« La guerre est l’affaire des hommes. » déclare Homère dans son épopée L’Iliade probablement narré au VIIIème siècle avant notre ère. Fondations de notre littérature, L’Iliade et L’Odyssée, incroyables récits récités sont depuis des millénaires. Encore de nos jours, le lecteur reste fasciné par les choix toujours autant d’actualité des guerriers Achille et Ulysse. Homère, cet aède, a su capturer ce qui nous lie mais aussi ce qui nous tourmente.
Entretien avec Matthieu Fernandez, Professeur agrégé à la Maison d’Education de la Légion d’Honneur et auteur du passionnant livre « L’Iliade & L’Odyssée : Relire Homère ».
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Étudié et analysé depuis des millénaires, pourquoi faut-il tout de même relire Homère?
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Il y a deux raisons principales : tout d’abord il s’agit d’un ouvrage qui est à la source de notre culture (première œuvre littéraire de notre tradition). De plus, Homère n’a pas seulement inspiré les écrivains mais aussi les peintres et les sculpteurs.
Comme le relève Sylvain Tesson, Homère est toujours d’actualité car il traite globalement de la vie humaine, de la guerre et, par contraste, de la douceur du foyer. Les combats sont en effet sans cesse interrompus par des vignettes où Homère traite de la vie des héros pendant la paix.
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Selon vous, est-ce le même Homère qui aurait raconté L’Iliade et L’Odyssée ?
C’est la fameuse « question homérique ». Il s’agit d’un sujet complexe et débattu depuis des siècles. Il y a trois volets: l’historicité (La guerre de Troie a-t-elle vraiment eu lieu ?)la construction des récits, et l’interrogation sur l’existence d’un seul et même poète. Contrairement à Hésiode, l’autre grand auteur de la littérature grecque, Homère ne donne aucune indication autobiographique dans ses récits. La langue de
« L’Iliade » et de « L’Odyssée » est un mélange de dialectes grecs et date de l’époque mycénienne pour ses éléments les plus anciens. C’est donc une langue artificielle, purement poétique, qui n’a jamais été parlée comme telle. On relève néanmoins une dominante de grec parlé en Asie mineure et dans les régions éoliennes et surtout ioniennes. Homère pourrait par conséquent être issu d’une cité d’Ionie, non loin des régions où l’on parlait le dialecte éolien. La tradition épique orale de L’Iliade et de L’Odyssée a été transmise pendant des siècles : c’est ce qui explique les particularités de la langue homérique.
La question qui divise les érudits depuis les directeurs de la bibliothèque d’Alexandrie est de savoir s’il y a un seul aède (poète de la Grèce archaïque) qui aurait composé L’Iliade et L’Odyssée. Aristote remarque déjà la grande originalité de la composition de ces poèmes. A tel point qu’il en fait un modèle pour l’intrigue des tragédies. A partir de là, il est tentant d’en conclure qu’un seul esprit génial en est l’auteur. Dans le débat qui fait rage au XIXème et au début du XXème siècle, c’est la position des Unitariens. Les Analystes, au contraire, vont relever un certain nombre d’incohérences et de contradictions dans les deux récits. Par conséquent, il s’agirait pour eux de l’assemblage de poèmes disparates, émanant de plusieurs aèdes. Comme dirait Montaigne, il pourrait donc être question d’une « marqueterie mal jointe ». L’Iliade et L’Odyssée ne seraient finalement que le produit de la cristallisation lente d’une tradition poétique orale. Les débats continuent encore sur l’authenticité d’un seul et même Homère.
Dans l’Antiquité, plusieurs biographies d’Homère ont été écrites mais elles sont avant tout des œuvres de fiction.
Observateurs de l’action des hommes, les Dieux sont également acteurs chez Homère. Par leur intervention dans L’Iliade et L’Odyssée, que savons-nous d’eux ?
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Les Dieux n’ont pas un comportement rationnel, même s’ils veulent que les hommes les vénèrent ! Totalement anthropomorphes, ils ne sont pas si différents des hommes. Ils ont des passions exacerbées et comme nous ils ont eux aussi des qualités et des défauts. Notamment dans L’Iliade, les Dieux n’hésitent à tricher ou être infidèles. Chez Homère, ils ont une fonction poétique typique de l’épopée: les Dieux rendent les actions plus spectaculaires. Ils n’hésitent pas à venir sur les champs de bataille pour affronter les héros ou pour exhorter les soldats à combattre.
