D’eux, il nous reste des chapeaux de paille et quelques promeneurs sur les toiles des impressionnistes. On sait moins qu’avec leur canotage, ils furent les créateurs de la plaisance française et des actuels sports de l’aviron, du canoë-kayak et de la voile. On a du mal à imaginer que Paris, au summum de l’ère industrielle, abritait des dizaines de chantiers de construction de canots et que des milliers d’embarcations naviguaient sur la Seine et sur la Marne. Mais qui étaient ces canotiers ?

Entretien avec Frédéric Delaive, spécialiste de l’histoire des loisirs et sports nautiques qui a consacré son doctorat à la genèse du canotage. Chercheur, membre associé au Laboratoire TEMPORA, UR 7468 de l’Université de Rennes 2 et responsable de l’atelier de recherche du Carré des Canotiers.

.
.
.
.

Pendant des siècles, l’eau est un milieu que l’on craint. Quel fut l’élément déclencheur de la mode du canotage ?

.
.
.
.

Il y a plusieurs éléments déclencheurs. Mais avant tout il faut s’entendre sur le mot « canotage ». C’est un néologisme qui apparaît à Paris dans les années 1840 pour désigner la promenade en canot. Le canot est une embarcation maritime à voile et à l’aviron donc atypique en milieu fluvial. Ce qui caractérise le canotage, c’est que des néophytes, des amateurs, veulent apprendre à piloter des canots à voile pour découvrir Paris et ses environs. Ce désir de naviguer par soi-même, qui semble si évident à l’ère du paddle, s’inscrit dans une généalogie historique car sous l’Ancien régime, naviguer sur la Seine et transporter des passagers même en promenade étaient des métiers très réglementés.

Avant l’apparition du mot « canotage » dans la première moitié du XIXe siècle, on parlait

Canots à voiles et chavirage des canotiers dans Tableau de Paris d'Edmond Texier 1852 (coll. part.)
Canots à voiles et chavirage des canotiers dans Tableau de Paris d’Edmond Texier 1852 (coll. part.)

de promenade sur l’eau. On distingue la promenade aristocratique de la promenade bourgeoise dont le cadre est urbain. Se faisant dans des batelets et un espace privés, la première se pratique dans les jardins d’agrément des châteaux : sur les enluminures médiévales et les peintures de la Renaissance, on découvre des couples et musiciens en barque sous la conduite de domestique. Au XVIIIe siècle, les modèles changent. L’aristocratie s’inspire des circumnavigations du capitaine Cook et de Bougainville pour l’aménagement de ses parcs paysagés avec leurs fausses ruines, leurs temples et îles d’Amour que l’on visite dans des canots richement décorés. Certaines œuvres d’Hubert Robert ou Carmontelle décrivent le décorum maritime de ces « voyages en miniature » par exemple dans les parcs de Méréville ou du Raincy.

Bien qu’il ait existé des embarcations privées de notables, la seconde se fait essentiellement dans des bateaux publics sous la conduite d’un professionnel. À Paris, depuis le Moyen Âge, c’est le bachoteur, le conducteur du bachot, une barque à fond plat ; à Londres, c’est le waterman, à Venise, le gondolier et dans la sphère germanique, le fahrer ou encore le schiffer. À Paris, le principal lieu d’embarquement des bachots était le port Saint Nicolas, au pied du Louvre. L’objectif était de sortir des murs d’enceinte et de rejoindre le Bas-Meudon, Saint-Cloud ou Sèvres les jours de fêtes et de foires. Sur ce trajet, la navigation ne se faisait qu’à gré d’eau, en descendant le courant ; le bachoteur étant seul pour mener jusqu’à 16 passagers. Ces taxis fluviaux conduisaient aussi du public en amont vers le confluent de la Marne, plus proche. Avant la canalisation, la « Bosse de Marne » comme disaient les mariniers, formaient un vaste archipel inoccupé car régulièrement recouvert par les crues. Dès la belle saison, ces dizaines d’îles formaient un vaste terrain de jeux. Sous la Régence, des peintures dans le goût des fêtes galantes, comme celles de Nicolas Lancret, s’intéressent à ces bachots qui conduisaient baigneuses et baigneurs vers Charenton et les parages du moulin de Quiquengrogne.

En sortant des barrières de Paris en bateau, les citadins pénétraient dans un univers très minéral et végétal. Il faut rappeler qu’au XIXe siècle, avant qu’elle ne soit canalisée par un ensemble de barrages éclusés, la Seine ressemblait à la Loire actuelle. L’été, elle était pratiquement à sec avec des hauts fonds et des terrasses de limons et de sables. De l’automne au printemps, les crues refaçonnaient sa morphologie : d’un côté, le courant nettoyaient ses îles et ses berges ; de l’autre, les arbres et branches arrachés s’accumulaient dans son lit et ces amas, fixant alluvions et sédiments, formaient ainsi de nouveaux îlots. On comprend que l’alternance des étiages et des crues entretenait à chaque nouvelle saison l’illusion d’un paysage vierge à découvrir.

