Personnage majeur dans l’histoire de l’Allemagne, véritable référence diplomatique, figure sombre d’outre-Rhin, Otto Von Bismarck a su depuis le XIXème siècle marquer les esprits. Sauveur pour les uns et ogre pour les autres, le prince est de tous les combats.
Prussien, guidé par l’unique ambition d’accroître la puissance du royaume de Prusse, Bismarck préside pourtant en 1871 à la naissance d’un Empire allemand avant d’être célébré, au tournant du siècle, comme le père de la nation allemande.
Afin de mieux comprendre ce « formidable Bismarck », nous nous sommes entretenus avec Stéphanie Burgaud, Docteure en histoire de l’université Paris-Sorbonne et auteure de la biographie « Bismarck » aux Editions Ellipses

 

 

 

“Conservateur rouge”, “tiraillé entre deux mondes” ou encore “révolutionnaire blanc” (Lothar Gall). Pour quelles raisons Otto von Bismarck est-il si difficile à cerner ? Est-il jugé trop brutal ?

 

 

 

Je crois qu’il y a deux raisons principales à cela. La première tient à l’époque : le 19ème siècle est un siècle de transition dans les pratiques politiques, au sens large, et Bismarck incarne bien cela. Ensuite, c’est un homme essentiellement mu par ce qu’il perçoit comme l’intérêt de son pays et non par une idéologie, voilà pourquoi, pour le caractériser malgré tout dans les paradigmes de son temps, on use de l’oxymore.
Brutal, sans aucun doute, puisque sans scrupules, comme le caricature, par exemple, la pilori-phrénologie française de 1870 que j’ai choisie pour couverture du livre.

 

 

 

Nommé ambassadeur de Prusse en Russie (1859) puis en France (1862), Bismarck perçoit ces nominations comme une mise à l’écart. Comment a-t-il su tirer parti de ces nouvelles fonctions ?

 

 

 

bismarck portraitLorsqu’il doit quitter Francfort, le siège de la Confédération Germanique, pour Saint-Pétersbourg, il sait qu’il est allé trop loin dans sa politique anti-autrichienne, notamment aux yeux des conservateurs pour qui Vienne doit rester l’alliée principale. Son éloignement est donc logique. Mais l’ambassade sur la Neva, si elle lui permet d’approcher de plus près le fonctionnement du pouvoir tsariste, lui servira surtout à construire a posteriori la légende de l’amitié prusso-russe…
Pour le transfert à Paris, c’est autre chose : Bismarck ne défait pas ses malles. Il attend désespérément sa nomination aux plus hautes fonctions qui vient enfin en septembre 1862.

 

 

 

Devenu à la fois Ministre-président et Ministre des Affaires étrangères à l’automne 1862, Bismarck déclare dès les premiers jours :”Ce n’est pas par des discours et des votes de majorité que les grandes questions de notre époque seront résolues, comme ce fut la grave erreur de 1848, mais par le fer et par le sang.” Est-ce une déclaration de guerre aux libéraux ?

 

 

 

Pour nombre de contemporains, ce discours choc a été perçu comme une brutale déclaration de guerre aux libéraux et, au-delà, à l’Europe mais, replacé dans son contexte, il dit tout autre chose. Depuis trois ans, Bismarck tient à ses contacts libéraux le même langage : unité nationale autour d’un projet commun, la question allemande. Il en appelle donc en 1862 à leur réalisme pour établir une sorte de modus vivendi à l’intérieur (consentement des libéraux à la réforme souhaitée par le roi) qui permette une politique extérieure d’envergure. Si ces derniers refusent, c’est qu’ils estiment avoir plus d’intérêt au durcissement du conflit.

 

 

 

Avec la guerre des Duchés et la guerre austro-prussienne, contre toute attente, Bismarck impose la Prusse comme la plus grande puissance de la région. A-t-il finalement été plus Prussien qu’Allemand ?

 

 

 

Il ne fait guère de doute que Bismarck conçoit sa politique au service de la Prusse qui doit, selon lui, s’étendre dans son espace naturel d’expression de puissance c’est-à-dire l’espace germanique. Voilà pourquoi je conseille toujours à mes étudiants d’user avec prudence des termes « d’unification allemande », lorsqu’ils évoquent la politique bismarckienne des années 1860, et de leur préférer ceux « d’extension de puissance prussienne ».

 

 

 

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“Un Prussien doit toujours être l’ennemi de la France.” Ce dicton correspond-il à Bismarck ? 

 

 

 

Non, pas du tout ; c’est un contre-sens qui s’est forgé dans l’opposition nationaliste d’après 1870, de part et d’autre du Rhin. Sur l’échiquier diplomatique des années 1850 et 1860, c’est la France qui offre, d’après lui, les meilleures garanties pour qui cherche des alliés à la Prusse.

 

 

Le 18 janvier 1871 (Le jour le plus triste de sa vie – selon le Kaiser lui-même), le roi de Prusse devient empereur allemand et non d’Allemagne(!). Est-ce finalement le premier chancelier, Bismarck, qui est le maître de ce nouvel empire ?

 

 

Bismarck et Guillaume Ier entretiennent des relations complexes qui ne se laissent, pourversailles aucun des deux, réduire aux rapports ordinaires souverain / ministre. Pour Bismarck, son rôle est de faire perdurer et croître le royaume des Hohenzollern, par tous les moyens. Et c’est autant sur le choix des instruments que sur les limites de cet accroissement territorial que les deux hommes s’affrontent régulièrement. S’il y a plusieurs moments où Guillaume emporte la partie, comme en 1870 lorsqu’il retire la candidature Hohenzollern au trône d’Espagne, il est évident qu’au bout du compte, le ministre a eu le plus souvent gain de cause, en usant notamment du chantage à la démission. En ce sens, on peut dire qu’il s’impose au souverain. Mais il existe bien d’autres freins à son pouvoir.