Connaissant son sort funeste, Achille va pourtant accepter de partir à la guerre afin d’acquérir la gloire. Est-il celui que l’on admire sans vouloir tout de même lui ressembler?
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Les héros cherchent à obtenir la gloire. La morale de L’Iliade est pessimiste, et c’est lié à la vision qui est donnée des Dieux. Dans le dernier chant, Priam se rend en secret, de nuit, chez Achille, son ennemi, afin de le supplier de lui rendre le corps de son fils Hector, que le Péléide a lui-même tué. Cette entrevue est une sorte de trêve pendant la nuit. Emporté par une tristesse furieuse et désespérée (car Hector avait auparavant tué Patrocle, le meilleur ami d’Achille), Achille refuse de rendre le corps d’Hector à sa famille, empêchant ainsi qu’elle lui donne les honneurs funèbres. Guidé par Hermès, Priam va pourtant à la rencontre d’Achille. Ce dernier lui donne finalement l’hospitalité. Lors de la discussion, Achille va alors raconter l’allégorie des deux jarres. Zeus aurait enterré deux grandes jarres dans le sol. Dans l’une, auraient été entreposés les malheurs ; et dans l’autre, il y aurait les bonheurs. Les Dieux les ouvrent l’une et l’autre de façon aléatoire. La vie ne serait alors qu’une succession de bonheurs et de malheurs, qu’importe si vous êtes ou non un homme pieux. Dans L’Iliade, les hommes sont d’ailleurs comparés à des feuilles mortes que le vent emporte. Plutôt que de périr de vieillesse, dans l’obscurité de leur foyer, les héros choisissent de mourir au combat dans la fleur de la jeunesse, auréolés de gloire – le kleos. Ils s’assurent ainsi une forme d’immortalité terrestre, à travers le chant des aèdes, qui va perpétuer le souvenir de leurs exploits et de leur nom, de génération en génération. C’est pour cette raison qu’Achille, seul de tous les Grecs, décide d’aller de son plein gré combattre à Troie, tout en sachant qu’il va y trouver la mort. C’est qu’en échange, il sait aussi qu’il obtiendra « la gloire impérissable ».
Avec L’Odyssée, il y a une vision plus optimiste des Dieux. La théologie est ainsi inventée par Homère afin d’expliquer de façon rationnelle les comportements des Dieux. Ces derniers rétribuent les actions des hommes en fonction de leurs comportements. Il y a récompense ou punition. Par sa piété, Ulysse est autorisé par Zeus à revenir dans son foyer. L’Odyssée est ainsi une épopée du retour, ce qui change la perspective : un nouvel idéal émerge, celui de la vie paisible et d’une vieillesse heureuse dans son foyer, parmi les siens. On a parfois parlé d’idéal bourgeois. Il ‘s’agit d’une distance ironique par rapport à L’Iliade. Au chant XI, Circé envoie Ulysse au seuil des Enfers afin qu’il puisse consulter le devin Tirésias, qui est mort, pour retrouver la route qui le conduira chez lui. Au cours de ce passage, Ulysse rencontre notamment Achille. Il le félicite pour sa gloire mais le défunt lui répond qu’il aurait finalement préféré être un pauvre valet de bœufs et toujours en vie, plutôt qu’un héros défunt, roi d’un peuple d’ombres.
Il est évident qu’avec notre sensibilité moderne, nous sommes plus proches d’Ulysse, même si nous admirons aussi Achille.
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À la fin de L’Iliade, le sort des Troyens est-il perçu comme une tragédie pour le lecteur?
Cette dimension tragique est portée par la composition même du récit. Pour Aristote, L’Iliade est finalement le modèle pour la composition de la tragédie grecque. Le récit d’Homère ne raconte pas les dix ans de la guerre de Troie mais traite d’un sujet restreint : la colère d’Achille. Tout l’art d’Homère consiste, à partir de cette ligne narrative précise, à insérer des allusions à d’autres épisodes de la guerre de Troie. L’Iliade a une très forte unité d’action. L’aspect est tragique à la fois par le thème et par la composition originale à l’époque.
