Le 5 mai 1821, alors âgé de 51 ans, l’empereur Napoléon Ier décède sur l’île de Sainte Hélène, son lieu d’exil depuis près de 6 ans. Une page d’histoire se tourne, une autre continue de s’écrire. Le bonapartisme va en effet perdurer tout le long du XIXème siècle et même jusqu’à nos jours. Mais finalement quel est ce courant ? Quelle en est la racine ?
Entretien avec Arthur Chevallier, commissaire de l’exposition « Napoléon » organisée à la Grande Halle de la Villette et auteur du livre « Napoléon et le bonapartisme.
Peut-on dire que le Bonapartisme a pris sa source avec les politiques de l’An II ?
Je ne pense pas pour la simple raison que Napoléon n’était pas bonapartiste dans le sens où vous l’entendez. Le bonapartisme ne repose pas sur le pouvoir d’un homme fort avec un lien direct avec le peuple. Pendant ses 15 ans de règne, Napoléon Ier modifiera plusieurs fois sa façon de gouverner. Les seuls liens directs que Napoléon a eus avec le peuple sont des plébiscites. Certes ils étaient truqués mais le peuple ,lui , était finalement favorable. Pendant les Cent-Jours, un plébiscite a été organisé pour l’acte additionnel aux constitutions de l’Empire. Il était censé acter les réformes libérales proposées par l’empereur. Ce plébiscite connaît un taux d’approbation qui dépasse les 90% mais avec un taux d’abstention qui dépasse les 80% – ce qui relativise la légitimité de l’acte. Le bonapartisme ne prend donc pas sa source dans l’An II et ne s’applique pas de toute façon à Napoléon Ier.
Quelles sont donc les sources du bonapartisme ?
Le bonapartisme prend clairement sa source avec Napoléon III. En 20 ans de règne, il y a eu en tout 4 plébiscites. La façon dont Louis-Napoléon Bonaparte va gouverner le Second Empire sera théorisée par René Rémond. Ce dernier a par contre appliqué des pratiques de sciences politiques à des faits de l’Histoire. L’acte politique du Bonapartisme pourrait être le Coup d’État de 1852 mais Louis-Napoléon ne l’a pas pensé ainsi. Il s’agissait d’une période politique où la gauche et la droite (Le parti du prince compris) pensent tous fomenter un coup d’état. Le pays est touché par des révoltes et la gauche ne joue plus le jeu parlementaire.
Il est aujourd’hui prouvé que si Louis-Napoléon n’avait pas fait le coup d’état, d’autres l’auraient de toute façon fait à sa place.
Que penser alors du Mémorial de Sainte-Hélène souvent perçu comme base du bonapartisme ? Comment l’héritage de Napoléon a-t-il survécu à la fin de l’Empire en 1815 ?
De 1815 à 1823, à l’exception des pays étrangers (l’Angleterre et la Prusse), plus personne ne parle de Napoléon. Il y a certes des rumeurs de complots bonapartistes ce qui provoque même une psychose dans l’entourage de Louis XVII. Or, depuis la Seconde Restauration, l’armée a été purgée des figures pro-empereur – par conséquent, il ne peut y avoir de véritables complots sans soutien de l’armée. Quant au Mémorial de Sainte-Hélène, le terme de bonapartisme n’est jamais mentionné. Il est question avant tout de Napoléon comme héritier des Lumières et de la Révolution, il est également mentionné que l’empereur aurait théorisé une certaine idée de l’Europe. Enfin le Mémorial souligne que la privation des libertés sous l’Empire n’aurait été que temporaire. Avec le Mémorial en revanche, Napoléon se greffe aux revendications populaires qui vont perdurer jusqu’en 1848. En l’absence de grandes figures contemporaines, ceux qui se considèrent comme dominés durant ce laps de temps vont prendre comme modèle Napoléon, héritier de la Révolution. Idée qui n’est pas entièrement fausse puisque Napoléon n’a jamais supprimé la mention de république dans ses actes officiels y compris avec la proclamation de l’Empire. Napoléon a gardé toutes les marques de la Révolution afin de durer. D’ailleurs, lorsqu’il accède au Consulat, il déclare : « La Révolution est finie ». Napoléon ne veut pas dire qu’elle est terminée mais en réalité qu’ elle parfaite. De tout son règne, Napoléon a toujours voulu rassembler. Jusqu’en 1852, ce n’est pas du bonapartisme mais plutôt du napoléonisme qui se veut comme une poursuite de la Révolution française. Les grands personnages de la Révolution française ne feront l’objet d’un culte qu’à partir de la IIIème République.