Que la promenade soit aristocratique ou bourgeoise, on remarque le même sentiment de dépaysement et de liberté. Ces petits bateaux et les lieux qu’ils parcourent correspondent aux hétérotopies, ces « espaces autres » de Michel Foucault. Monter en bateau stimule l’imaginaire. D’où les références maritimes fréquemment associées à ces évasions nautiques. Littérateurs et chroniqueurs s’en sont beaucoup moqués. En 1748, Louis-Balthazar Néel ridiculise les émois maritimes des Parisiens avec le Voyage de Paris à Saint-Cloud par mer et retour par terre. Dans son Tableau de Paris, Louis-Sébastien Mercier ne les comprend pas et condamne ces embarquements. Pourtant cet imaginaire n’est que le reflet des projections du pouvoir royal sur Paris. Le blason de la capitale des rois de France représente un navire et sa devise est depuis le XVIe siècle Fluctuat nec mergitur. C’est à partir de cette époque que des décors et allégories maritimes sont mis en place lors des fêtes et réjouissances royales pour mettre en valeur le prince tenant le gouvernail de l’État ; cette symbolique atteint son summum au siècle suivant, à Versailles. Le Grand Canal figure un océan et accueille une flottille de navires de guerre en réduction. Enfin, de Louis XIV jusqu’au début du XXe siècle, il y a le projet de faire de Paris un port de mer. Aujourd’hui, le port de Gennevilliers est la matérialisation de cette idée puisqu’il accueille des cargos fluvio-maritimes.

On retrouve dans le canotage ce désir de s’embarquer pour sortir de Paris, la Seine et la Marne comme terrains de jeux et ces projections maritimes. Le désir de « mener sa barque », d’être son propre pilote » est l’expression du romantisme naissant. Jean-Jacques Rousseau témoigne de son expérience dans la Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire : il apprend à conduire un batelet en 1765 chez des amis dans le cadre protecteur du lac de Bienne. Un autre élément déclencheur date de la Révolution française et il est juridique. En 1791, la loi Le Chapelier met fin aux métiers et réglementations d’Ancien régime et accorde, de fait, la liberté de naviguer à tous. Très vite certains Parisiens s’embarquent et entendent hisser des voiles sur leurs esquifs. Mais très vite aussi, les navigations dans des bateaux autres que les bachots à fond plat sont interdites par les différentes autorités municipales pour des raisons de sécurité mais surtout afin de freiner la multiplication des embarcations de particuliers. Car, comme sous l’Ancien régime, l’objectif principal pour la capitale est de libérer l’espace fluvial afin de faciliter l’arrivée des approvisionnements. Sous le Consulat, ces interdits vont être renforcés par la création de l’Inspection de la navigation et des ports de la Préfecture de Police, un service de policiers du fleuve qui existe toujours sous le nom de Brigade fluviale. Impossible pour le pouvoir de revenir sur le principe de liberté mais il renforce les contrôles en imposant un permis pour le bateau à demander au Préfet. Toutes les embarcations

Canots à voiles sur le bassin de La Villette par Antoine Chazal et gravé par Durau après 1815 © coll. part.
Canots à voiles sur le bassin de La Villette par Antoine Chazal et gravé par Durau après 1815 © coll. part.

qui ne correspondent pas au bachot à fond plat sont saisies, sorties de Paris ou déchirées. De ce fait, le bassin de La Villette, inauguré en 1808, devient le refuge des nacelles et des voiliers. Avant que l’achèvement des canaux Saint-Denis et Saint-Martin ne l’ouvrent à la batellerie industrielle, c’est un espace récréatif très fréquenté. Ce bassin occupe une place majeure dans l’histoire du développement des loisirs et sports nautiques : en 1834, les premières courses d’aviron en France y sont organisées.

Malgré tout, le développement de ce qui s’appellera le canotage quelques décennies plus tard est incontestablement freiné voire stoppé par la vingtaine d’années de guerres révolutionnaires et napoléoniennes. Ce n’est que dans les années 1820-1840 que le canotage tel que nous le connaissons prend son essor.

.
.
.
.

Canot, canoë, kayak plus tardivement,… peut-on comparer cette irrésistible envie de naviguer comme de nos jours on souhaite faire du paddle ou conduire un scooter des mers ?

.
.
.