Dans L’Iliade, Homère s’apitoie à la fois pour les Achéens (les Grecs) mais aussi pour les Troyens. Il n’y a ni camp du bien ni camp du mal. Chaque camp a les mêmes dieux et parle apparemment la même langue. L’humanité d’Homère est bien présente. Celui-ci a finalement pitié de tous les hommes. Il y a par exemple beaucoup d’émotion et de pathétique lorsque Thétis, la mère d’Achille, vient pleurer sa mort à venir à travers le deuil de Patrocle. Au chant III, le lecteur s’émeut également quand Hector fait ses adieux à Andromaque sur les remparts de Troie. Durant la scène, l’épouse présente son enfant à son conjoint. Le bébé prend peur face à l’éclat de l’armure de son père et se met à pleurer. Le couple rit alors et pleure en même temps. L’un et l’autre sont conscients qu’Hector va mourir. Cette scène est extraordinairement humaine. Elle fut d’ailleurs souvent représentée en peinture.
Les femmes sont également présentes chez Homère. Sont-elles plus sages que les hommes?
Les femmes humaines ou déesses sont, elles aussi, transportées par les passions. Héra, déesse-épouse de Zeus, est infecte dans L’Iliade car rongée par la jalousie et par son désir de vengeance contre les Troyens. Athéna, quant à elle, est la représentation traditionnelle de la sagesse, mais cela ne l’empêche pas de venir seconder Héra !
Chez les humaines, le cas d’Hélène est problématique. Est-elle innocente ou coupable? Les sophistes se sont beaucoup interrogés à ce sujet dans leurs exercices rhétoriques. Dans L’Iliade, la réponse n’est pas donnée. Hélène est prisonnière mais en même temps vit une forme de bonheur auprès des Troyens sous la protection d’Hector et de Priam. La figure de Pénélope est, quant à elle, entièrement positive. Dans L’Odyssée, elle incarne la fidélité, elle qui attend 20 ans le retour de son mari. Pénélope est aussi rusée et intelligente qu’Ulysse. Face aux prétendants qui veulent prendre la place du mari absent, elle promet de se marier à nouveau lorsqu’elle aura terminé de tisser le linceul du vieux Laërte, le père d’Ulysse. Mais elle défait la nuit ce qu’elle tisse durant le jour. Même face à celui qui prétend être Ulysse, à la fin, Pénélope utilise la ruse (la métis) en feignant notamment que le lit conjugal a été déplacé. Seul son vrai mari pouvait savoir que c’était impossible puisque le lit avait été construit autour d’un tronc d’olivier. Il aurait fallu couper le tronc pour déplacer le lit.
Ulysse est-il l’antithèse d’Achille?
Il y a en fait deux Ulysse: celui de L’Iliade, le héros guerrier qui, par la ruse, met fin à la guerre de Troie. Cet aspect du soldat est également présent à quelques reprises dans L’Odyssée, par exemple lorsqu’Ulysse massacre les prétendants. Il reprend ses armes, et nous avons des scènes de combat comme dans L’Iliade. Cependant, ces passages ont toujours un aspect ironique par rapport à L’Iliade. Lorsqu’Ulysse, aidé par son fils Télémaque, combat les prétendants, la bataille se déroule dans la salle à manger, le mégaron. Les armes parlent autour des victuailles et du vin. Il y a ici un côté parodique du champ de bataille. Un autre exemple : quand, grâce à sa ruse, Ulysse échappe au cyclope Polyphème dont il a crevé l’œil unique, il ne peut s’empêcher au dernier moment de le défier et de révéler son identité, à la manière des héros de L’Iliade. Dans L’Iliade, en effet, lorsqu’un guerrier va affronter un ennemi, il donne son nom et sa généalogie pour impressionner l’adversaire ou se moquer de lui en le rabaissant. De plus, Ulysse se présente au cyclope comme « le preneur de Troie », rappelant ses exploits et utilisant une expression que l’on trouve dans l’Iliade. Mais le résultat de cette posture héroïque, c’est que Polyphème, connaissant enfin la véritable identité d’Ulysse, peut le maudire en demandant à son père Poséidon de le venger de lui.
Cet Ulysse épique est présent dans L’Odyssée, mais il y a aussi un autre Ulysse. Cet autre Ulysse, c’est l’homme qui se plaît dans son foyer, le roi d’Ithaque. L’idéal de L’Iliade, c’est un idéal de gloire (la gloire impérissable qu’incarne Achille- la belle mort selon Jean-Pierre Vernant). Dans L’Odyssée, cet idéal reste certes présent. Il est même bon de le chanter pendant les banquets pour rendre hommage aux gloires passées. Mais précisément, sa place est circonscrite à ce contexte festif, qui le met à distance, dans le temps de la mémoire. L’idéal revendiqué dans L’Odyssée, c’est celui du retour chez soi, de la vie tranquille dans le bonheur du foyer, et des plaisirs simples de la vie. Les Phéaciens que rencontre Ulysse à la fin de son voyage incarnent cet idéal hédoniste.
