En octobre 1894, l’arrestation de l’officier d’artillerie israélite, le capitaine Alfred Dreyfus, déclenche ce que l’on appelait à l’époque l’Affaire, tant celle-ci va devenir omniprésente dans la France de la fin du XIXème siècle.

Encore de nos jours, l’exemple Dreyfus reste un véritable cas d’injustice. Comment un tel acharnement contre un innocent a-t-il pris forme ? Comment une telle affaire a-t-elle pu autant déchaîner les passions politiques ? Pendant des années, deux camps vont s’affronter : les Dreyfusards contre les antidreyfusards. Des personnalités comme Emile Zola, Maurice Barrès, Georges Clemenceau ou encore Jean Jaurès vont s’engager en faveur ou en défaveur de ce jeune capitaine dont la famille, qui suite à l’invasion allemande de 1870, avait quitté son Alsace natale afin de rester française.

Entretien avec Benoît Marpeau, Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Caen-Normandie (UCN) et auteur du livre « L’Affaire Dreyfus » (2021).

 

 

Marquée par les tensions avec l’empire allemand, la France de la fin du XIXème siècle connaît-elle une augmentation du sentiment national (voire nationaliste) et de la méfiance envers un ennemi de l’intérieur ?

 

 

La France de la fin du XIXe siècle connait à la fois une accentuation et une mutation du sentiment national. Celui-ci est diffusé dans la masse de la population par la scolarisation primaire généralisée et allongée par les lois Ferry, par la généralisation du service militaire qui dure trois ans, par l’essor sans précédent de la presse populaire. En même temps, la valorisation de la nation, née à gauche pendant la période révolutionnaire, glisse tout au long du siècle vers la droite, en se durcissant. Dans les années 1890, on aboutit ainsi à un nationalisme de droite radicale, qui pose la nation comme un absolu, devant lequel tout doit s’incliner, et qui trouve dans le culte de l’armée une sorte d’accomplissement : l’armée, unifiée dans un idéal et une discipline communes, devient un modèle. La défaite de 1871 a donné à ce nationalisme une tonalité pessimiste, un peu crépusculaire, comme dans l’attente d’un désastre à venir. L’obsession de la trahison se développe dans ce climat.

 

 

En quoi le capitaine Dreyfus était-il le coupable idéal ?

 

 

La formule est sans doute excessive. La désignation de Dreyfus comme suspect part d’une erreur initiale. Le document prouvant une trahison, le fameux bordereau, laisse supposerbordereau aux officiers qui mènent l’enquête, alors qu’ils n’ont pas de compétences policières, que les renseignements fournis à l’attaché militaire allemand étaient de première importance et venaient donc de l’Etat-major, du saint des saints de l’armée. Ce qui était faux. Comme ces renseignements étaient divers, ils vont chercher parmi les officiers stagiaires qui seuls circulaient d’une section à l’autre, plus exactement d’un « bureau » à l’autre (ce sont les « bureaux de la Guerre », les branches spécialisées du ministère de la Guerre). L’écriture du capitaine Dreyfus présentait une ressemblance avec celle du bordereau, ce qui suffit à l’accuser. Il reste que l’Etat-major, et plus encore le ministre de la Guerre, le général Mercier, voulaient rapidement un coupable et qu’ils se sont donc acharnés contre un officier contre lequel les charges étaient pourtant d’une remarquable fragilité.

 

 

La critique du fait que le capitaine Dreyfus est d’origine juive arrive-t-elle dès le début de l’Affaire ?

 

 

Le fait que le capitaine Dreyfus était juif a joué un rôle indéniable, en fournissant aux nombreux officiers antisémites mêlés à l’enquête un mobile fantasmatique de la trahison supposée : le Juif est étranger à la nation, il est de tempérament fourbe et dissimulateur, avide d’argent, et donc porté inévitablement à la trahison. On voit ici le poids des stéréotypes antisémites vigoureusement orchestrés dans les années 1880 par des journalistes et des agitateurs politiques comme Edouard Drumont : le livre de ce dernier, La France juive (1886), a été un succès de librairie.

 

 

capitaine

 

 

Le 5 janvier 1895, le capitaine Dreyfus est symboliquement dégradé dans la grande cour de l’Ecole militaire. Est-ce un homme contre tous ?

