“À mon seul désir” cette formule résonne dans nos esprits lorsque nous abordons l’extraordinaire série de six tapisseries de la «Dame à la licorne». Chef-d’œuvre des débuts de la Renaissance, elle reste une incontournable référence dans l’histoire de la tapisserie.
L’ouvrage d’art a parcouru les siècles jusqu’à nos jours. Reflet d’un courant de pensée ou représentation du pouvoir, la tapisserie reste une véritable étude en particulier pour les périodes du Moyen-Âge et de la Renaissance.
Entretien avec Anne-Sophie Laruelle, Docteur en Histoire de l’art et archéologie à l’Université de Liège.
.

 

 

Comment expliquer la popularité de la tapisserie dès l’Antiquité ?

 

 

 

La technique de la tapisserie, qui consiste à entrecroiser des fils de chaîne et des fils de trame sur un métier à tisser afin de constituer un décor, remonte en effet à l’Antiquité. Les témoignages les plus anciens sur cette technique proviennent d’Extrême-Orient, enfable particulier de Chine, d’Égypte ainsi que du monde gréco-romain. En Occident, la popularité de la tapisserie sur métier tient au fait qu’elle a longtemps été considérée comme ayant une origine légendaire, bien illustrée par les mythes de Pénélope (Homère, Odyssée) et d’Arachné (Ovide, Métamorphoses). Il ne subsiste malheureusement aujourd’hui que fort peu de témoins matériels issus des périodes anciennes, sauf en ce qui concerne la production égyptienne élaborée entre le IIIe et le XIIe siècle. Les fonctions dévolues à la tapisserie copte sont ainsi les mieux connues : elle était alors majoritairement utilisée pour décorer des vêtements et des pièces d’ameublement. La technique de la tapisserie ne se perdit pas et fut utilisée probablement très tôt dans le Nord-Ouest de l’Europe, peut-être d’abord à l’imitation des étoffes orientales. Cependant, les grandes tapisseries murales européennes, les vastes cycles historiés, n’apparaîtront que plus tardivement, au cours du XIVe siècle, sous l’impulsion de la maison des Valois en France. Ce sont ces derniers qui feront de la tapisserie un art de tout premier plan. Elle gardera ce prestige jusqu’au XVIIIe siècle.

 

 

 

En quoi la « Tapisserie » (broderie) de Bayeux est-elle un véritable chef-d’œuvre (XIème siècle) ?

 

 

 

La « Tapisserie » de Bayeux n’est effectivement pas une tapisserie mais une broderie de laine sur toile de lin. Réalisée dès la fin du XIe siècle pour célébrer la conquête du trône d’Angleterre par Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, elle est l’une des plus anciennes et des plus importantes œuvres textiles conservées en Occident. Odon, évêque de Bayeux et demi-frère de Guillaume le Conquérant, aurait commandé cette broderie pour orner la nef de la nouvelle cathédrale Notre-Dame de Bayeux, dédicacée le 14 juillet 1077. Nous savons qu’il existait d’autres textiles semblables à cette époque, mais la broderie de Bayeux constitue le seul témoin conservé. Outre son caractère unique, son exceptionnalité tient à ses dimensions (68,30m de long et environ 70 cm de large), sa technique d’exécution (neuf pans de toiles de lin reliés les uns aux autres, quatre points de broderie, utilisation de dix couleurs de fil de laine), mais aussi parce qu’elle constitue une source historique de premier plan. Elle complète en effet les récits littéraires car sa réalisation est contemporaine de l’événement, puis elle fourmille de détails sur la « vie quotidienne » (habillement, construction militaire, techniques agricoles, etc) des hommes du XIe siècle… Des données donc très utiles pour l’historien !

.
.
.
.
4. Détail de la tapisserie de Bayeux (Scène 57, Mort du roi Harold)

.
.
.
.

Scènes de chasse ou de guerre, la tapisserie avait-elle également le but de magnifier la violence ? 

.
.
.
.