 

 

Pour quelles raisons la politique coloniale de l’empire allemand est restée si modeste ?

 

 

Pour vous répondre, on mobilise souvent la réplique de Bismarck à un partisan de la colonisation : « Ici se trouve la Russie, la France est là et, nous, nous sommes au milieu. La voilà ma carte d’Afrique ! » En termes géostratégiques, son échelle de raisonnement est et demeure l’Europe.
Mais du coup, il me semble plus intéressant de se demander pourquoi Bismarck a finalement lancé l’Allemagne dans l’entreprise coloniale, sur un laps de temps très court, entre 1884 et 1885 essentiellement, et pour des résultats plus que modestes. Les études les plus récentes permettent d’établir un lien avec son système continental : Bismarck veut empêcher tout rapprochement entre la Russie et le Royaume-Uni dont le ministre Gladstone est un des partisans les plus actifs. Pour cela, il lui faut provoquer la chute de ce dernier qu’il escompte précisément obtenir en lui infligeant des revers dans la question coloniale qui est de première importance pour les Britanniques. Et pour ce faire, il faut bien coloniser…

 

 

En 1880, Bismarck, pourtant anti-socialiste, met en place l’assurance accident, maladie et vieillesse pour les ouvriers et les plus démunis. Comment peut-on expliquer les raisons de ce système social bismarckien- berceau de l’État-providence ?

 

 

 

Il est intéressant de noter que ces lois, qui font de l’Allemagne des années 1880, l’Etat européen le plus avancé en matière de protection sociale, ne figurent pas au rang des succès de Bismarck dans ses mémoires. C’est, entre autres choses, qu’elles n’ont pas atteint leurs buts premiers : renforcer le contrôle de l’Etat sur la société et détourner l’électorat populaire du vote socialiste, en assumant d’améliorer le sort des classes laborieuses. Sans majorité à la Chambre pour permettre de les imposer dans leur version initiale, les lois ne permettront pas d’établir le « socialisme d’Etat » que rêvait Bismarck. Quant aux socialistes, loin de perdre des suffrages, ils consolideront leur position au Reichstag et, plus en encore, normaliseront peu à peu leur participation au jeu politique. C’est donc une des meilleures illustrations du découplage, dans la politique bismarckienne, entre la fin (échec) et les moyens (qui eux s’imposent durablement comme une réussite).

 

 

Le jeune Kaiser Guillaume II est-il finalement celui qui a fait tomber le vieux prince de Bismarck en le poussant à la démission en 1890 ?

 

 

Oui, au sens strict puisque c’est sur le constat de leur désaccord radical sur la politique à conduire, à l’intérieur comme à l’extérieur, qu’il exige sa démission en mars 1890.wilhemII
Mais Bismarck a sans doute aussi été le principal artisan de sa chute. D’abord il a manqué de finesse dans l’analyse du futur Guillaume II. Pensant pouvoir facilement instrumentaliser à son profit la détestation que ce dernier avait de ses parents libéraux, il néglige d’y consacrer suffisamment d’énergie pour construire une solide relation de loyauté. Une fois ce dernier au pouvoir, le chancelier, pour maintenir son influence, use des mêmes vieilles ficelles qu’avec le premier Guillaume mais les temps ont changé. Le retrait de Bismarck sur ses terres, par exemple, ne fait plus sentir le poids de son absence mais laisse la place vacante… En un an de règne, la dégradation de leur relation est tellement rapide que Bismarck se convainc qu’il faut réagir immédiatement par une crise si grave qu’elle justifiera son maintien. C’est le sens du projet de loi de l’automne 1889 pour une législation antisocialiste illimitée, qui va bien provoquer la dissolution du Reichstag et de nouvelles élections, mais qui emportera aussi le chancelier.

 

 

Pourquoi le sandwich Brötchen est-il associé au Prince Bismarck ?

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En fait, c’est le hareng de la Baltique qu’affectionnait particulièrement Bismarck, que l’on retrouve dans le Bismarck-Brötchen, un grand classique des sandwichs (=Brötchen) allemands, notamment dans le Nord. Jean-Luc Mélenchon en a fait en 2015 le titre d’un livre polémique qui fait désormais figurer le hareng dans la galerie de l’iconographie bismarckienne, au côté du casque à pointe.

 

 

Comment peut-on comprendre que Bismarck puisse avoir eu des admirateurs au-delà de l’empire allemand tels que le monarchiste français Jacques Bainville ?

 

 

En monarchiste, il n’est pas difficile de reconnaître dans l’œuvre de Bismarck une réussite au service de la dynastie Hohenzollern et cela va bien dans le sens des Mémoires de l’intéressé, notamment. Mais la théorie d’un antagonisme franco-allemand radical, à travers les siècles, qui sous-tend les analyses de Bainville peut être aujourd’hui démentie, précisément par l’étude du réalisme bismarckien dont la plasticité n’admet guère le principe d’ennemis irréductibles, pas plus d’ailleurs que d’alliés fidèles…

 

 

Que retient l’Allemagne d’aujourd’hui de Bismarck ?

 

 

C’est une question à laquelle il est difficile de répondre car elle renvoie à la pluralité de ce que l’on entend par « Allemagne » et « Allemands ». Mais je dirais que dans la diversité des jugements que les contemporains portent sur lui, c’est sans doute la démesure du personnage qui reste en partage.

 

 

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