Des planches, des cases, des bulles, des nez ronds… L’univers de Jean-Claude Fournier s’intègre parfaitement dans la bande dessinée franco-belge depuis plus de 50 ans. Bizu, Spirou, les Crannibales, Les chevaux du vent, Plus près de toi… Les aventures s’enchaînent avec toujours une sensibilité sincère et l’envie de sortir des cases.
Entretien avec Jean-Claude Fournier, artisan du merveilleux.
Étudiant à la fois en art dramatique et en dessin, vous avez tardivement voulu devenir dessinateur de bandes dessinées. Le coup de cœur a-t-il été immédiat avec la bande dessinée?
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La bande dessinée m’intéressait depuis mon enfance. Mon instituteur, qui appliquait la méthode Freinet, m’a rappelé un souvenir. En 1955, alors que j’étais à l’école primaire, j’avais réalisé une bande dessinée pour un concours sur la prévention routière. Et j’ai gagné ! Le prix devait être décerné à ma classe. Grâce à moi, mes camarades ont pu avoir un ballon de foot! Quelle ironie puisque déjà à cet âge je détestais le sport et surtout le football.
Enfant, je dessinais de temps en temps lors d’anniversaires. Je recopiais des Spirou ou des Mickey Mouse. Un jour, alors que j’étais au lycée de Lamballe, j’ai parlé avec mon professeur de dessin de ce que je voulais faire plus tard. Lorsque j’ai dit que je voulais faire de la bande dessinée, il a ri : « La bande dessinée… Beaucoup d’appelés peu d’élus ». J’ai toujours aimé raconter des histoires. J’ai d’ailleurs aimé faire du théâtre aussi.
Puis j’ai été interne au Lycée Janson de Sailly. Le soir, je suivais les cours du TNP (Théâtre National Populaire) qui était à côté. J’ai eu des professeurs renommés comme Georges Wilson, Charles Denner ou Jean-Pierre Darras. Après les cours, nous avions l’habitude d’aller boire un verre avec les professeurs dans les bars des alentours. Lucien Raimbourg, cousin de Bourvil et patron du Cours Dullin, m’a demandé ce que je voulais faire. J’ai répondu que je voulais tout faire : la mise en scène, les costumes, les décors,… Raimbourg m’a dit que c’était impossible. Cela m’a fortement peiné. Un ami de l’internat, Jean Chatel, m’a suggéré de faire de la bande dessinée. Ainsi je pourrais tout faire : La mise en scène, les décors, les costumes… Ce fut comme une révélation. Dès le lendemain, je me suis mis à étudier la bande dessinée et puis j’ai arrêté le théâtre. N’oublions pas qu’à l’époque, il y avait cette saloperie de service militaire qui nous pendait au nez. Pour y échapper, je suis resté étudiant tout en faisant de la bande dessinée.
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Comment est né Bizu (étant tout d’abord le méchant Cagliostrogo) ?
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Au professorat de dessin, des camarades de classe m’ont demandé de créer un personnage de bizuth. Nous faisions des bizutages très sympas. Les bizuths étaient alors mis à l’honneur et devaient organiser des spectacles pour leurs camarades. Bizu, le gentil naïf et timide, était sur un badge des étudiants. Bizu est ainsi né physiquement. Je l’ai repris mais je ne sais pas pourquoi j’ai voulu le transformer en personnage négatif.
Tout l’univers de Bizu est venu naturellement. J’ai toujours aimé les contes et les légendes. Bizu a certes eu un certain succès d’estime mais hélas peu commercial. Les petits enfants abandonnaient assez rapidement la lecture de Bizu car ils ne comprenaient pas les histoires. Chaque aventure est un conte philosophique ce qui était trop profond pour les enfants de moins de 10 ans. Avec Bizu, je n’ai pas su raconter des histoires pour les plus jeunes. J’espère un jour réaliser une nouvelle aventure de Bizu. L’aspect conte philosophique sera toujours présent mais l’histoire sera comprise par tous. Je sais à présent ce que je ne dois pas faire.
