« Dieu le veut! » tel était le cri de ralliement des croisés dès la première croisade de 1095 à 1099. Pendant des siècles, des centaines de milliers d’hommes font combattre et voyager à des milliers de kilomètres de leur foyer et de leur fief au nom de la religion. Qui étaient ces guerriers? Quelles étaient leurs motivations ? Voyage historique avec Loïc Chollet, Docteur en histoire médiévale et auteur de Les Sarrasins du Nord. Une histoire de la croisade balte par la littérature, XIIe-XVe siècles (Alphil, 2019) et Dernières croisades. Le voyage chevaleresque en Occident à la fin du Moyen Âge (Vendémiaire, 2021). Ses recherches portent sur les croisades, l’usage politique de l’accusation d’hérésie et la représentation des peuples non-chrétiens.

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En quoi la croisade est-elle pour les Chrétiens un moyen de «domestiquer» la guerre ?

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La croisade est l’aboutissement d’un long processus assez complexe, qui voit la transformation profonde de la caste guerrière dans l’Occident du Haut Moyen Âge. Si l’on schématise, l’Église impose progressivement des valeurs chrétiennes aux combattants nobles, qui se construisent un certain code d’honneur mélangeant la fidélité envers son seigneur au respect des préceptes chrétiens et à l’engagement pour la foi. C’est la naissance de la culture chevaleresque : un bon chevalier doit se battre pour Dieu, se soucier de son honneur, honorer les femmes, et faire preuve d’une certaine moralité. Toutes ces recommandations ne sont de loin pas systématiquement respectées, mais elles participent à forger une identité chevaleresque. Avant l’appel à la croisade de 1095, il est relativement fréquent que des chevaliers participent à des guerres pour défendre l’Église, soit contre des pilleurs de monastères, soit contre des envahisseurs « infidèles », Maures, Hongrois ou Scandinaves. Charlemagne déjà légitimait certaines de ses campagnes par l’idée de défendre ou d’étendre la foi chrétienne. Les guerres entre chrétiens existent bien sûr, et ce pendant tout le Moyen Âge ; mais elles sont entourées d’une certaine réprobation – en tout cas du point de vue des auteurs proches de l’Église.

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Quels ont été les rôles du pape Urbain II et du prédicateur Pierre l’Ermite ?

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Cette « christianisation » (partielle) de la guerre est déjà avancée avant l’appel qu’Urbain II prononce en 1095, et qui est considéré comme le début des croisades. Ce qui change, c’est que désormais, l’enjeu est Jérusalem, le centrePierre lermite spirituel du christianisme. L’appel d’Urbain II est la rencontre entre la vieille tradition de guerre sainte chrétienne et la place particulière de Jérusalem dans la spiritualité du temps. Urbain reprend donc un thème relativement établi à son époque (l’idée qu’un chevalier doit se battre pour le Christ) et l’applique au lieu saint par excellence du christianisme, dont la situation est précaire à la fin du XI
e siècle, étant donné la rivalité militaire entre puissances musulmanes du Moyen Orient. L’idée est d’envoyer une force armée pour sécuriser la Ville sainte et les pays alentours. Mais Urbain II n’est pas le seul à soutenir ce genre de positions. Pierre l’Ermite et d’autres prédicateurs moins connus l’auraient même doublé, en prêchant au peuple sans en avoir reçu l’autorisation. Leur prédication est plus apocalyptique, tournée vers la fin des temps, et plus radicale encore, au sens où ils prônent la vengeance contre ceux qu’ils considèrent comme des « ennemis du Christ ».

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Au-delà de l’aspect de reconquête religieuse, quelles sont les principales motivations des nobles et ceux du peuple qui partent au fil des siècles pour les croisades?

