire c’est une fiction.barthas

Je suis bien entendu favorable aux commémorations sur le plan pédagogique. Je salue notamment la panthéonisation de Joséphine Baker. Cependant, nous oublions que pendant des années la France l’a oubliée. Sans la Principauté de Monaco, Joséphine Baker et ses orphelins auraient été totalement abandonnés. Quelle terrible amnésie !

Dès 14-18, le tonnelier Louis Barthas écrivait dans ses carnets que « si les morts de cette guerre pouvaient se lever de leur tombe. Ils briseraient en mille morceaux ces monuments d’hypocrite pitié ».

 

 

Y’a-t-il encore à découvrir sur la Grande Guerre ?

 

 

Absolument. Un exemple me vient à l’esprit : Les mutineries de 1917. Elles ont trop souvent été expliquées par le fait que la révolution russe ait pu influencer les soldats sur le front de France. Cependant, les plus grands troubles proviennent à cette époque des corps francs, c’est-à-dire des troupes les plus conservatrices. Joseph Darnand, futur chef de la Milice, en faisait partie. Un grand nombre des mutins étaient loin d’être des pacifistes. Les carnets intimes le prouvent. Les soldats souhaitaient avoir à leurs côtés des chefs compétents afin de cesser de gâcher la guerre et de sacrifier la pâte humaine.

 

 

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Quels sont vos projets ?

 

 

J’aimerais développer le projet de « Paroles de mains ». Des milliers de savoir-faire manuels sont en train de disparaître. Les enfants des artisans doivent témoigner.

Avant la pandémie, je m’intéressais déjà aux médecins et aux infirmières – notamment lorsqu’ils accompagnent l’agonie des humains ou lorsqu’ils accompagnent leurs naissances. Ils méritent que l’on écoute leurs paroles.

 

 

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