Il s’agit en effet du même mécanisme psychologique et culturel. Il y a la même envie de s’évader mais aussi de revenir ; de vivre une mini aventure certes mais dans un cadre et un temps précis. Encore aujourd’hui, cet imaginaire peut se déployer chez ceux qui s’embarquent sur des paddles ou dans les petits canots des Bois de Vincennes ou de Boulogne. Contrairement au bachot qui est le bateau de travail des bateliers, des meuniers et de tous les métiers riverains comme les blanchisseurs ou mégissiers, le canot à voile évoque la mer. À la base, il s’agit de l’embarcation de service des ports et des navires, dont les capacités maritimes sont exceptionnelles, mais dans le cadre du canotage, à Paris puis en province, il va être utilisé comme bateau de promenade ou de course. Quand les citadins de la première moitié du XIXe siècle souhaitent se promener précisément dans ces bateaux, ils souhaitent éprouver les émotions des marins et des découvreurs. Enfin ce qu’ils croient savoir des émotions de ces derniers. On mesure la culture sous-jacente à cette démarche : les canotiers étaient des lecteurs de romans maritimes, dont le genre apparaît à cette époque, mais aussi des récits d’explorations publiés dans les revues maritimes et la presse illustrée. Dans les années 1830, Robinson Crusoé, qui espère se sauver en construisant un canot, reste un grand succès de librairie.

Avec l’apparition du canoë dit canadien à la fin du XIXe siècle, l’imaginaire du canotage change. Avec ce bateau d’origine amérindienne, qui se manœuvre à la pagaie, on joue aux trappeurs ou aux indiens. Sa faible envergure et sa manœuvrabilité lui ouvre de nouveaux espaces difficilement accessibles aux canots, des petits bras et de petites rivières qui sont autant de lieux mystérieux et poétiques. Enfin, avec ces « canadiens » et les kayaks, les embarcations des inuits dont l’usage en loisir se développe dans la première partie du XXe siècle, les canotiers essayent d’affronter leurs premières eaux vives comme celles de la Cure dans le Morvan.

.
.
.
.

Pour quelles raisons la presse et l’opinion publique critiquaient les canotiers ?

.
.
.
.

Aujourd’hui, le terme canotier a une connotation positive tant il est associé aux Impressionnistes ou à la Belle Époque, à un temps idéalisé. Mais il est vrai que nombre des contemporains des canotiers les critiquaient et les jugeaient ridicules et scandaleux. On pense immédiatement aux noyades et accidents de ces nouveaux usagers du fleuve qui chaviraient sous les piles de pont ou entraient en collision avec les bateaux à vapeur, les chalands et trains de bois flottant. La presse se faisait écho de ces accidents parfois tragiques mais, en réalité, ils n’étaient pas si fréquents car les canotiers, contrairement au reste de la population, savaient souvent nager.

La presse se moquait de la maladresse de ces « marins d’eau douce » (l’apparition de l’expression est concomitante de celle du canotage) et du ridicule de leur costume. Jouant aux marins, les canotiers s’habillaient en matelots, en pêcheurs normands ou catalans, pour aller sur la Seine. Sous son ridicule apparent, cette tenue correspondait aux nécessités d’une pratique outillée car les premiers canots étaient goudronnés. Les berges d’avant la canalisation n’étant pas bétonné, les canotiers portaient aussi de hautes bottes bien utiles pour se déséchouer, se désengraver comme ils disaient, sans trop se mouiller.

Les canotiers eux-mêmes étaient dans l’impossibilité de parler sérieusement de leur loisir qui se faisaient sur un fleuve de souffrance et de misère pour des milliers de mariniers et de flotteurs de bois, sous le regard des débardeurs, des ouvriers, ouvrières et enfants des fabriques d’une capitale qui, au moment de la Révolution industrielle, était le plus grand port de France en tonnage. Comment parler sérieusement de sa promenade au milieu du cloaque parisien, avec ses cadavres d’animaux à la dérive, ses égouts et ses pollutions, sans être ridicule ? Avant de pouvoir rejoindre les berges verdoyantes de la Marne, il fallait naviguer le long des usines de la rive gauche et du quai d’Ivry. Le grand caricaturiste Honoré Daumier faisait du canotage à l’époque où il vivait sur l’île Saint-Louis (Quai d’Anjou). Quand il entreprend en 1843 une série de dessins sur la question, il reste dans la satire et se moque de lui-même et de ses amis. Ses canotiers sont des bourgeois déguisés en marin, des incapables qui chavirent et qui, sous prétexte de canotage, vont s’enivrer hors-barrières. Avec cette série de Daumier, qui sera imitée tout au long du siècle, le canotage n’est qu’une blague.