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En 1965, vous rencontrez André Franquin lors d’une séance de dédicaces. Plus qu’un maître, il devient un grand frère. Apprend-t-on beaucoup avec un perfectionniste ?
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Franquin était clair : « Ni Dieu, ni maître » donc il ne voulait absolument pas être considéré comme un maître. Même pour moi d’ailleurs (!). Franquin n’acceptait pas non plus d’être désigné comme professeur. Il se voyait comme un pédagogue. Je lui ai dit un jour qu’il était pour moi comme un grand frère. Il a aimé la métaphore.
Franquin passait des heures et des heures à l’atelier pour m’aider dans la conception de mes bandes dessinées. Je ne me rendais même pas compte de la chance inouïe que j’avais à l’époque. Pendant 2 ans, j’allais en Belgique chez Franquin tous les 2 mois. Extrêmement gentil, il ne faisait jamais de critiques. Franquin regardait mes planches et disait : « Ah Fournier, cela a bien muri. Mais regardez la première case (c’est l’avis d’un vieux con, disait-il) moi j’aurais placé ma caméra ailleurs… ». Il se voyait comme un metteur en scène. Au bout d’une heure et demie, Franquin avait réussi à critiquer toute ma planche. Il avait l’habitude de faire des petits dessins à côté pour m’apprendre par l’exemple.
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Est-ce qu’il y a une grande pression à reprendre les aventures de Spirou & Fantasio ?
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Ce fut un moment majeur de ma vie. J’étais absolument inconscient de l’énormité du projet donc je ne sentais aucune pression. J’avais juste l’envie de dessiner de mieux en mieux. Chaque jour, je m’améliorais. Je n’étais dessinateur de bandes dessinées que depuis un an. J’avais tout à apprendre. Il fallait que j’établisse une hiérarchie dans mes efforts. J’éprouvais des difficultés à réaliser les personnages.
Même si Franquin m’avait déconseillé de dessiner Spirou, il aimait mes aventures. Les éditeurs ne se sont pas opposés non plus. Le public s’est peu à peu habitué à mon style.
Les auteurs de bande dessinée que j’admirais tant sont devenus des amis. J’ai toujours eu une joie de dessiner Spirou et lorsque je vois aujourd’hui mes albums, je suis assez fier de mon travail. Les efforts que j’ai fournis ont porté leurs fruits. Mon style dans les dernières aventures de Spirou s’approche de celui de Franquin.
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Avec « Du cidre dans les étoiles » (1975) des extraterrestres (les ksoriens) atterrissent à Champignac. Pensez-vous que René Fallet s’est inspiré de votre album pour écrire son roman « La soupe aux choux » (1980) ?
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En voyant le film avec Louis de Funès, j’y ai vu en effet des ressemblances mais je n’ai pas prêté trop attention. Puis, un jour, alors que je dédicaçais à Plérin (Bretagne), une femme me parle tout bas de plagiat. Elle pensait que c’était moi qui avais copié l’intrigue de René Fallet. J’ai voulu m’assurer que mon album était sorti avant le roman. Pendant la dédicace, j’ai même vérifié et j’ai répondu à la dame que j’avais été très fier d’avoir été peut-être copié par un auteur que j’admirais beaucoup.
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En 1977, vous publiez « L’Ankou ». Est-ce vrai que l’éditeur Dupuis n’a pas apprécié votre approche sur l’écologie ?
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Même si Dupuis ne me l’a jamais dit, j’ai entendu dire qu’il me reprochait d’avoir politisé Spirou. Ce sont juste des échos. Toutes mes histoires de Spirou sont liées à des grandes notions politiques. Dans « Du cidre dans les étoiles », je traite de la xénophobie, avec « Des haricots partout », je parle du trafic illicite d’opium… Avec « L’Ankou », c’est assez évident. Ma vie de dessinateur a été inspirée par le Spirou de Franquin. A 11 ans, « Le dictateur et le champignon » (1956) m’a formé à la démocratie. Que ce soit à l’époque ou à celle où j’ai réalisé « L’Ankou », les jeunes étaient beaucoup mieux informés qu’aujourd’hui. Les auteurs de bandes dessinées devaient traiter de sujets politiques.