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Les motivations sont difficiles à saisir, et certainement diverses, y compris pour un seul et même individu. On peut imaginer que certains voyaient les temps de la fin approcher, et voulaient mourir à Jérusalem, là où le Christ est ressuscité. Cela est surtout vrai pour la Première croisade. À mesure que le temps passe, les expéditions contre l’infidèle deviennent progressivement la chasse gardée de la noblesse ; les non-combattants ne sont plus les bienvenus dans ces opérations militaires… Les motivations évoluent : l’honneur aristocratique, déjà présent dans la prédication d’Urbain II, prend une place majeure, même si la volonté de sauver son âme reste sans doute importante. Certains chevaliers essayent aussi de se faire oublier en partant au loin, dans une forme d’exil honorifique ; ce phénomène est relativement marginal, mais il a existé. L’ambition de se tailler un fief en Orient ou la simple soif de pillage ont elles aussi existé, puisqu’au début du XIIIe siècle, le pape Innocent III affirme qu’un chrétien mérite l’honneur et les richesses s’il se bat pour Dieu, tout en rappelant que cela ne doit pas être le motif principal. Ceci dit, les gens du temps savent que les occasions de faire du butin sont rares. Bien souvent, les croisés perdent de l’argent – quand ce n’est pas la vie – dans l’aventure.

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« Chercher Brocéliande»- La littérature chevaleresque et d’amour a-t-elle été utilisée pour inciter les jeunes nobles à devenir des croisés ?

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Oui, dès la Première croisade les prédicateurs jouent sur les notions d’honneur et de fidélité propres à la culture nobiliaire pour inciter à prendre la croix. C’est l’idée qu’un vrai chevalier doit prendre des risques, partir au loin pour vivre des aventures et mettre son épée au service de la foi. Participer à une expédition contre l’infidèle est très valorisé dans le milieu de la noblesse, et on en retrouve un écho dans la littérature laïque, notamment les romans de chevalerie, très prisés du lectorat aristocratique. Cette tendance se poursuit à la fin du Moyen Âge et on voit les croisades devenir de plus en plus « mondaines », au sens où elles échappent en quelque sorte à l’institution ecclésiastique pour devenir partie prenante de la culture chevaleresque. Au XIVe siècle, un auteur comme Philippe de Mézières, qui essaye de mobiliser les Européens en vue d’une croisade en Terre sainte, s’alarme du fait que les croisés ne sont plus motivés par le zèle religieux, mais par la seule recherche d’honneur, la « vaine gloire » comme il l’écrit.

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Massacres des juifs, des païens et des « mauvais chrétiens » sur le chemin, pillages, installations de fiefs, fondation de l’ordre des Templiers… les initiateurs des croisades ont-ils perdu le contrôle des croisades ou tous ces abus sont tolérés?

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Je dirais que ces abus sont implicitement tolérés, parce que l’Église est consciente du fait qu’elle n’a pasmézieres les moyens de sévir. Au Moyen Âge, la Papauté n’est jamais une théocratie toute puissante, qui contrôlerait la totalité des chrétiens. Même au cœur de la chrétienté catholique il y a des contre-pouvoirs, alors en Terre sainte ou dans la région balte, les croisés font à peu près ce qu’ils veulent… et ce n’est pas toujours le pape qui décide de lancer une croisade. L’initiative est souvent prise par des barons ou des évêques actifs dans telle ou telle région, qui drapent leurs opérations de conquête d’une rhétorique de guerre sainte et mettent la Curie devant le fait accompli. Dans ce contexte, les efforts d’une partie de l’Église pour faire respecter un minimum d’ordre – en rappelant par exemple que les non-chrétiens ont des droits – restent sans effets.

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Face à ceux qui prennent la croix, comment les Musulmans les perçoivent ?