Ce qui scandalise le plus la bonne société, c’est la « canotière », la femme qui accompagne les canotiers, souvent pour barrer leur embarcation. Elles cristallisent toutes les critiques. Pour certains, elles sont forcément de petite vertu puisqu’elles accompagnent des hommes en bateau. De plus, quelques-unes de ces canotières s’affranchissent des interdits et de la loi en portant le pantalon et en dansant le chahut. Dans les représentations, elles traînent sur les bords de Seine pour trouver un équipage qui leur paiera un repas et les emmènera aux régates puis dans les bals riverains. Pour la caricature de presse, la figure de la canotière est un type récurent surtout l’été : certains dessinateurs, comme Grévin, s’en font les spécialistes.

.
.
.
.

L'embarquement de la canotière. Série « Canotiers » par Grévin in Petit journal pour rire n° 490, 1865 © coll. part.
L’embarquement de la canotière. Série « Canotiers » par Grévin in Petit journal pour rire n° 490, 1865 © coll. part.

.
.
.
.

Accidents, noyades,… Le canot et le canotage ont-ils pu également provoquer de nouveaux faits divers ? Les autorités se sont-elles inquiétées du phénomène ?

.
.
.
.

Sous l’Ancien régime et jusqu’au début du XIXe siècle, le bachot inquiète les autorités car c’est l’instrument nocturne des fraudeurs sur l’octroi, des maraudeurs et des voleurs. La garde des ports de Paris est un enjeu à l’époque où la Seine est l’artère vitale de la capitale : la navigation était interdite la nuit et tous les bateaux devaient être cadenassés. La vision policière du canot est toute aussi négative : sa multiplication est un souci à cause de la gêne occasionnée, des accidents, des délits et des conflits entre canotiers (surtout quand ils étaient ivres) mais aussi entre ces derniers et les pêcheurs à la ligne ou les mariniers. La rivière est un espace disputé. Les conflits d’usage y étaient et y sont toujours nombreux.

Pour éviter les accidents et noyades, le canotage est une activité très réglementée. Les premiers règlements concernant la navigation de plaisance française ont été rédigés à Paris en 1840 pour le canotage : ils fixaient une taille minimum pour les bateaux et celles des immatriculations à placer sur la coque et les voiles. Il faut attendre 1847, pour que la plaisance maritime soit réglementée et reconnue officiellement. La réglementation du canotage va évoluer jusqu’à la fin du XIXe siècle au fur et à mesure de l’évolution technique des embarcations.

Dans les environs de Paris, les canotiers jouent aux explorateurs. Ils s’amusent à découvrir des îles et territoires inconnus d’où dans la toponymie actuelle des îles de Robinson ou d’Amour rebaptisées à cette époque. Certains lieux effraient comme le Bas-Meudon et ses mariniers accusés de détrousser les cadavres ou sont carrément fantasmatiques comme l’île des Ravageurs à Asnières que l’on croit être un repaire de criminels alors que c’est une invention d’Eugène Sue dans Les Mystères de Paris, son feuilleton à succès (1843). Les bords de Seine et de la Marne ont longtemps conservé cette image interlope. Beaucoup de romans policiers s’y déroulent. On pense au modèle du genre, L’Affaire Lerouge d’Émile Gaboriau (1866), situé à Bougival, halte pour la batellerie et grande station du canotage parisien.

De fait, la surveillance du fleuve était moins importante en périphérie de Paris. Avant l’apparition des premiers canots à moteur, les policiers et leurs employés devaient ramer pour rattraper les contrevenants. Les vols de canots, d’agrès et de ferrures étaient fréquents. Même si chaque canot était immatriculé, il y avait un trafic. Les bateaux étaient maquillés ; les numéros changés. Les canots volés en Basse-Seine (pour les mariniers, l’espace fluvial en aval de l’île de la Cité) passaient en Haute-Seine ou en Marne et inversement. Pour l’Inspection de la navigation et des ports et pour les agents des Ponts & Chaussées des départements limitrophes, la priorité était d’alimenter Paris et de fluidifier la navigation. Le canotage leur occasionnait un surcroît de travail.

.
.
.
.

Mais au juste qui sont les canotiers ?

.
.
.
.

Les canotiers se recrutaient dans toutes les catégories sociales mais, comme ils utilisaient des pseudonymes, il était difficile de les distinguer. Ainsi, Guy de Maupassant, aujourd’hui le plus connu des canotiers, était « Joseph Prunier » sur les bords de Seine et ses équipiers étaient « La Toque », « Petit-Bleu », « Tomahawk » et « N’a Qu’un Œil ». Comment reconnaître sous le costume du canotier et sous de tels pseudos, un fils de bonne famille ? Les représentations des années 1840 à 1880 nous disent que les canotiers sont des « jeunes gens », des employés, des étudiants et leurs amies souvent des « grisettes », de jeunes modistes. C’étaient les plus visibles et les plus bruyants mais aussi administrativement les plus difficiles à contrôler puisqu’ils louaient leur bateau et n’avaient donc aucun compte à rendre à la police du fleuve.