Les tentures de scènes de guerre n’avaient probablement pas pour objectif de magnifier la violence, mais elles représentaient plutôt une glorification de la noblesse, détentrice des métiers d’armes, à travers les hauts faits qu’elles relatent. Le mécénat des princes renvoie à une démarche bien particulière, fondée sur leur puissance et sur un égal goût du pouvoir et de son ostentation. Les représentations des hauts faits de guerres – antiques ou contemporains – ont toujours été, avec celle de la chasse, un des sujets favoris demandés aux manufactures de tapisseries par la clientèle noble, qui traditionnellement commandait les armées sur les innombrables champs de bataille en Europe. Une des premières tentures de ce genre fut celle livrée à Philippe le Hardi en 1386 afin d’immortaliser sa victoire à Roosebeke (1382), une bataille décisive remportée sur des rebelles flamands. Longue de 40m et haute de 5m, extrêmement coûteuse, cette tenture était d’une démesure proportionnelle à l’orgueil du prince. Aujourd’hui perdue, elle démontrait bien l’usage, que nous pourrions qualifier aujourd’hui de « propagandiste », dévolu au genre de lapavie tapisserie. Nous retrouvons cet aspect sur des chefs-d’œuvre tels que la Bataille de Pavie (1525) ou La Conquête de Tunis (1535) de l’Empereur Charles Quint, ou encore l’Histoire du Roi, une série prestigieuse consacrée à la vie de Louis XIV. Qu’elles représentent des exploits héroïques du passé ou des faits d’armes contemporains, les tapisseries servaient d’objets représentatifs et fastueux, propres à exalter aux yeux de tous le pouvoir et la gloire de leur propriétaire. D’autres facteurs peuvent encore expliquer le succès en tapisserie de ces thèmes guerriers. Prenons, par exemple, l’histoire de la Guerre de Troie, œuvre emblématique de la fin de la période médiévale, qui est probablement le récit le plus prisé par les souverains à cette époque. Nous trouvons en effet des tentures dans de nombreux inventaires (ceux de Charles VIII, roi de France ; Charles le Téméraire, duc de Bourgogne ; Matthias Corvin, roi de Hongrie ; Henry VII, roi d’Angleterre ; Jacques IV, roi d’Écosse ; Federico da Montefeltro, duc d’Urbin ; Ludovico Sforza, duc de Milan). Son succès était lié à la diffusion de la légende des origines troyennes des dynasties européennes au sein de la littérature historique, mais ces tentures devaient aussi, comme un bon nombre de thèmes guerriers, inciter les souverains à continuer la lutte contre leurs ennemis, en particulier l’avancée des Turcs en Occident [n’oublions pas que de nombreuses villes avaient été prises aux XIVe-XVe siècles, dont Constantinople en 1453]. Quant à l’importance numérique des scènes de chasses mentionnées dans les inventaires, dès l’époque médiévale et qui perdure jusqu’au XVIIIe siècle, elle prouve plutôt l’attrait des commanditaires pour la représentation d’une de leurs activités favorites qui, dressée devant leurs yeux sous une forme grandiose, se présente comme le reflet idéalisé d’eux-mêmes.

.
.
.
.

Par sa lecture allégorique et son attrait pour la faune et la flore, la tapisserie de la Dame à la licorne (XVIème siècle) constitue-t-elle un témoignage précieux du début de la Renaissance ?

.
.
.
.

Oui, très clairement. D’une manière générale, les tapisseries les plus appréciées à Paris pendant le premier tiers du XVIe siècle consistaient en millefleurs, parfois appelées « menues verdures ». Sur fond rouge ou vert, agrémenté de fleurettes et de petits animaux, ces pièces comprenaient des décors armoriés ou figurés, à bêtes et oiseaux ou bergers et moutons. La Dame à la Licorne du musée de Cluny, commandée par un membre d’une noble famille française, les Le Viste de Lyon, est un exemple fameux de cette catégorie de millefleurs « classiques ». Sur chacune des six tapisseries, devant un fond rouge uni semé de fleurs coupées et de petits animaux, apparaît une dame accompagnée d’un lion et d’une licorne. La portée morale de la tenture, avec ses évocations de vertus nobiliaires et princières, a bien été mise en évidence dans l’historiographie. Bien que la Dame à la licorne constitue aux yeux du grand public l’exemple le plus emblématique de l’art de la tapisserie, elle intrigue toujours les historiens du monde entier en ce qui concerne l’interprétation exacte à donner aux allégories. Il n’est pas impossible que cette tenture intègre une pluralité d’interprétations puisque la pensée de cette époque acceptait les significations multiples qui se complètent sans s’exclure.

