Le passé et le présent correspondent sans cesse. Nous nous souvenons, nous analysons les événements et nous comparons nos jeunesses respectives. Que retenir de ce passé (pas si lointain) ? Arrivons-nous à présent à mettre des mots sur ce que l’on ne disait pas autrefois ?
Avec le roman graphique «Les Cœurs insolents», l’autrice et réalisatrice Ovidie revisite sa propre adolescence dans les années 90, entre exaltation politique, premiers émois mais également violences sexistes et sexuelles.
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Cependant, cette histoire est-elle exceptionnelle ? Est-elle finalement celle de millions d’autres femmes ?
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Avec son trait et ses couleurs vives, la dessinatrice Audrey Lainé accompagne Ovidie dans ses flash-back et ses interrogations en tant que mère.
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Entretien avec deux artistes qui ont su faire battre ces cœurs insolents.
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Comment est né le projet « Les Cœurs insolents ». Était-il prévu dès le départ comme un album de bande dessinée ?

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Ovidie : Dès le départ, le projet a été conçu comme tel. Je ne l’ai pas imaginé comme un possible film (qui est plutôt mon domaine) ou un roman. L’idée de mettre en perspective la jeunesse de ma fille et ma propre jeunesse est venue très naturellement. Je vivais ce lienCI_page_018 au quotidien lorsqu’elle était âgée de 15 ans. J’avais de plus réalisé un podcast qui s’appelait « Juste avant ». Ma fille à ce moment-là avait 13-14 ans. C’était un temps important puisqu’elle quittait l’enfance pour l’adolescence. Je me suis mise alors à avoir de grosses craintes : comment en tant que mère féministe j’allais pouvoir transmettre des valeurs de liberté et d’égalité tout en voulant être une mère protectrice? Je trouvais intéressant de m’y intéresser car durant mon adolescence, on ne parlait ni de consentement ni de harcèlement.

L’idée de roman graphique est venue lorsque je travaillais sur ma thèse sur l’auto narration. J’ai étudié le cas de Julie Maroh qui avait publié son roman graphique « Le bleu est une couleur chaude » (2011). L’intrigue se passait également dans les années 90. L’idée est venue ensuite assez naturellement mais cela a pris tout de même du temps à se développer. J’ai rencontré Audrey à Angoulême, nous avons parlé du projet et les choses sont devenues alors plus évidentes.

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Comment avez-vous eu l’idée du titre « Les Cœurs insolents »?

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Ovidie : C’est venu lors d’un brainstorm avec Audrey et notre éditrice Sophie Chédru à la fin du projet. J’ai proposé une poignée de titres. J’aimais l’idée de l’enfance insolente, de la radicalité ou de l’illusion de radicalité. « Les Cœurs insolents » a été choisi assez vite.

CIpage_000_prefaceAudrey, il s’agit de votre troisième album et c’est votre troisième collaboration avec une autrice. Y a-t-il une volonté chez vous d’accompagner et d’illustrer un témoignage ?

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Audrey Lainé : Oui car je n’ai pas encore d’histoires à raconter. J’aime m’emparer de celles des autres.

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Dessiner Ovidie et son entourage a-t-il été une réflexion ou finalement votre style artistique s’est imposé ?

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Audrey Lainé : Seulement pour Ovidie. Je n’avais pas de photos des membres de sa famille donc il a fallu imaginé.

Ovidie : J’ai récemment vu ma mère. Elle venait de lire « Les Cœurs insolents » et fut frappée par le fait qu’Audrey ait pu si bien dessiner notre famille sans aucune rencontre. Ma mère s’est beaucoup reconnue même physiquement dans le personnage dessinée. Audrey avait même très bien retranscrit l’ambiance de la maison.

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Les couleurs sont vives mais il existe également une multitude de nuances. Dès le départ, vous souhaitiez réaliser une œuvre optimiste ?

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Audrey Lainé : La couleur était une façon de marquer deux époques. Le rouge et le bleu illustrent le passé d’Ovidie. Ces deux couleurs font écho selon moi à son militantisme. Le jaune et l’orange illustrent eux le présent.

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Tout au long de l’histoire, vous établissez un dialogue avec votre fille, entre l’adolescente que vous étiez et la mère que vous êtes actuellement. Le récit est personnel mais également très communicatif. Le lecteur peut tout à fait s’identifier au personnage. Parler de soi-même c’est aussi parler aux autres et des autres?


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Ovidie : Le premier retour que nous avons eu était l’écrivaine Wendy Delorme qui a réalisé la préface. Ce fut ma première lectrice. Je suis née en 1980. Wendy est née en 1979. Saballe première réaction a été de me dire que ce que je racontais dans « Les Cœurs insolents » lui était arrivé également. En apprenant cela, je me suis dit que nous venions de toucher juste. Le livre ne retrace pas le parcours atypique d’une personnalité. Nous venions en fait de décrire l’adolescence de centaines de milliers de jeunes filles dans les années 90.