Dans la réalité des archives, seuls les propriétaires de canot apparaissent. Contrairement à ce que l’on pourrait croire les plus nombreux dans les années 1840-1850 ne sont pas des nantis : ce sont des ouvriers qualifiés, des artisans, de petits fabricants de la rive droite, essentiellement du 4e arrondissement très industrieux. Alors que les jeunes gens s’associaient afin de pouvoir louer un canot, eux étaient en mesure de s’associer pour en acheter un. C’est pour cela que l’épicentre du développement du canotage fut l’île Saint-Louis ; précisément le bassin du port Saint-Paul entre le pont Notre-Dame et le pont Marie. C’est là que les premiers constructeurs de plaisance français étaient installés. Aujourd’hui, on peine à se représenter que les sports nautiques et l’actuel nautisme sont nés ici au milieu des bateaux à vapeur, des chalands et péniches.

À l’origine, ces constructeurs étaient des maîtres de bain et de bateau lavoir qui se sont organisés pour répondre à la demande de « canot » des Parisiens : Baillet, qui a construit les premiers voiliers de course puis les premières séries si l’on peut dire de dériveurs français, était installé sous le Pont Marie ; le chantier d’Hédouin était sous les voûtes du quai de Gesvres ; Pinel, qui donnait aussi des cours de voile, était installé sous l’ancien pont Louis-Philippe. Leurs lavoirs et bains respectifs servaient aussi à l’amarrage et au gardiennage des canots de leurs clients. Ces embarcations sont bien visibles sur l’iconographie de l’époque.

.
.
.
.

Garage et location de canots de Félix Pinel sous le pont Louis-Philippe. Vue stéréoscopique vers 1855 © coll. part.
Garage et location de canots de Félix Pinel sous le pont Louis-Philippe. Vue stéréoscopique vers 1855 © coll. part.

.
.
.
.

En quoi la guinguette est-elle indissociable du canotage au XIXème siècle ?

.
.
.
.

La guinguette existait bien avant le canotage. C’est un cabaret où l’on danse et qui est installé en dehors des murs d’octroi pour échapper aux taxes sur le vin. Les Parisiens s’y rendaient en nombre pour y boire des vins locaux, du petit vin blanc aigrelet, guinguet, ginglet, ginglard ou reginglard.

Le canot étant un moyen de sortir de Paris, les propriétaires des guinguettes riveraines se spécialisèrent dans l’accueil des canotiers avec des pontons et des locations de barques souvent construites sur place. Certains de ces établissements devinrent des hôtels-restaurants avec des tonnelles, des balançoires, des jeux, des stands de tirs et salles de danse de plus en plus grandes. On pense à la maison Fournaise à Chatou, qui est aujourd’hui un musée, ou au restaurant Jullien, qui quitte le port de Bercy en 1860 au moment de son industrialisation, pour s’installer sur l’Ile Fanac à Joinville à 250 m de la gare. Dans « Au bonheur des dames » (1883), Émile Zola fait une description quasi documentaire des canotiers qui fréquentent cet établissement célèbre des bords de Marne.

Les guinguettes participent de l’histoire du sport au même titre que les bains flottants et les bateaux lavoirs. Pour nous, habitués aux sports apparus plus tardivement dans le cadre des clubs puis des associations loi 1901, il est difficile de voir ces débits de boissons comme l’un des lieux de développement des sports nautiques. Pourtant les propriétaires de ces établissements (parfois eux-mêmes des pratiquants comme le fameux Alphonse Fournaise à Chatou) étaient intéressés à organiser des régates pour attirer la foule des consommateurs ; les communes riveraines aussi. La lutte était âpre pour se répartir les dates du calendrier puisqu’il fallait demander l’autorisation à la Préfecture de Police et aux Ponts & Chaussées pour un arrêt temporaire de la batellerie. Fréquemment, il y avait plusieurs compétitions le même jour en basse Seine, en haute Seine et en Marne.

À la grande époque du canotage, entre 1860 et 1890, les courses d’aviron étaient très appréciées car très spectaculaires : comme elles se déroulaient avec des virages à la bouée, le public attendait les collisions et puis, il y avait des paris mutuels sur les résultats. Les régates étaient rythmées par des fanfares et suivies parfois d’une fête vénitienne, la parade aux lampions et en musique des canots, avant le feu d’artifice et le bal nocturne. Aujourd’hui l’architecture conserve cette mémoire sportive des guinguettes. Par exemple à Joinville, le restaurant de l’Horloge possède, de part et d’autre de sa salle de réception, deux très grands garages à bateaux qui accueillaient le Cercle de la Voile de Nogent-Joinville et la Société Nautique de l’En Douce qui pratiquait l’aviron. Ce bâtiment, qui a été sauvé de la destruction par la mairie, a reçu en 2020 le label Patrimoine Régional du Conseil Régional d’Île-de-France. 