.
.
.
.

Le commerce des tapisseries connaît-il autant de succès que celui des tableaux de maîtres durant la Renaissance ?

.
.
.
.

À la Renaissance, les tapisseries étaient bien plus coûteuses par leurs matériaux et leur ampleur que les tableaux de maîtres célèbres. L’exécution d’une tenture exigeait, en effet, l’intervention de nombreux artistes ; c’est-à-dire un ou plusieurs peintres pour réaliser les cartons à grandeur d’exécution, puis de multiples artisans (appelés liciers) pour exécuter les pièces. Des milliers d’heures de travail étaient nécessaires pour la confection de ces tentures. Les tapisseries étaient exécutées par « tentures », « chambre » ou séries entières ; une tenture était composée de pièces pouvant aller jusqu’à douze, ou plus, sur laquelle étaient rendus les moments successifs d’un récit. Les tapisseries n’étaient donc accessibles qu’aux plus fortunés et représentaient un véritable investissement financier pour les princes. Les tapisseries, en particulier celles augmentées de fils d’or et d’argent, pouvaient être de bons placements. En cas de disette, le prince pouvait les mettre en gage, à l’instar des bijoux ou des pierres précieuses, afin d’obtenir de l’argent comptant. Dans beaucoup d’inventaires anciens, les tapisseries – et les textiles constitués de matériaux précieux – viennent immédiatement après les bijoux et l’argenterie, bien avant les tableaux ou d’autres formes d’art. En guise de comparaison, prenons, par exemple, les dix pièces de la tenture de l’Histoire d’Abraham du roi d’Angleterre Henry VIII achetée à Bruxelles enhenry8 1543-1544. Cette tenture avait coûté 1694£. Il faut savoir que 1500£ équivalait au prix d’une bataille navale. Le salaire annuel d’artistes célèbres à son service, comme Holbein le Jeune par exemple, coûtait au roi environ 30£ par an ! Dans les anciens Pays-Bas, au XVIe siècle, les maîtres-liciers étaient de grands bailleurs de fonds. Les propriétaires des manufactures étaient toujours des personnes indépendantes à la tête d’une entreprise privée. Le phénomène de la manufacture d’État, bien connu en France, n’a jamais existé dans ces régions. La production privée était évidemment soumise à des impératifs économiques. Elle exigeait un capital important en matériaux ainsi qu’en main-d’œuvre, et reposait sur la puissance financière de ces marchands-liciers-entrepreneurs. La majorité d’entre eux d’ailleurs avançait l’argent nécessaire à l’achat des fournitures et faisait tisser dans leurs propres ateliers ou sous-traitait une partie du travail. Les maîtres-liciers pouvaient travailler sur commande, mais les amateurs trouvaient le plus souvent des tapisseries en vente dans leurs ateliers ou leurs boutiques. Il arrivait donc fréquemment que les tentures soient tissées en stock. On les mettait donc en vente dans la manufacture même, ou dans des lieux de vente collective. A l’époque médiévale, Tournai était le lieu de négoce le plus important. Dès le début du XVe siècle, de grandes foires annuelles (ou semestrielles) de tapisseries étaient organisées à Bruges, Berg op Zoom et Anvers. Vers 1500, le grand marché international de tapisseries se déplaça à Anvers au détriment de Bruges, tandis que le centre de la production se déplaça à Bruxelles avec l’arrivée des Habsbourg. Un des enjeux de la recherche actuelle est de découvrir quels étaient les canaux de commercialisation de la tapisserie flamande de cette époque. En raison de la durée des travaux et des investissements en matériaux coûteux, rares sont les transactions qui mettaient en contact direct le maître-licier et son client. Elles s’opéraient généralement par l’entremise de « facteurs », ou des intermédiaires, sur lesquels de nombreuses recherches restent à entreprendre.

 

 

 

Le coût des tissus a-t-il tout de même été un obstacle pour les commanditaires ?