Le retour depuis la sortie du livre de lectrices d’environ 40 ans confirme ce sentiment. Nous avons abordé toute l’ambiance d’une époque. J’ai reçu également d’autres réactions : celles de jeunes filles d’aujourd’hui qui sont touchées par l’histoire des « Cœurs insolents ». En l’espace de 20 ans, il y a eu un énorme progrès même sémantique. Nous arrivons enfin à désigner des violences sexistes et sexuelles.

« Les Cœurs insolents » n’a pas été écrit uniquement pour les quadras.

Audrey Lainé : Étant née dans les années 90, j’ai vécu de tels épisodes mais de loin. J’ai moi-même connu les manifestations étudiantes mais mon adolescence a été bien plus calme et posée.

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« Je fais partie de cette génération bizarre qui n’a même pas de nom ». Sommes-nous méprisés voire pire ignorés selon vous?

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Ovidie : Nous sommes une génération qui n’a jamais rien fait de majeur. C’est une époque avant la révolution numérique. Je n’ai eu mon premier téléphone portable qu’à l’âge de 19 ans.

La scène alternative s’est quant à elle déroulée 10 ans auparavant. Il n’y a pas de révolution musicale. Notre génération arrive au moment où tout est fini ou pas encore commencé.
La mode vestimentaire était un gigantesque fourre-tout avec le gothique, le punk ou encore le rasta. Tout était néo mais rien n’était neuf.

Encore récemment, j’ai revu un ami du même âge. Nous avions l’habitude d’écouter à l’époque Dance machine 5… Les années 90 ont été un néant culturel. Nous ne sommes ni les baby boomers, ni la génération X, ni la génération Y ni les Millenials. Nous n’avons pas de nom car nous ne sommes pas identifiables.

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Le sexisme, les viols ordinaires, les règles, la fausse couche sont abordés sans filtre avec de temps en temps une page entière. Est-ce une façon de nommer, de montrer ce que l’on ne nommait pas à l’époque ?

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Ovidie : Nous avons ellipsé les violences. Il ne fallait pas ajouter de l’horreur dans l’horreur. Il est plus fort de montrer les conséquences des violences (épisode de la tâche de sang) que de s’arrêter au moment où la porte se claque. Nous pouvons imaginer ce qui s’est passé.

Notre récit reste tout de même pudique. Cependant, nous employons des termes qui n’étaient pas nommés à l’époque. On parlait de black out plutôt que viol.

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Au cours de votre travail, avez-vous été surprise des idées de l’autre ?

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Ovidie : Il est toujours impressionnant de voir comment l’autre réussit à s’approprier l’histoire. En voyant les planches d’Audrey, je trouvais que cela collait parfaitement avec ce que j’avais vécu et ressenti. Je me rappelle en particulier de cette scène où on voit mon personnage s’éloigner de la fête. En voyant la planche, j’ai revécu cette nuit où je suis rentrée seule chez moi à pied. Audrey a su parfaitement intégrer son imaginaire dans le mien.

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La fin apporte un grand moment d’optimisme où grand-mère, mère, fille se confient et se rassurent. Est-ce le dénouement qui a permis le roman graphique ?

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Ovidie : Non. Nous avons pensé à cette scène à la toute fin du projet. C’est en effet un dénouement optimiste car je reste persuadée que les choses vont s’améliorer. J’ai unebébé grande confiance envers ceux qui sont devenus adolescents après le mouvement Metoo. J’interviens parfois dans le milieu scolaire ou à l’université. Je suis agréablement surprise par la réaction de ces jeunes. Je les trouve bienveillants entre eux et ils ont compris beaucoup de problématiques du féminisme. Tandis que des personnes de mon âge restent ancrées dans leurs croyances.

Je suis certaine que la prochaine génération de jeunes sera encore plus brillante. La fin des « Cœurs insolents » retranscrit cette transmission avec la poire. La grand-mère se retrouve avec sa fille et sa petite-fille.

Audrey Lainé : Les jeunes d’aujourd’hui utilisent d’une très belle façon les réseaux sociaux. Ils savent s’informer et s’exprimer. C’est encourageant.
Seul Jean-Michel Blanquer [actuel ministre de l’éducation nationale] est choqué par l’arrivée du pronom « iel ». Les jeunes l’ont intégré depuis bien longtemps et l’utilise quotidiennement.

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Avez-vous le projet de retravailler ensemble ?

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Ovidie : Je travaille avec Diglee sur des illustrations mais je pense que nous ne ferons jamais ensemble de roman graphique. Je serais par conséquent ravie de pouvoir retravailler avec Audrey sur un nouveau projet.

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© Andy Julia
© Andy Julia
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