Les guinguettes participent aussi du scandale du canotage. Dans le cadre d’un dimanche à la campagne, les canotiers se déplaçaient d’îles en îles pour déjeuner sur l’herbe et de guinguette en guinguette pour le dîner et le bal. Quand certains équipages arrivaient passablement ivres, ils

Voiliers en régate devant l'Horloge célèbre restaurant du bassin de « Nogent-Joinville » avant 1914 © collection Carré des Canotiers
Voiliers en régate devant l’Horloge célèbre restaurant du bassin de « Nogent-Joinville » avant 1914 © collection Carré des Canotiers

criaient et chantaient comme des marins en bordée. L’un de leur jeu était de provoquer et de « choquer les bourgeois ». Le « tapage » est associé à l’image négative du canotage. La presse s’en faisait l’écho. Enfin les bords de la Seine et de la Marne sont des lieux de rencontres et de prostitution. Pour les canotiers qui faisaient du sport, qui s’entraînaient et cherchaient à gagner des courses, ce scandale était une catastrophe. Dans leur grande majorité, leurs contemporains n’arrivaient pas à distinguer ces « canotiers sérieux » de ceux pour qui le canotage n’était qu’un prétexte pour s’enivrer ou mener des femmes en bateau. Cette complexité à cerner les pratiquants du canot a freiné sa reconnaissance sportive.

L’évolution technique des bateaux de course est constante. Ils coûtaient cher et coûtent toujours cher. La première préoccupation des adeptes des canotages sportifs était de trouver des subventions pour se procurer des embarcations de plus en plus perfectionnées (c’est toujours celle de sociétés nautiques actuelles) On comprend qu’il était délicat pour les pouvoirs publics d’encourager une telle activité sans être accusés de complaisance ; difficile d’attribuer des subventions à des marins d’eau douce, à des débauchés. Les aides fournis aux compétiteurs étaient rares. Ils fonctionnaient donc sur leurs fonds propres et leurs cotisations associatives.

Pour ne plus être confondus avec les « canotiers à canotières », certains « canotiers sérieux »

« Allons déjeuner ? … - Créteil sur Marne » chromolithographie la série La Journée des canotiers (1861) par Morlon, Régnier et Bettannier © coll. Part.
« Allons déjeuner ? … – Créteil sur Marne » chromolithographie de la série La Journée des canotiers (1861) par Morlon, Régnier et Bettannier © coll. Part.

décidèrent de rompre avec la culture du canotage et son vocabulaire. Dès la fin des années 1850, ils adoptèrent le modèle anglais du sport, avec ses clubs, son vocabulaire et ses règles. On parlait de rowing, pour l’aviron, de sailing pour la voile et de yachting pour la plaisance en mer. Le Rowing Club de Paris est créé en 1858 à Courbevoie. La tenue bariolée des « matelots parisiens » est abandonnée au profit du maillot blanc des sportsmen. Les courses en ligne droite de plusieurs kilomètres comme celles d’Oxford-Cambridge remplacent les courses à virage si prisées aussi parce que les spectateurs pouvaient assister de leur place aux départs et aux arrivées. Enfin un système de cooptation est mis en place. Évidemment, certains équipages et certaines sociétés nautiques refusèrent ce modèle préférant parler de « sport nautique », d’aviron, de voile ou de motonautisme. D’autres conservèrent la culture française du canotage : ces désaccords retardèrent la naissance d’une fédération.

L’introduction du modèle anglais en France a eu plusieurs conséquences. L’image aristocratique qui est souvent associée aux sports nautiques date de cette époque comme la croyance, fréquente encore aujourd’hui, que les sports de l’aviron ou de la voile sont des inventions anglaises. Enfin les femmes furent exclues des clubs et de toute pratique puisqu’on les soupçonnait d’être canotière. Les Françaises qui voulaient faire de l’aviron ont été obligées de créer leurs propres structures. On pense à Fémina Sport (1912), Académia (1915) ou La Ruche sportive (1920) qui avaient leur garage à bateaux à Joinville sur les bords de la Marne. Alice Milliat, sportive accomplie qui a milité pour la reconnaissance du sport féminin en France et à l’échelle internationale, était une rameuse de Fémina Sport.

.
.
.
.

L’art s’est également intéressé à cette nouvelle passion du canotage. En quoi les œuvres des impressionnistes en sont-elles le reflet ?

.
.
.
.