 

 

 

Le coût ne constituait pas vraiment un obstacle pour l’élite. Les tapisseries étaient des produits de luxe. Les matériaux et la finesse du tissage déterminaient le prix d’une tapisserie. Les tapisseries étaient constituées de laine, avec de la soie pour les parties plus délicates, tandis que d’autres pouvaient contenir de la sayette (i.e. laine plus fine), voire des fils de métaux précieux (or et argent). Dans un ouvrage consacré à la collection de tapisseries du roi Henry VIII, Thomas P. Campbell a pu démontrer que les tapisseries contenant de nombreux fils d’or étaient estimées à dix fois la valeur des tapisseries dépourvues de métaux précieux (cf. Campbell Th., Henry VIII and the Art of Majesty. Tapestries at the Tudor Court, New Haven, 2008). Les acheteurs les moins fortunés pouvaient donc se tourner vers des tapisseries tissées avec moins de matières précieuses, voire s’adresser à des ateliers moins chers, ou acquérir un nombre limité de pièces.

.
.
.
.

Pour quelles raisons la figure d’Hercule se retrouve dès le XVème siècle dans les tapisseries ?

.
.
.
.

Hercule est une des figures les plus complexes de la mythologie gréco-romaine. Il participe à presque toutes les activités humaines. Ses travaux, ses voyages, ses amours, ses grandes crises, sa mort, font de lui le plus humain des dieux, et fournissent un réservoir presque inépuisable d’exemples à suivre. Dès l’époque médiévale, il incarne les plus hautes vertus, non seulement la vigueur physique mais également la force morale. Après avoir été christianisé, moralisé, travesti en philosophe, en chevalier, ou même en femme !, à l’époque médiévale, nous constatons qu’au XVe siècle, les choses changent. Hercule fournit à cette époque, à lui seul, la matière de plusieurs livres et œuvres d’art, dont des tapisseries. Un ouvrage, issu de ma recherche doctorale, exposera en détail les raisons de ce changement, ainsi que des aspects encore peu explorés sur le réinvestissement du mythe herculéen dans les arts figuratifs (à paraître prochainement aux éditions Brepols). Pourquoi s’intéresser à la figure d’Hercule à la Renaissance dans le genre de la tapisserie ? Les sources anciennes indiquent que tous les princes de cette époque – laïcs et ecclésiastiques – possédaient chacun au moins une tenture sur le thème herculéen. Aujourd’hui, ces œuvres très fragiles ne nous accordent qu’un aperçu de la splendeur et du faste des demeures princières, puisque très peu de tentures sont préservées par rapport à l’innombrable quantité mentionnée dans les sources. Par exemple, le roi Henry VIII, cité précédemment, détenait à sa mort en 1547, pas moins de 55 tapisseries dédiées aux exploits d’Hercule… Seules deux d’entre elles nous sont parvenues ! Mon ouvrage mettra en évidence les motivations des princes à acheter autant de tapisseries sur le thème herculéen ou, en d’autres termes, révèlera les significations que ces tentures avaient aux yeux de leurs propriétaires ainsi qu’aux yeux de leurs destinataires.

 

 

tapijt-hercules-edingen

 

 

 

Pour quelles raisons les souverains de l’époque se comparent-ils à Hercule ?

.
.
.
.

Hercule se développe effectivement dans les hautes sphères : rois, princes, ducs, se voient comparés à lui. Plus que tout autre héros antique, Hercule est un modèle pour les princes de la Renaissance en ce qu’il incarne la « Vertu » constituée de courage, d’actes intrépides et d’érudition. Il renvoie à l’idée d’un homme doté de toutes ces qualités à la tête de l’État, de même qu’à celle du protecteur des faibles. Nombreux sont les souverains et les nobles qui se sont servi du thème herculéen pour augmenter leur prestige, en diffusant l’image d’un prince courtois, détenteur de vertus chevaleresques, défenseur de la foi chrétienne, et combattant ses ennemis.

 

 

Avec la fondation de la première manufacture royale de tapisserie, le roi François Ier avait-il le souhait d’acquérir le savoir italien ou avait-il l’ambition de le surpasser ? 

.
.
.
.