Cyclopes, sirènes, Scylla, Charybde,… Les monstres veulent la mort des hommes. Que peut-on dire de ces créatures de L’Odyssée?
Il y a une forme de merveilleux dans L’Odyssée. Les monstres renvoient aux formes primordiales de la Terre. La mythologie grecque rappelle qu’au départ, les monstres peuplaient les contrées. En affrontant ces créatures, les héros pratiquent une forme de domestication de la nature.
Dans L’Odyssée, les monstres sont liés aux récits de marins au même titre que les histoires de Sinbad dans Les Mille et une nuits. Ulysse, errant en mer pendant dix ans, fait des rencontres. À la fois les monstres sont présents mais à la fois ils n’apparaissent que dans les récits rétrospectifs du roi d’Ithaque. Il y a ici une mise à distance. De même, les monstres ne sont jamais décrits, à l’exception de Scylla. À tel point que l’on peut même douter de l’existence de ces terribles créatures et de la véracité des récits rétrospectifs d’Ulysse. Certains auteurs considèrent qu’en fait Ulysse extrapole. Dans Naissance de l’Odyssée de Jean Giono, Ulysse, en rencontrant Calypso, préfère s’attarder auprès de cette dernière que de reprendre son voyage. Au moment de revenir dans sa cité d’Ithaque, il décide ensuite d’imaginer un récit afin de justifier une si longue absence. Dans une auberge, pris par le vin, Ulysse se met alors à raconter ses histoires merveilleuses. C’est l’interprétation de Jean Giono. Mais il se trouve qu’Ulysse raconte plusieurs récits mensongers une fois qu’il est revenu à Ithaque.
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Raphaël, Gustave Moreau, Tiepolo, James Joyce, les frères Coen, Offenbach,… Au cours des siècles, les artistes se sont passionnés pour les récits d’Homère. Les classiques sont-ils en perpétuelle mutation ?
L’Iliade et L’Odyssée sont de véritables livres d’images. Ils sont des sources d’inspiration de réécriture et d’inventions de la céramique grecque à Picasso. Un tel intérêt montre également l’universalité des récits d’Homère. Ils auront toujours des choses à nous dire.
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Les voyages d’Ulysse sont-ils une quête sans fin ?
Tirésias prévient qu’il n’y aura pas de fin. Celui qui entendait l’histoire de L’Odyssée le savait aussi car il connaissait déjà la suite. Les voyages d’Ulysse emmènent ce dernier jusqu’aux confins de l’Humanité. Face aux hommes vivant dans les cités, les cyclopes vivent dans un âge d’or où la terre donne tout d’elle-même. Ces monstres ne mangent rien de cuit contrairement à ce qui caractérise la civilisation. Le vin des cyclopes est naturel donc non travaillé. Les voyages d’Ulysse sont une quête initiatique. Le héros est finalement à la recherche de son identité. Ce n’est qu’à la fin qu’Ulysse retrouvera son identité de guerrier lorsqu’il entendra chez les Phéaciens un aède réciter ses exploits passés. C’est ce qui le conduira à se nommer.
Après toutes les épreuves, Ulysse arrive également à la conviction que le vrai bonheur est au foyer auprès de ses proches. Même auprès de Calypso, il ne réussissait pas à trouver la joie. Pour l’écrivain Gabriel Germain, les pays imaginaires de L’Odyssée symbolisent les différentes directions de notre espace. Ulysse va du nord au sud, de l’est à l’ouest . Il fait un voyage dans tous les confins du monde connu. Circé serait par exemple au pays de l’Aurore car elle est la fille du Soleil et la sœur d’Aiétès, roi de Colchide, le pays du soleil levant.
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Qu’est-ce qui vous bouleverse encore chez Homère ?
L’intérêt intellectuel par rapport à la complexité des sujets est fascinant. Chez Homère, il y a également la sensibilité. Des scènes sont magnifiques et très marquantes comme les adieux d’Hector à Andromaque, Ulysse chez Calypso en train de pleurer face à la mer parce qu’il se languit de son foyer, etc. Dans les récits d’Homère, nous pouvons retrouver notre propre humanité.
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Pour en savoir plus :
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« L’Iliade & L’Odyssée : Relire Homère » de Matthieu Fernandez – Editions Ellipses 2019. https://www.editions-ellipses.fr/accueil/13-l-iliade-et-l-odyssee-relire-homere-9782340002685.html