Dès la fin du XVIIIe siècle et la période romantique, la barque est un moyen de découvrir le paysage et pour certains artistes, c’est un moyen de le saisir. Mais jusque dans la première moitié du XIXe siècle la promenade sur l’eau n’est pas encore un sujet de peinture. La reconnaissance artistique passe par la peinture d’histoire. En 1857, Courbet rompt avec l’académisme quand il présente au Salon ses Demoiselles des bords de la Seine faisant la sieste près de leur canot. Ce sujet est une provocation et il fait scandale : des canotières ont été exhibées au Salon. En 1863, Manet va plus loin encore quand il expose « Le Déjeuner sur l’herbe » avec deux jeunes femmes dénudées alors que les messieurs, qui les accompagnent, restent habillés. Là encore, avec le canot à l’arrière-plan, personne n’est dupe.

En 1869, Monet et Renoir inventent la technique impressionniste à la Grenouillère, un établissement de canotage célèbre. Ensemble, ils s’installent sur l’île de Croissy pour y peindre ce café et bal flottant amarré en face de Bougival. C’était aussi un bain en rivière, un chantier de construction, une location de barques et un lieu de villégiature ; des chambres y étaient louées à la journée ou pour la saison. Les rencontres y étaient faciles. Avec ces sujets réalistes, ces peintres dénoncent les hypocrisies du temps et rendent compte des changements de la société. Ils révèlent aussi les nouveaux rythmes du travail par la naissance d’un temps compté consacré au loisir.

.
.
.
.

Que peut-on dire du « canotier », ce chapeau qui s’est finalement imposé partout dès la fin du XIXe siècle ?

.
.
.

.

Les canotiers mettaient rarement leur canotier, qu’ils appelaient « toquet », car en bateau ils s’envolaient. Ils existaient aussi d’autres formes de chapeaux mais le plus souvent ils se couvraient avec des bonnets et des bérets de marins et aussi, dès les années 1860, avec des casquettes d’une forme très proche de celles d’aujourd’hui. Le canotier ou « boater » pour les Anglo-saxons, à la Maurice Chevalier ou à la Buster Keaton, dérive des toquets plats des marines européennes de la première moitié du XIXe siècle. Dans la Marine de guerre française, il existait un modèle d’hiver en feutre noir verni et un d’été, en tresses de latanier, munis de jugulaire. À la fin du XIXe siècle, c’est la version estivale de ce toquet, avec son ruban noir caractéristique, qui est adoptée par les civils. Ce chapeau du canotage, de la partie de campagne, du déjeuner sur l’herbe ou de la déambulation sur les grands boulevards, devient le symbole d’un temps de loisir et de la réussite sociale de ceux qui peuvent s’octroyer du repos.

Sous la Monarchie de Juillet, à Paris, les canotiers n’étaient pas les seuls à le porter : la version hivernale de ce couvre-chef, surnommé « bousingot » comme le bousin, le tapage, des marins dans les cabarets, était aussi le signe de ralliement de certains groupes de républicains et des « Jeunes-France », la jeunesse romantique opposée aux classiques. Ce chapeau de marin, être supposé « libre » qui court les mers, n’est pas neutre politiquement. Il offre une distinction symbolique à ceux qui veulent le porter en pleine ville. On mesure la part de transgression des canotiers à canotière. Avec leur panoplie de travailleurs des mers, leur pseudonyme et leur langage, leur tapage et leurs frasques, ils participent de l’histoire de la jeunesse.

.
.
.
.

Des canotiers sont-ils devenus des vedettes ?

.
.
.
.

Vedettes au sens actuel non mais célèbres, au sens historique, oui. Certaines équipes de course ont atteint une grande notoriété et la presse s’est fait l’écho de leur succès. Parmi les plus notables, il y a, en 1845, La Sorcière-des-Eaux, la plus rapide des yoles parisiennes depuis l’année précédente. Elle bat à trois reprises les marins du Prince de Joinville, le fils de Louis-Philippe. Quel coup de tonnerre ce fut quand cette équipe portant des maillots rayés jaune et noir battit les meilleurs rameurs de la flotte royale. Sa première victoire eut lieu aux régates de Neuilly sur les terres même du roi. Dans le contexte de la Monarchie de Juillet, cet événement fut interprété comme un acte politique. C’était aussi la première victoire d’amateurs sur des professionnels ; une revanche des « marins d’eau douce » sur les quolibets subis.