En 1540, un atelier fut effectivement mis en place à Fontainebleau par François Ier pour son propre usage. L’objectif principal de cet atelier était de reproduire le décor de la célèbre Grande Galerie du château afin d’en posséder une réplique portable ; c’est expressément la raison qui est donnée en février 1540 lors de la première commande de matériaux. Cette tenture exceptionnelle, en six pièces, reprend l’essentiel des compositions conçues par les artistes italiens Rosso et Primatice. L’ensemble est encore conservé aujourd’hui à Viennepppp
(Kunsthistorisches Museum). Ceci est d’autant plus remarquable que la riche collection de tapisserie du roi de France a disparu presque entièrement lors de la Révolution française. La décision du roi de créer sa propre manufacture pourrait avoir été motivée par plusieurs facteurs, et notamment la création de divers ateliers chez les Este à Ferrare, les Gonzague à Mantoue, puis chez les Médicis à Florence. La volonté des princes italiens était de pouvoir produire en autarcie les grands décors des résidences de leurs demeures, mais aussi de diffuser leur production dans les cours européennes par la voie de cadeaux diplomatiques et, probablement, de voir se tarir les commandes aux ateliers flamands. En effet, le secteur était largement dominé au XVIe siècle par la production flamande. Les raisons sont peut-être les mêmes en ce qui concerne le roi François Ier. Il est vrai que, jusqu’alors, le roi lui-même ne commandait presqu’exclusivement des tapisseries très coûteuses qu’aux ateliers de Bruxelles réalisées d’après des modèles italiens et flamands. Quoi qu’il en soit, aucune autre entreprise royale ne paraît avoir été lancée à la manufacture de Fontainebleau. Cette dernière disparaîtra après le décès du roi en 1547.

.
.
.
.

Pour quelles raisons, les tapisseries, œuvres d’apparat, ont-elles aussi au fil des siècles retranscrit les scènes de quotidien ? 

.
.
.
.
Dès l’époque médiévale, nous trouvons déjà des tapisseries représentant des scènes bucoliques (chasse au vol, conversations courtoises, scènes de fiançailles, mariages, etc), dont l’objectif principal était de placer le prince et ses proches au cœur d’un décor exposant les plaisirs de la vie courtoise. Parallèlement à l’exposition du quotidien de la vie de cour, les tapisseries, toujours destinées à une clientèle noble et bourgeoise, vont mettre en scène le quotidien des gens du peuple. Les tapisseries illustrant des scènes rustiques et champêtres, dont celles dites des « bergeries », sont traitées comme autant de visions romanesques dont la littérature se fait l’écho. La thématique pastorale pouvait divertir la noblesse en constatant l’apparente désinvolture avec laquelle les gens du peuple parlaient et traitaient leur quotidien, ce qui était impensable dans la haute société. Un thème pastoral en vogue dans l’art de tapisserie en France et aux Pays-Bas, dès la fin du XVIe siècle, était celui des Amours de Gombaut et Macée, où l’on mettait en scène les âges de la vie paysanne à travers les amours d’un berger et d’une bergère (une tenture sur ce sujet, tissée à Bruges, est conservée au Musée d’art et d’histoire de Saint-Lô). Ces tentures auraient pu servir d’initiation à la jeunesse des classes aisées. Un autre bel exemple est celui de la Vie champêtre, une tenture tissée dans la première moitié du XVIIe siècle d’après les modèles du peintre anversois Jacob Jordaens (Vienne, Kunsthistorisches Museum). Les aspects agréables de la vie à la campagne y sont bien représentés (abondance des mets et des boissons, vie à la ferme, etc), de même que des thèmes sous-jacents dédiés à l’amour et l’érotisme. Cette tradition iconographique perdurera à travers les siècles pour devenir le type de tapisserie flamande le mieux connu et le plus répandu à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe siècle. Il s’agit ici des tapisseries « Ténières », du nom de l’artiste David II Teniers, qui illustrent diverses scènes de la vie rurale – essentiellement des représentations de la vie quotidienne des paysans, surtout de leurs loisirs – et des scènes en plein air, comme des scènes hivernales ou des vues de ports. Ces tapisseries connaîtront un énorme succès commercial : toutes les possibilités iconographiques étaient envisageables et l’acheteur pouvait les disposer dans son intérieur sans un ordre de lecture préétabli. Après tout, ces séries composées de sujets très différents réclamés par la noblesse, ne l’étaient-elles pas tout simplement pour le seul plaisir des yeux ?

.
.
.
.

152_4.
.
.
.

Recommandation de deux ouvrages généraux sur l’art de la tapisserie :

Delmarcel Guy, La Tapisserie flamande du XVe au XVIIIe siècle, Tielt, Lannoo, 1999.

Papounaud Benoît-Henry (dir.), La tapisserie française. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Éd. du patrimoine, 2017.

PARTAGER