Après moi, Spirou est devenu très différent. Je retrouve tout de même le mien dans le style de Jose Luis Munuera.
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Vous créez le personnage d’Ororera pour accompagner Spirou & Fantasio. Était-ce une façon de vous débarrasser de Seccotine ?
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Dès l’enfance, je ne supportais pas Seccotine. C’était en fait normal- elle devait être irritante. Lorsque j’ai repris les aventures de Spirou, je me suis débarrassé de Seccotine. Ce fut sans doute une erreur.
Ororera est un personnage que j’ai toujours aimé dessiner. Lors de dédicaces, je la dessine de façon plus réaliste.
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En 1992, vous créez le festival Quai des Bulles à Saint-Malo. Le 9ème art devait-il avoir son festival de Cannes ?
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J’ai relevé le défi que m’avait lancé l’écrivain Michel Le Bris. Le festival de Saint-Malo existait déjà mais différemment. Peu à peu, l’événement tournait un peu en rond. Nous, dessinateurs, trouvions cela triste. Michel Le Bris a eu l’idée de faire un festival de littérature et de bande dessinée. Nous nous sommes mis d’accord mais dès la première édition, Michel Le Bris a réservé le Palais du grand large pour ses écrivains. Les dessinateurs de bande dessinée ont été installés sous des barnums sur les quais. Tous les journalistes se sont intéressés aux écrivains. J’ai reproché à Le Bris cette organisation. Les dessinateurs étaient la locomotive du festival « Étonnants voyageurs ». Le Bris m’a alors promis de mettre à égalité les écrivains et les dessinateurs. L’année suivante, l’organisation n’avait pourtant pas changé… À la fin du festival, j’ai recadré Le Bris et j’ai annoncé la fin de la collaboration avec lui. Craignant que je fasse un événement aux mêmes dates qu’ « Étonnants voyageurs » en mai, il m’a alors rétorqué que je ne pouvais même pas imaginer organiser un festival de bande dessinée à Saint-Malo. Rentrant chez moi en voiture, j’ai réfléchi à l’idée. C’était comme si Le Bris m’avait lancé un défi. J’ai alors contacté Jacques Plouët pour lui demander s’il était prêt à redémarrer un festival de bandes dessinées mais avec mes idées. Il m’a répondu : « Banco ». Voilà comment est né le grand festival « Quai des bulles ».
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Avec les 8 albums des Crannibales, vous pratiquez l’humour noir. Avez-vous connu des oppositions face à ces drôles de mangeurs d’hommes ?
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Le rédacteur en chef de Spirou, Thierry Tinlot, a adoré « Les Crannibales » malgré les avis divergents de la part de gens de chez Dupuis. Il n’hésitait pas à taper du poing sur la table. Même si ce sont des albums qui n’ont pas connu de gros succès public, j’ai adoré les Crannibales. Le scénariste, Zidrou, me lançait de véritables défis graphiques. En une journée, j’arrivais à réaliser deux planches.
Pour les représentants de Dupuis, nous avions organisé un repas à l’Hôtel du Nord (près du Canal Saint-Martin). Avec Zidrou en serveur et moi en cuisinier, nous faisions le spectacle. Pendant le dîner, nous faisions un bruit terrible dans les cuisines en cassant les assiettes achetées par Thierry Tinlot. Un acteur venu de Belgique était même installé dans une table roulante – seule sa tête, sortant sur un plat, était visible. Il était comme d’une certaine manière notre plat de résistance.
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Vous vous voyez plus artisan qu’artiste. Vous avez cependant une envie de publier des couvertures d’album de qualité. La couverture doit-elle être une affiche de cinéma ?
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Absolument. Plus jeune, passant le certificat de licence décoration, j’avais étudié l’art des affiches de films et les pochettes de disque.