Peut-on considérer que le livre de Louis-Napoléon Bonaparte, « L’extension du paupérisme » (1844), marque le début de son bonapartisme ?
Pas du tout. C’est un livre publié au moment où le prince débute une pré-campagne et où il jauge sa popularité auprès des Français notamment dans les classes populaires. Louis-Napoléon écrit en réalité trois ouvrages : un sur l’artillerie, un sur son oncle l’empereur Napoléon Ier et enfin un sur les ouvriers, « L’extension du paupérisme ». Ce n’est pas d’ailleurs un manifeste du bonapartisme puisqu’au moment des élections de 1848, Louis-Napoléon fait campagne sur la famille et l’ordre. Il y a certes un moment « populaire » de gauche chez le Prince Louis-Napoléon dans les années 1830-40 mais lorsqu’il s’agit de se présenter comme président, il fait alliance avec les notables et les conservateurs.
Y’a-t-il un bonapartisme de gauche ?
Ceux qui ont soutenu les Bonaparte tout au long du XIXème siècle sont en tout cas des partisans de la Révolution française. La postérité politique de Napoléon, certes imparfaite comparée à son règne, est incontestablement de gauche. Napoléon n’a jamais été populaire auprès de la bourgeoisie libérale. Le clan de Louis-Philippe d’Orléans l’a toujours détesté et le seul qui a fait changer les choses c’est Adolphe Thiers lorsqu’il écrit sa grande « Histoire de la Révolution française, du Consulat et de l’Empire ». Par l’intermédiaire de Victor Hugo, il se met à rencontrer beaucoup d’anciens proches de Napoléon tels que son frère Jérôme. Thiers a été séduit par les napoléonides.
Le bonapartisme perdure-t-il au sein des populaires ouvrières et paysannes ?
Il y a en effet une nostalgie de l’aventure impériale. Paul Verlaine dans ses poèmes parle de petite patrie preuve d’une France unifiée. Dans les années 1860, il y a encore dans les contrées françaises de vieux grognards, vétérans d’Austerlitz ou de Waterloo qui remettent de temps en temps leurs uniformes. Ils sont d’ailleurs les modèles des premiers photographes.
Le bonapartisme a-t-il également été un modèle hors de France ?
En 1830 avec le Printemps des Peuples, des révoltes éclatent partout en Europe (en Pologne, dans le Nord de l’Italie ou en Belgique). Ces mouvements libéraux sont portés par une génération dont fait partie le prince Louis-Napoléon. Ces jeunes se rencontrent dans les loges carbonaristes structurées par la franc-maçonnerie. Cette dernière était remplie de pro-napoléons issus de la moyenne bourgeoisie. À partir de 1830, Napoléon et la Révolution sont des modèles contre tous les régimes monarchiques d’Europe. La défense de l’aventure impériale est une défense de l’aventure révolutionnaire.
Napoléon Ier existe-t-il finalement dans le bonapartisme que par son neveu Louis-Napoléon ?
Oui. Louis-Napoléon a été manifestement élu Président en partie grâce à son prénom. Le bonapartisme défini par la science politique ne se fonde pas avec le Second Empire mais avec le Premier Empire. Dans son édition de 1982 des « Droites en France », René Rémond s’interroge dans sa longue préface sur sa vision du bonapartisme. Il s’agirait d’un mouvement beaucoup plus fragmenté et mériterait d’être plus longuement étudié durant sa période pré-1848.
Pour mieux cerner le bonapartisme, il faut mettre de côté l’analyse de René Rémond et se remettre à étudier les faits. Nous ne pouvons faire l’économie du Premier Empire pour parler du Second.
Comment les proches de Napoléon Ier ont vécu l’ascension politique de Louis-Napoléon ?
Pendant 10 ans, la famille Bonaparte dont son père Louis écrivait à Louis-Napoléon pour qu’il cesse ses manœuvres et ses coups d’états. Dans les années 1830, tout ce que veut la famille Bonaparte c’est récupérer sa fortune et les titres militaires et impériaux. Ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir de Louis-Napoléon que sa famille le soutient.