 

 

Son isolement est extrême, mis en scène par une présence militaire massive : 4.000 hommes de troupe participent à la « parade d’exécution ». On a là une véritable cérémonie expiatoire, où la nation en armes rejette et humilie celui qui en est indigne. Le public, haineux, comme la presse, sont unanimes dans leur condamnation. Le fait que le verdict de culpabilité d’un Conseil de guerre manipulé ait été lui aussi unanime pèse ici lourdement : « sept officiers de l’Armée française ne peuvent tous se tromper » deviendra un argument récurrent des antidreyfusards. Ceci dit, quelques personnalités restent persuadées de son innocence : sa famille et notamment son frère Mathieu, son avocat, Me Demange, le député Joseph Reinach et le sénateur Arthur Ranc, l’écrivain Bernard Lazare, ainsi que des représentants de la communauté juive française, notamment. Mais ils sont au départ marginalisés et discrédités.

 

 

Quelle fut l’opinion du colonel Marie-Georges Picquart au sujet du capitaine Dreyfus ?

 

 

Elle a varié dans le temps. Picquart est d’emblée mêlé à l’Affaire, puisqu’il représente le ministère de la Guerre lors du procès de 1894 qui se déroule à huis-clos. Antisémite,picquart trouvant l’accusé antipathique, il est entièrement convaincu par le verdict unanime. Pourtant, nommé à la tête du service des renseignements militaires – la « Section de statistique », selon la terminologie officielle –, il découvre à l’été 1896 que le bordereau n’est pas de la main de Dreyfus et que les pièces du « dossier secret » communiqué en toute illégalité aux juges militaires en 1894 pendant leur délibération était composé de pièces qui ne pouvaient concerner Dreyfus. Il est désormais persuadé de l’innocence de ce dernier et tente vainement de convaincre ses supérieurs que la reconnaissance d’une erreur judiciaire et la réhabilitation rapide de sa victime étaient la seule solution pour préserver l’honneur de l’Armée. Il agit ensuite constamment pour faire reconnaître cette innocence. Il eut pourtant des relations difficiles avec Mathieu Dreyfus à partir de 1899, à la suite du procès de Rennes, puis avec Alfred Dreyfus lui-même.

 

 

Le « J’Accuse… ! » d’Emile Zola (13 janvier 1898) est-il une déclaration de guerre contre tous les antidreyfusards ?

 

 

Zola, au lendemain de l’acquittement à l’unanimité des juges militaires du véritable traître, le commandant Esterhazy, dénonce dans son article, nommément, tous les responsables de l’erreur judiciaire, notamment les principaux chefs de l’Armée. On peut parler d’une déclaration de guerre, doublement. En attaquant la hiérarchie militaire, le romancier commet un acte scandaleux, une forme de sacrilège, aux yeux des antidreyfusards qui refusent catégoriquement la révision du procès de 1894. Et cette dimension de provocation est délibérée : Zola dit qu’il cherche un procès en diffamation, public, devant une cour d’assise et donc un jury populaire, pour que l’Affaire soit enfin débattue au grand jour. Et il l’obtient.

 

 

jaccuse

 

 

Selon vous, quel fut le rôle du Commandant Esterhazy dans l’affaire du bordereau ? De 1903 à 1906, alors en exil, il est le correspondant en Angleterre du journal antidreyfusard et antisémite La Libre Parole. Est-ce la provocation de trop ?

 

 

Esterhazy est incontestablement l’auteur du bordereau : les expertises graphologiques, celle du papier sur lequel cette pièce essentielle a été écrite, les témoignages des acteurs allemands de l’Affaire et les aveux de l’intéressé ne laissent aucun doute à ce sujet. Débauché et endetté, Esterhazy avait proposé ses services à l’attaché militaire allemand dès juillet 1894. A la même période il est un collaborateur rémunéré de La Libre Parole. En 1903-1906, il est réfugié en Angleterre et conserve d’anciennes amitiés en France, même si de nombreux antidreyfusards le vilipendent, l’accusant notamment d’avoir été le complice de Dreyfus.

 

 

Vous laissez une place importante dans votre livre au dessin. Est-ce le reflet de la violence qu’a provoqué l’affaire Dreyfus ?

 

 

caricatureLa caricature a été un des éléments de l’affrontement entre dreyfusards et antidreyfusards en 1898-1899. Dans cette période de débat passionné, deux hebdomadaires entièrement composés de caricatures sont même créés : Psst… !, antidreyfusard et antisémite, fait face au Sifflet.  Plus largement, le dessin prend une importance croissante dans une presse écrite en plein essor, dont le ton est rendu plus violent par l’âpreté de la concurrence. L’illustration participe donc pleinement d’un débat politique très dur, souvent violent, mais ce caractère s’observe avant et après l’Affaire, il ne lui est pas spécifique.