Dupuis ne voulait pas de la couverture de l’album « L’Ankou ». Pour l’éditeur, une couverture en noir ne pouvait convenir à un public enfantin. Pour mon voyage en train, j’avais justement acheté un roman SAS de Gérard de Villiers. La couverture était en noir. Certes, ce n’était pas réservé pour les enfants mais commercialement le noir est une bonne couleur. Dupuis continuait de me dire non. Je rencontre ensuite dans les couloirs un assistant et je lui annonce que ma couverture vient d’être refusée. Il va alors dans le bureau de Dupuis et revient vers moi quelques minutes plus tard. La couverture de « L’Ankou » était finalement acceptée. C’est l’un des albums de Spirou & Fantasio qui a le mieux marché.
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Comme Bizu, vous avez été un hôte de marque puisque vous avez reçu chez vous d’autres dessinateurs comme Lucien Rollin ou encore Michel Plessix.
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Will m’a dit un jour que Joseph Gillain, dit Jijé, avait allumé une petite flamme et l’a passée à Franquin. Ce dernier m’a reçu chez lui pour m’aider. La petite flamme m’a été donnée et je l’ai passée à d’autres dessinateurs comme Emmanuel Lepage. La petite flamme continue son chemin.
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Avec « Les chevaux du vent », vous passez à un autre style. Fini les gros nez. Est-ce que cela a été une transformation pour vous ?
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L’année de mes 60 ans, j’ai arrêté la série des Crannibales. J’ai alors eu l’idée de soit prendre ma retraite soit de faire une nouvelle carrière. J’ai prévenu mon épouse que je voulais passer au dessin réaliste. Je préviens alors Lax qui avait toujours eu envie de travailler en tant que scénariste. Il était ravi de m’entendre et 15 minutes plus tard, Lax m’envoyait un synopsis. Je m’étais dit avant : « Quoiqu’il m’envoie, je l’accepte ». Quel choc en lisant l’histoire : Cela se passe dans les montagnes (je hais les montagnes), au Tibet (je n’ai jamais eu d’intérêt pour ce pays plein de religieux). Par contre, je m’étais dit que je devais accepter tout ce que Lax m’envoyait. Pendant trois mois, j’ai étudié non-stop le Tibet. J’ai réalisé une tonne de croquis, écrit des notes. Au final, je me suis mis à adorer le Tibet et ce peuple. Puis, j’ai commencé à dessiner. Même si je n’ai jamais été au Tibet, je pense connaître ce pays mieux que certains qui sont allés là-bas.
Un jour à Saint-Malo, Cosey m’a félicité pour « Les chevaux du vent ». Pour lui, j’avais été parfaitement juste. Venant de Cosey, c’est un très beau compliment.
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Avec « Plus près de toi », vous traitez d’un épisode douloureux de la Seconde Guerre mondiale mais également de votre lien avec l’Afrique. Les deux albums ont-ils été un nouveau défi ?
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Non mais il est vrai que j’ai tissé des liens forts avec l’Afrique Noire francophone. Suite à la sortie de l’album «Le Gri-gri du Niokolo-Koba » (1974), j’ai accompagné au Sénégal des enfants qui avaient gagné un concours. J’y ai passé une dizaine de jours. Des professeurs m’ont ensuite proposé d’animer bénévolement un stage pour les formateurs en pédagogie. Les relations ont été excellentes à tel point que j’ai fait plusieurs séjours là-bas. J’ai ensuite été en Côte d’Ivoire où j’ai participé à un festival de bande dessinée, « Coco bulles ». J’ai été 2 fois au Cameroun. Je me suis lié d’amitié avec le dessinateur Patrick Yvon Mamia.
En réalisant les albums « Plus près de toi », j’ai bien entendu pensé à mes amis africains. J’ai eu beaucoup de chances de rencontrer une palette large. D’ailleurs, l’écrivain Alexandre Biyidi Awala (dit Mongo Beti) avait été mon professeur de lettres à Lamballe.
Pour la séquence du retour des soldats dans leur pays, mon expérience dans des pays comme le Sénégal ou le Cameroun m’a beaucoup servi.
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Pour en savoir plus :
« Plus près de toi’ de Fournier/Kris Editions Dupuis : https://www.dupuis.com/seriebd/plus-pres-de-toi/12720