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Pour les croisades « classiques », qui ont pour théâtre la Terre sainte, nous connaissons surtout la réaction des lettrés arabophones, et moins celles des militaires majoritairement turcophones qui sont au front. Dans un premier temps, les historiens arabes hésitent : ces Européens sont-ils de simples mercenaires au service de Byzance ? Ou ont-ils un objectif qui leur est propre ? Certains les soupçonnent de vouloir reconstituer l’Empire romain… Ceci dit, dès le XIIIe siècle, les intellectuels arabes concentrent leur attention non pas sur les croisés, mais sur les Mongols, qui prennent Bagdad, la capitale du Califat, en 1258. Pour le monde musulman, c’est un traumatisme beaucoup plus grave que les croisades. Dans les derniers siècles médiévaux, une fois que les combattants catholiques ont été expulsés de Terre sainte (Saint-Jean d’Acre, la dernière grande citadelle chrétienne, tombe en 1291), on retrouve çà et là des mentions des croisades dites tardives dans les écrits musulmans. L’interprétation qu’on en donne est assez diversifiée : les chroniqueurs égyptiens sont marqués par la prise d’Alexandrie, lorsqu’en 1365 une flotte emmenée par le roi de Chypre pille cet important port du sultanat mamelouk. Leurs récits expriment toute la stupeur ressentie face à l’événement, qu’ils décrivent comme très violent ; mais ils mettent aussi à jour des mécanismes que taisent la plupart des sources européennes, comme l’espionnage et la trahison de fonctionnaires égyptiens… D’autres épisodes des croisades tardives sont racontés sur un autre ton. Pour le Tunisien Ibn Khaldoun, les chrétiens qui attaquent Mahdia (Tunisie) en 1390 cherchent à se venger des corsaires écumant la Méditerranée pour capturer des esclaves. Au XVe siècle, la guerre entre les Ottomans et les puissances chrétiennes d’Europe du Sud-Est a produit de très intéressants témoignages permettant de voir les événements du côté musulmans. Les chroniqueurs turcs – bien souvent d’anciens soldats qui ont vécu les combats dont ils parlent – connaissent manifestement bien les chefs militaires chrétiens, qu’ils identifient par leurs noms. Ils savent quelles sont leurs tendances politiques, qui est plutôt belliqueux, avec qui on pourrait s’arranger… Enfin, certains auteurs musulmans plaquent sur l’ennemi chrétien une vision quelque peu fantasmée du pouvoir pontifical : selon un effet de miroir, ils prétendent que les croisés seraient fidèles envers leur propre foi, alors qu’ils critiquent abondamment les chefs politiques musulmans pour leurs lâchetés et leurs trahisons. Le même processus existe chez beaucoup d’auteurs chrétiens : dans le monde des croisades, l’adversaire n’est pas qu’un repoussoir, il peut aussi servir de modèle.

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Les croisades ont-elles aussi été un prétexte pour explorer les terres inconnues et favoriser les échanges avec des peuples lointains ?

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Oui, il y a incontestablement une curiosité pour les pays dans lesquels on va se battre. Beaucoup d’auteurs décrivent avec minutie les systèmes de défense de l’adversaire, mais aussi les coutumes locales, la nature, les animaux… Cette soif de découverte n’est pas incompatible avec la recherche d’aventure et d’honneur qui anime l’esprit de croisade : certains auteurs incitent les jeunes nobles à partir pour combattre l’infidèle, mais aussi pour voir du pays !

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Au cours du XIVème siècle, de nouvelles expéditions s’organisent à l’initiative de l’ordre Teutonique contre les «Sarrasins du Nord». Organisées deux fois par an, ces « rèses» s’apparentent-t-elles à des aventures ?

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En fait, les « rèses », donc une francisation de l’allemand Reisen, « voyages militaires », datent déjà du XIIIe siècle, puisque les Chevaliers teutoniques battent assez tôt le rappel pour attirer des laïcs qui pourraient leur prêter main forte, sans nécessairement entrer dans l’Ordre. La Papauté laisse faire… Au XIVe siècle, quand la croisade n’est plus possible en Terre sainte, de nombreux nobles européens cherchent d’autres fronts où ils pourraient gagner de l’honneur en combattant des « ennemis de la foi ». La Baltique, où vivent les Lituaniens païens, s’impose comme une évidence : dès les années 1330, les « rèses » deviennent une vraie mode aristocratique. L’on va en Prusse pour dorer son blason, rencontrer d’autres chevaliers, vivre une aventure digne d’un roman arthurien, voir du pays… mais certainement pas pour piller, parce que la perspective de s’enrichir au détriment des Lituaniens est quasiment nulle.

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Le voyage est-il plus important pour le chevalier que le combat (« Voir le monde »)?

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Je serais tenté de répondre oui, au moins pour une partie des chevaliers. Mais il faut garder en tête que tout dépendppp2 des individus… et des auteurs qui utilisent leurs plumes pour immortaliser ce que les chevaliers racontent, une fois de retour. Ceci dit, quelqu’un comme Guillebert de Lannoy, qui parcourt la quasi-totalité de l’Europe et de la Méditerranée orientale dans la première moitié du XVe siècle, consacre davantage de place dans ses souvenirs de voyage à la description des paysages, des langues, de l’architecture, du style vestimentaire, des animaux, plutôt qu’à l’évocation des combats. À le lire, on a l’impression d’avoir à faire à un voyageur «  moderne » plutôt qu’à un croisé. D’autres exemples montrent que ce personnage n’est pas un cas isolé, mais il est difficile de dire dans quelle mesure cette attitude est vraiment répandue.