L’année suivante, un négociant anglais et l’attaché de l’ambassade d’Angleterre défient les rameurs parisiens. Pour gagner leur pari, ils font venir un gig, une embarcation très fine et légère interdite par les règlements de la Préfecture de police mais tolérée pour eux grâce à leur immunité diplomatique. Contre toute attente, l’équipe de l’Atalante dans une embarcation beaucoup plus large et lourde, bat de justesse les Anglais. Ici, devant une foule en liesse, les canotiers vengeaient en quelque sorte Trafalgar. L’équipe la plus légendaire est celle du Duc de Framboisie, une yole invincible dans toutes les régates maritimes depuis 1855. Des chansons et spectacles ont même été écrits en son honneur. En 1857, avant de clore sa carrière, « Le Duc » lance un défi de plusieurs milliers de francs-or à tous les équipages français ; une sorte de match Paris/Province que Bordeaux et Rouen relèvent. L’affrontement a lieu dans le bassin de Saint-Cloud et les champions parisiens perdent à trois reprises face aux Rouennais devant un public et des parieurs consternés. Il faudrait aussi parler du Pingouin, une yole de Bercy, qui empêcha les professionnels anglais de faire une razzia de premiers prix en 1859 ou encore de l’Alma qui, en 1860 aux régates de Rotterdam, fut la première équipe française à gagner une compétition à l’étranger.

L’image du canotage est associée au farniente mais ce qui surprend le plus avec ces champions des années 1840-1860, c’est la modernité de la préparation, la quantité d’entraînement et la recherche de vitesse par l’amélioration de la technique à la fois des compétiteurs et des embarcations de plus en plus performantes. À une époque où les spectacles sportifs actuels n’existent pas encore, les régates attirent les foules et sont un spectacle recherché que chaque ville souhaite organiser. Les prééminences, logiques et valeurs athlétiques ont bien changé.

.
.
.
.

Pour quelles raisons le canotage a-t-il finalement disparu de Paris et de la région parisienne ?

.
.
.
.

Plusieurs facteurs se sont conjugués mais d’abord l’espace de loisir des canotiers a changé. Dans Paris, l’ouverture en aval du Pont-Neuf du barrage-écluse de la Monnaie (1853-1924) et les travaux d’Haussmann sur les ponts et les quais changent la donne : la batellerie lourde avec ses convois remorqués peut enfin traverser Paris en contournant le dédale des arches des ponts du grand bras de l’Île de la Cité par le petit bras transformé en canal. Ces aménagements permettent aussi le développement de plusieurs services d’omnibus fluviaux dont les vagues répercutées par les quais ne sont guère propices à la plaisance. C’est à cette époque que les principaux professionnels du canotage s’installent en basse Seine ou sur les bords de Marne plus facile à atteindre suite à l’ouverture de la ligne de la Bastille en 1859. À l’exception des boucles de la Marne à l’écart de l’industrialisation, les usines s’installent sur les bords de Seine avec leurs nuisances et pollutions. Les peintres postimpressionnistes comme Seurat, Signac ou Van Gogh témoignent de cette évolution. Sur certaines de leurs toiles réalisées à Asnières, les canots sont indissociables du chemin de fer et de la fumée des cheminées industrielles. À l’époque, le réseau du tout-à-l’égout parisien se déverse à Clichy en face d’Asnières et de Gennevilliers qui deviennent des lieux d’épandage. Asnières, ce petit paradis que les Parisiens pouvaient rejoindre en 7 minutes par le train, devient répulsif et les canotiers s’éloignent vers Poissy et Meulan ou vers l’Oise.

Pour beaucoup, le canotage fonctionnait comme un substitut : on rêvait d’être marin, on imaginait la mer. Avec le développement de tarifs spéciaux puis des congés payés, le littoral est plus accessible. À partir des années 1930, puis des années 1950, lorsque la population de Paris est en mesure de rejoindre la mer, c’est comme si le rêve des canotiers était réalisé. Enfin, à partir de cette époque aussi, certains articles de presse dénoncent le populo et les odeurs de friture des bords de la Seine et de la Marne. Ces lieux attirent moins la jeunesse.

Même si nombre de ses contemporains souhaitaient sa disparition, il y a plutôt eu une transformation du canotage en différents sports nautiques avec leurs embarcations spécifiques mais aussi de nouveaux espaces de pratique : très tôt, les chemins de fer leur proposent des fourgons dédiés pour le transport de leurs embarcations.

Et puis les sensibilités changèrent avec l’apparition du vélocipède puis de l’automobile. Notons que les logiques historiques perdurent : Paris et l’Île-de-France restent aujourd’hui l’une des plus grandes régions en nombre de licenciés tous sports nautiques confondus. 

.
.
.
.

Deux pagayeuses et leur kayak pliant en couverture de Canoéisme, brochure de la SNCF de 1939 © collection Carré des Canotiers
Deux pagayeuses et leur kayak pliant en couverture de Canoéisme, brochure de la SNCF de 1939 © collection Carré des Canotiers

.
.
.
Tableau de couverture : « En Bateau » (1874) de Edouard Manet

PARTAGER