 

 

Avec le nouveau conseil de guerre de Rennes en 1898, l’armée a-t-elle selon vous manqué de trouver le bon dénouement de l’affaire Dreyfus ?

 

 

On pourrait considérer que les juges militaires ratent l’occasion de clore l’affaire par un acquittement, ce à une voix près, puisque trois voix sur sept suffisaient, selon le principe de la minorité de faveur. Mais il était très difficile à des officiers de contredire des généraux et tout un Etat-major qui affirmaient leur certitude de la culpabilité. Le verdict traduit bien les pressions subies : Dreyfus est de nouveau reconnu coupable, comme les chefs l’exigeaient, mais avec des circonstances atténuantes où se reflétaient les doutes des membres du Conseil de guerre sur la réalité de la trahison de l’accusé. Il a fallu d’évidence beaucoup de courage à deux de ces officiers pour voter l’acquittement.

 

 

Malgré la grâce accordée au capitaine Dreyfus, les antidreyfusards sortent-ils finalement affaiblis de l’Affaire ?

 

 

La grâce présidentielle accordée le 19 septembre 1899, dix jours après le verdict de Rennes, ne constitue en aucun cas pour les dreyfusards une reconnaissance de culpabilité :action française il s’agit simplement d’éviter au condamné une détention éprouvante mettant ses jours en danger après plus de cinq ans de bagne en Guyane, ce pour lui permettre de continuer son combat pour faire reconnaître son innocence. Et ceci aboutit le 12 juillet 1906 lorsque la Cour de cassation, après deux ans d’une minutieuse enquête, prononça la cassation sans renvoi du jugement du Conseil de guerre de Rennes : le capitaine Dreyfus était officiellement réhabilité, la vérité judiciaire rejoignait enfin la vérité historique. Ceci ne signifiait en aucun cas la fin de l’antidreyfusisme, cultivé par l’extrême droite, notamment par l’Action française. Et moins encore la fin de l’antisémitisme, ouvertement exprimé, en particulier dans de nombreux organes de presse.

 

 

En 1998, le Premier ministre Lionel Jospin déclare à l’Assemblée nationale : « On sait que la gauche était dreyfusarde, on sait que la droite était antidreyfusarde ». Est-ce juste ?

 

 

Le propos est biaisé à plusieurs égards. Il ne tient pas compte du fait que l’appartenance à la gauche n’empêchait pas d’être hostile à la révision, et inversement. L’évolution des positions des différents acteurs n’est pas non plus prise en compte : à partir de l’été 1899, la gauche se regroupe derrière un gouvernement dont le chef, Waldeck-Rousseau, et les principales figures ne cachent pas leur soutien à la révision du procès de 1894. Mais l’Affaire n’est pas directement le motif de ce regroupement, puisqu’il s’agit surtout d’un sursaut de « défense républicaine » de la part d’un personnel politique qui perçoit désormais l’agitation nationaliste des antidreyfusards comme une menace pour la République. Là est sans doute ce qu’il y a de plus contestable dans le propos de Lionel Jospin : il laisse entendre que les engagements politiques ont déterminé le positionnement dans l’Affaire, alors que le monde politique, et particulièrement les parlementaires qui étaient majoritairement de gauche pendant toute la période, ont longtemps et résolument voulu ignorer l’Affaire, la tenir à distance. Lorsqu’en décembre 1897, juste avant le passage en Conseil de guerre d’Esterhazy, le chef du gouvernement de centre-gauche Jules Méline déclare « il n’y a pas d’affaire Dreyfus », il est vivement applaudi par une Chambre des députés très majoritairement à gauche.

 

 

Comment peut-on encore de nos jours douter de l’innocence du capitaine Alfred Dreyfus ?

 

 

L’innocence du capitaine Dreyfus est une vérité historique d’autant plus incontestable que le coupable a été identifié sans contestation possible : il s’agit d’Esterhazy. Reste qu’on peut toujours nier les évidences, en histoire comme dans d’autres domaines : on trouve bien des gens convaincus que les attentats du Onze Septembre n’ont pas eu lieu. Le doute mis sur l’innocence de Dreyfus, voire l’affirmation de sa culpabilité, restent très répandus à l’extrême droite. Comme le dit l’Ecriture : « Il n’est pire sourd que celui qui ne veut entendre » …

 

 

vieux dreyfus

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