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Le contexte des croisades a-t-elle permis à l’Empire ottoman de devenir une grande puissance ?

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Pas directement, mais les sultans ottomans ont su jouer sur l’antagonisme entre orthodoxes et catholiques en Europe du Sud-Est. Bien souvent, les croisés catholiques qui prétendent défendre les orthodoxes contre l’avancée ottomane cherchent à imposer leur conception du christianisme aux populations grecques ou balkaniques. À l’inverse, les premiers Ottomans sont plutôt tolérants sur le plan religieux et se présentent comme des protecteurs de la foi orthodoxe face à l’hégémonie latine ! À cela s’ajoutent les échecs cuisants subis par les croisés à plusieurs reprises, notamment à Nicopolis en 1396 et à Varna en 1444, qui font voler en éclat l’idée d’une union entre chrétiens de foi grecque et latine. Pour les chefs de la croisade, il est très difficile de faire tenir ensemble des soldats aux sensibilités diverses, qui ont parfois de forts antagonismes entre eux, dont les intérêts divergent et qui ne parlent pas la même langue… Les Ottomans ont capitalisé sur ces divisions.

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Pour quelles raisons l’idéal chevaleresque va mettre peu à peu en valeur la cause royale au détriment de la libération de la Terre sainte? Pour quelles raisons les croisades se terminent ?

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L’enthousiasme pour la croisade n’a jamais été partagé par toute la classe nobiliaire. Les officiers royaux en particulier se méfient de ce mouvement qui vide les différents royaumes européens de leurs forces vives. Quand Louis IX, le futur Saint Louis, part pour ce qui sera sa dernière croisade en 1270, son biographe et compagnon d’armes Jean de Joinville ne cache pas son amertume : pour lui, un bon roi ne devrait pas courir l’aventure de l’autre côté de la mer, mais administrer son royaume ! Une telle vision prend de l’importance à la fin du Moyen Âge, même si beaucoup d’auteurs oscillent entre la valorisation de la croisade et le rappel qu’il est nécessaire de servir la cause royale en restant au pays. On observe que les grandes expéditions du XIVe siècle, contre Alexandrie (1365) ou contre Mahdia (1390) par exemple, ont lieu pendant les trêves de la Guerre de Cent ans, lorsque les chevaliers français et anglais ne sont pas occupés à se battre en Guyenne, en Bretagne ou en Normandie. La situation change avec la reprise de la Guerre de Cent ans vers 1410 : de moins en moins de seigneurs peuvent désormais se permettre de partir en croisade… à cela s’ajoute la conversion de la Lituanie qui se déroule à la même époque, soit entre 1387 et 1417 : le front le plus « populaire » des croisades tardives disparaît. Il ne reste que les Ottomans et les hérétiques tchèques, les hussites, à affronter : mais ceux-ci sont pratiquement imbattables. De moins en moins d’Occidentaux partent dès lors en croisade, mais ceux qui le font vont plus loin, comme Waléran de Wavrin, qui en 1444-1445 commande une flotte bourguignonne opérant en Méditerranée orientale, dans la mer Noire puis dans la région du Danube. Son lieutenant Geoffroi de Thoisy vogue jusqu’en Géorgie… Quelques décennies auparavant, en 1402, les chevaliers Jean de Béthencourt et Gadifer de la Salle ont tenté de s’emparer des Îles Canaries, avec la bénédiction du pape. L’esprit de croisade annonce, dans une certaine mesure, celui qui animera les conquistadors et les explorateurs des Temps modernes.

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Scene de bataille avec Saint Louis (Louis IX, 1214-1270) combattant a cheval durant les Croisades et le fleau de la peste. Miniature extraite du manuscrit Chroniques de France ou de Saint Denis, 1325-1350. The British Library Institution, Reference Shelfmark ID: Royal 16 G. VI, f.412. Battle scene; pestilence. Image taken from Chroniques de France ou de Saint Denis, France, second quarter of 14th century. ©The British Library Board/Leemage

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