Comment expliquer le retour du bonapartisme à la fin du XIXème siècle ?
Il revient en force avec le culte du roi de Rome. Jamais les bonapartistes n’avaient auparavant utilisé la martyrologie comme les royalistes mais avaient fait vivre un souvenir martial. Lors du retour des cendres de Napoléon Ier en France en 1840, les partisans de l’empereur font face au char funèbre en tenue militaire. Mais par l’aspect dramaturgique de la mort du roi de Rome, le monde du théâtre va faire naître un nouveau culte. Le roi Louis-Philippe n’en tiendra pas compte pensant que l’Empire était enterré. L’aventure impériale va pourtant avoir un autre canal avec cette rencontre du l’héroïsme romantique et cet enfant représenté comme beau et malheureux. À la fin des années 1890, des biographies du roi de Rome deviennent de vrais succès de librairie. Lorsqu’Edmond Rostand écrit sa pièce dramatique « L’Aiglon » en 1900, le sujet refait surface et fait écho à un sur-moi impérial. À tel point que la presse de gauche va critiquer cette nostalgie montante.
Les gaullistes sont-ils les héritiers du bonapartisme ?
Je ne vois pas le lien entre Napoléon et Charles de Gaulle. Il s’agit de personnalités très différentes. L’aventure du général de Gaulle commence avec sa volonté de refuser la fin des combats en 1940 et non en 1958. Avec l’enlisement de la guerre d’Algérie, De Gaulle est plébiscité car c’est une personne populaire et respectée. Quant à Louis-Napoléon, il a été à maintes reprises élu député et a déjà orchestré deux coups d’état. Sa popularité n’est pas née de ses actions antérieures mais tout simplement parce qu’il était le neveu de l’empereur. Si Jérôme, frère de Napoléon Ier, avait choisi de se lancer dans la campagne présidentielle de 1848, il aurait été élu à la place de son neveu. Jérôme était plus légitime de par sa forte ressemblance physique avec Napoléon Ier.
Pourquoi Napoléon Ier est-il aussi populaire de nos jours ?
Cette popularité dit en effet beaucoup de choses de nous. Nous avons des principes hérités de l’Empire, nous avons également une mémoire sélective et Napoléon est finalement une grande figure de l’individualisme. C’est l’exemple parfait du conquérant de sa propre vie. Issu de la moyenne bourgeoisie d’Ajaccio, Napoléon est le fils modèle de la Révolution. Louis XVIII haïssait l’ambition de l’individualisme et ne souhaitait pas la publication de livres qui traitaient d’individus qui gravissaient les échelons dans la société de l’époque.
.
.
.
.
2020 a marqué le 150ème anniversaire de la défaite de la guerre de 1870. Est-ce le plus grand échec des bonapartistes ?
Ce conflit est la faiblesse de Napoléon III qui n’a pas compris le jeu des alliances qui avait lieu en Europe. La bataille de Waterloo est un souvenir beaucoup plus triste et plus symbolique puisqu’il s’agit de la conclusion des guerres de la Révolution. Napoléon a réussi à défendre la patrie pendant plus d’une dizaine d’années. Il est défait à Waterloo face à l’Angleterre et la Prusse.
La question du retour des cendres de Napoléon III en France se pose-t-elle encore ?
Afin d’apaiser les tensions en France, Adolf Hitler avait rapatrié en 1940 les cendres de Napoléon II. Ce fut un fiasco total. Il y a également une vraie problématique avec Napoléon III. Il n’appartient pas seulement à la Nation mais aussi à sa famille. Où peut-il donc être inhumé ?
Comment le bonapartisme peut-il continuer de vivre ?
Napoléon Bonaparte n’a jamais eu l’ambition de perdurer dans le temps. Il en avait une certaine idée et a souhaité avoir un descendant non pas pour lui mais pour consolider son empire. Un souverain sans héritier est un souverain en danger.
.
.
.
.
Pour en savoir plus :
« Napoléon et le bonapartisme » d’Arthur Chevallier – Que sais-je ? 2021 https://www.quesaisje.com/content/Napol%C3%A9on_et_le_bonapartisme